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[Littérature] «Le Nageur», rigueur biographique et fièvre romanesque


Biographe parmi les meilleurs, Pierre Assouline sait aussi évoluer avec élégance dans le monde du roman. (Photo : francesca mantovani)

Dans « Le Nageur » Pierre Assouline revient sur la vie d’Alfred Nakache, champion de natation des années 1930 et 1940. Un texte où se mêlent rigueur biographique et fièvre romanesque.

L’incipit est imparable : «Si je le revois, je le tue!» C’est à Rome, est-il précisé, et on apprend que cette phrase, «des années qu’il la dit. De rares proches témoignent de cette colère qui n’explose qu’en privé. Pas du genre à fanfaronner, et moins encore à clamer un désir de meurtre. Rien d’une vengeance ruminée et encore moins préméditée.» Ouverture du Nageur, le nouveau roman de Pierre Assouline. Le héros du livre, lui, s’appelle Alfred Nakache, multichampion de France de natation (nage libre et papillon) dans les années 1930 et 1940, champion du monde universitaire, champion d’Europe, et deux participations aux Jeux olympiques au compteur (1936 et 1948).

Une légende de la natation française

Né à Constantine, en Algérie, le 18 novembre 1915, Nakache est aujourd’hui encore une légende de la natation française. L’an passé, un livre lui fut consacré, suivi d’une adaptation théâtrale sans grande saveur. Avec Pierre Assouline, il en va tout autrement. Parce qu’on a là un écrivain, un vrai. Biographe parmi les meilleurs – pour mémoire, ses impeccables ouvrages consacrés à Albert Londres, Gaston Gallimard, Hergé ou encore Georges Simenon –, il sait aussi évoluer avec élégance dans le monde du roman. Ce que le membre de l’Académie Goncourt démontre une nouvelle fois avec Le Nageur, un texte où se mêlent avec bonheur la rigueur biographique et la fièvre romanesque.

Dit facilement, Alfred Nakache était un personnage de roman. Un personnage né sur l’autre rive de la Méditerranée, dans un environnement profondément marqué par la culture judéo-arabe et le conseil qui figure dans le Talmud : à son enfant, apprendre à nager. À ses débuts, dit-on, dans l’eau, il n’avait ni grâce ni élégance, mais il avançait avec force et obstination. Brun et râblé, celui qu’on surnomma «Artem» («poisson», en hébreu) aura pour adversaire dans les bassins Jacques Cartonnet, blond et grand natif de Boulogne-sur-Mer.

Pas franchement amis, les deux nageurs… Le blond jaloux du brun et de ses succès sportifs. La rivalité fait rage dans les années 1930 finissantes. Nakache n’est pourtant pas inquiet de ce drôle de climat qui s’installe. En 1936, il termine quatrième du relais 4×200 m nage libre avec l’équipe de France aux Jeux olympiques de Berlin et baisse la tête quand les autres, sur le podium, font le salut nazi. Plus tard, il refusera de porter l’étoile jaune. Lorsque la guerre éclate, il file en zone libre, se pose à Toulouse, s’y marie avec Paule, ils auront une petite fille…

Cette phrase, toujours : « Si je le revois, je le tue! »

L’histoire bascule. Il est dénoncé en janvier 1944, déporté à Auschwitz avec femme et enfant, lesquelles sont gazées dès leur arrivée. Lui, il est envoyé en janvier 1945 dans un autre camp de l’horreur et de la mort, à Buchenwald. Un an dans les camps, on lui tatoue sur le bras le matricule 172763. Les gardes prennent un plaisir sadique à le faire nager dans des réservoirs d’eaux croupies en lui jetant des objets : «Va chercher, Artem».

Il reviendra à la vie, se refera un corps, reprendra l’entraînement et participera, en 1948, aux JO de Londres au 200 m brasse papillon et à la compétition de waterpolo. Et cette phrase, toujours : «Si je le revois, je le tue!» Alfred Nakache est convaincu que Jacques Cartonnet l’a dénoncé, lui qui donnait la priorité à la grande vie plutôt qu’à l’entraînement, lui qui n’avait jamais caché sa sympathie pour le régime de Pétain et qui sera même ministre des Sports du gouvernement de la France occupée…

De retour en France, il apprend la mort de sa femme et de sa fille à Auschwitz. Après un séjour à l’île de la Réunion, il revient à Cerbère, dans les Pyrénées-Orientales, à la frontière franco-espagnole. Le 4 août 1983, Alfred Nakache meurt à 67 ans, victime d’un malaise alors qu’il effectuait son kilomètre quotidien de nage dans le port…

Pierre Assouline – Le Nageur. Gallimard