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Un dîner dans le noir pour changer de regard sur le handicap


Marie-Ange, Soumaya, Silvia et Tiago sont les quatre guides-serveurs du restaurant luxembourgeois. Aucun d’entre eux n’avait travaillé dans l’hôtellerie avant. (photo Julien Garroy)

Depuis 2004, Dans le noir ? propose une expérience culinaire inédite où chaque convive mange dans l’obscurité la plus totale. Un nouveau restaurant vient d’ouvrir à Luxembourg.

Une belle pièce bien éclairée, une décoration élégante, des tables dressées à la perfection et, dans les assiettes, un mélange de couleurs et de textures dignes d’un tableau. Dans un restaurant gastronomique, la qualité ne doit pas se retrouver que sur les papilles mais aussi éblouir le client dans une composition où chaque sens complète l’autre. Les restaurants Dans le noir ? prennent à contre-pied cette image et tentent de surprendre leurs invités d’un simple geste : éteindre la lumière dans la salle.

Même en pleine crise énergétique, ce choix paraît un poil radical mais l’intérêt est évidemment ailleurs. Ici, il ne s’agit pas de dîner dans la pénombre ou de recréer l’ambiance de Barry Lyndon, mais bien de sortir le client de sa zone de confort en le plongeant dans le noir complet dès qu’il passe la porte. Parti de Paris il y a près de 20 ans, le concept a essaimé dans le monde et arrive aujourd’hui dans la capitale luxembourgeoise au sein du Novotel Kirchberg. «Nous avons ouvert le 10 novembre, explique la responsable du restaurant, Emilie Vuillemin. Les discussions avec Novotel ont commencé en mai.»

Il a ensuite fallu trouver et former rapidement des serveurs, recrutés parmi des personnes non ou malvoyantes. «Nous les appelons des guides-serveurs, précise Inès Taranto, chargée de l’ouverture de nouveaux restaurants pour Dans le noir ?. Ils sont sélectionnés sur leur capacité à se déplacer dans un espace.» Une quinzaine de candidats se sont présentés mais seuls quatre ont pu être embauchés : Marie-Ange, Soumaya, Silvia et Tiago. Aucun d’entre eux n’avait travaillé dans la restauration jusqu’à présent. «On ne les choisis pas sur leur expérience, ils sont pris en charge par l’un de nos guides-serveurs formateurs durant huit jours.»

Le handicap devient une force

Une préparation courte mais suffisante afin d’être parfaitement à l’aise sur leur nouveau terrain de jeu. Et de la confiance il leur en faudra puisque trois soirs par semaine (les jeudis, vendredis et samedis) ils auront entre leurs mains le destin de petits groupes de clients. Silvia Fernandes semble avoir fait ça toute sa vie. Avant d’entrer, elle met ses invités en file indienne et demande le prénom de la première et la dernière personne. Les présentations faites, la petite troupe pénètre dans une première salle déjà plongée dans le noir. Quelques bribes de lumière subsistent encore mais finissent par disparaître, les derniers repères aussi. Ne reste que Silvia qui guide avec une aisance désarmante son groupe. «Je sens que vous êtes stressée, Sandrine !», lance-t-elle.

L’entrée en salle se fait en file indienne, menée par l’un des guides-serveurs Photo : dans le noir ?

Les rôles s’inversent, son handicap devient une force. Une fois passé un rideau, un bruit sourd monte progressivement. Les autres convives sont là, assurément. Où ? Difficile à dire… Les clients arrivent à leur table, Silvia place chacun devant sa chaise et là, c’est le grand plongeon. L’épaule bienveillante qui servait de lien n’est plus, il faut se débrouiller seul. Ça tâtonne doucement pour trouver le dossier et s’asseoir en prenant garde à ne pas se cogner. Première victoire, tout le monde est à la bonne place. Une connaissance basique des arts de la table permet de retrouver sans trop de difficultés serviette, fourchette, couteau, verre à eau, voire, pour les plus dégourdis, la corbeille à pain. Mais de nouveaux défis se profilent à l’horizon. Silvia revient : «Je suis derrière vous, je vais vous donner une bouteille d’eau. Pour vous servir, il suffit de mettre la première phalange de votre doigt dans le verre et de verser jusqu’à sentir l’eau.» La tâche paraît titanesque mais, à force de gestes précautionneux, le liquide se retrouve miraculeusement dans le verre et non sur sa voisine. Une gorgée d’eau, sans doute la meilleure jamais bue, récompense ce ridicule exploit.

Un menu unique et surprise est proposé. Il change à chaque saison et peut être adapté en fonction des allergies alimentaires. Photo : dans le noir ?

Pendant ce temps, Silvia est en grande conversation avec le reste de l’équipe par oreillette. Le travail des guides-serveurs est d’un tout autre niveau et ne laisse pas de place à l’improvisation. Ils doivent connaître à la perfection l’agencement de la salle et de sa cinquantaine de couverts. «C’est comme une cartographie dans notre cerveau», explique Silvia. En zone éclairée, Émilie Vuillemin coordonne la cuisine et la salle. «Il n’y a pas le droit à l’erreur. Certains clients ont des allergies, d’autres souhaitent un menu végétarien, on ne doit pas se tromper.» Sauf ces exceptions, tout le monde mange la même chose. Le menu, préparé par le chef Christophe Mannebach, change à chaque saison. En revanche, il reste secret pour tous, afin de conserver une expérience aussi surprenante que ludique.

«Vous êtes sûrs d’avoir mangé la même chose ?»

Alors que les premiers plats arrivent, les prédictions peuvent commencer. En théorie, sans la vue, les autres sens devraient se développer. En pratique, c’est plus compliqué. Poisson? Fruits de mer? Crevettes? Personne n’est sûr. Privé de leurs yeux, les convives découvrent qu’ils sont nuls en cuisine. Même chose pour le vin, qui est sans doute un blanc sec. Ou alors plutôt un rouge, en tout cas l’un ou l’autre c’est certain. Il faut dire que la dégustation n’est pas aisée, régulièrement la fourchette arrive vide jusqu’à la bouche. La meilleure technique reste d’utiliser ses doigts, après tout personne ne le voit, surtout pour s’assurer que l’assiette est bien vide.

«La première fois que j’ai essayé, je n’ai rien retrouvé, avoue Inès Taranto. Mais aujourd’hui quand on fait des tests, je reconnais de plus en plus de saveurs.» Si les papilles sont toujours endormies, le reste du corps s’habitue à cette nouvelle cécité. D’abord timides, les mouvements sont de plus en plus assurés au fil de la soirée. En fin de repas, rien de plus facile que de retrouver son verre et de s’en saisir.

Le retour vers la lumière, à nouveau en file indienne est lui aussi plus commode que l’aller. Il est temps de découvrir le menu et là encore les réponse fusent. Pour le plat principal, tout y passe. Bœuf, veau, agneau… tout le monde a son idée. «Vous êtes sûrs d’avoir mangé la même chose ?», s’amuse Filippo Bicego, le directeur commercial du Novotel.

Chaque révélation est accompagnée d’un petit soupir, plus ou moins surpris. De quoi rappeler à chacun que si l’on mange aussi avec les yeux, il est tout à fait possible de s’en passer. Et que le handicap, comme le prouve Silvia et ses collègues, n’est jamais une fatalité.

Dans le noir ? au Novotel Kirchberg, 6 Rue du Fort-Niedergrünewald à Luxembourg. Ouvert tous les jeudis, vendredis et samedis soir. Réservation obligatoire sur luxembourg.danslenoir.com.

«Retrouver une vie sociale»

Dans le noir ? ne propose pas qu’une expérience originale pour tester ses sens. Depuis ses débuts en 2004, l’entreprise souhaite mettre en avant des personnes présentant des déficiences visuelles. «Il y a une valeur d’inclusion, indique Émilie Vuillemin, la responsable du restaurant. On souhaite les intégrer dans un milieu ordinaire.»  Chaque guide-serveur est ainsi non ou malvoyant, une population souvent éloignée de l’emploi. Silvia Fernandes ne trouvait plus de travail depuis 2007.

«Avant je travaillais au CDV (Centre pour le développement des compétences relatives à la vue). Ce sont d’ailleurs eux qui m’ont parlé de ce poste.» Comme le reste de l’équipe, elle n’avait aucune expérience dans ce domaine mais a très vite pris ses marques. «Le service, je le fais déjà à la maison alors pour moi c’était plutôt facile.» Avec ce travail, elle compte bien changer la perception des voyants sur son handicap et prouver qu’elle a su avancer malgré tout. «Travailler, cela nous permet aussi de retrouver une vie sociale.»