Les Rotondes invitent à redécouvrir le livre jeunesse comme œuvre d’art. Mais pour son premier week-end, la très belle exposition «AB / Augmented Books 3.0» a souffert d’un manque d’affluence…
Ce week-end, les Rotondes ont donné le coup d’envoi de leur rendez-vous annuel destiné aux jeunes publics (et aux grands enfants), Fabula Rasa, festival multidisciplinaire qui entend «raconter les histoires autrement». Et, par la même occasion, ont célébré l’ouverture de l’exposition «AB / Augmented Books 3.0», bibliothèque grand format où les ouvrages jeunesse ne sont pas uniquement destinés à être lus… Et puisque c’est avant tout une exposition, les livres n’occupent pas seulement les tables sur lesquels ils sont disposés et peuvent être consultés : ils s’affichent aussi sur les murs ! Neuf installations présentent donc des versions alternatives et inédites de livres jeunesse, conçues par les auteurs eux-mêmes pour la Galerie des Rotondes. Le livre jeunesse s’y substitue au livre d’art : pas étonnant, puisque bien des auteurs exposés ont aussi des carrières parallèles dans d’autres disciplines artistiques. La beauté ou la fonctionnalité de l’objet est liée au geste de l’auteur, et se prolonge parfois dans la main du jeune lecteur.
Ainsi, dimanche matin, le public pouvait découvrir les architectures volumineuses d’Utopop, de Marion Bataille et Fanny Millard, sur lesquelles sont venues se greffer d’autres formes, créées par les enfants eux-mêmes, la veille, lors d’un atelier, et incorporées à l’œuvre. Ou s’émerveiller devant la beauté renversante des «360° Books» de Yusuke Oono : des livres petit format, découpés avec finesse, qui, une fois entièrement dépliés, dévoilent une scène ou un paysage. Ou encore s’amuser à imaginer les nombreuses histoires possibles à partir des personnages créés par Dominique Ehrhard et Anne-Florence Lemasson : leur dernier livre, qui combine deux formats classiques du livre pour enfants, le méli-mélo et le pop-up, regroupe sept personnages sur des pages divisées en trois parties pour 343 combinaisons – et histoires – possibles.
«La plus belle récompense»
«Les Rotondes nous ont demandé d’imaginer un dispositif pour l’exposition à partir du livre», explique le coauteur de Il était 343 fois, Dominique Ehrhard, qui écrit «depuis une dizaine d’années» des livres jeunesse avec sa coauteure. «On a eu l’idée d’une grande frise qui permettait de voir et de modifier tous les personnages.» L’installation est l’une des rares de l’exposition qui soit interactive, et le succès est au rendez-vous : les enfants s’y pressent et s’attardent. «On a constaté qu’ils étaient très ordonnés : ils passent leur temps à remettre les personnages dans l’ordre !», lâche-t-il dans un sourire. Pendant que la petite Juliette compose, au mur, un pirate vêtu en ballerine et chaussé d’escarpins de fée, sa maman confie que «les livres, surtout les pop-up, ont toujours fait partie de notre vie», le petit plus interactif (et grand format) ayant l’air de faire le bonheur de sa fille. Et des auteurs… Pour Anne-Florence Lemasson, voir les enfants redoubler d’inventivité devant leur installation et en repartir avec le sourire, «c’est la plus belle récompense».
À côté de leur installation, on peut tracer son chemin dans le labyrinthe qui permet de retrouver le sac du marchand de sable, volé par l’antagoniste du récit des auteurs luxembourgeois Yorick Schmit et Dirk Kesseler, D’Sandmeedchen. Un livre coédité par les Rotondes et Kremart Éditions, qui a la particularité d’être combiné à une application pour smartphone ou tablette et de révéler le monde du livre en réalité augmentée. Le premier du genre au Luxembourg. Mais la maman de Juliette émet des réserves : «C’est moins adapté à notre conception de la lecture et des écrans. On n’interdit pas les tablettes, mais on veut limiter…» Laure, venue avec sa fille et son amie, juge que «les deux ne sont pas incompatibles», mais que «cela demande quand même de la vigilance». Ce sont d’ailleurs les parents qui, systématiquement, testent l’application à l’aide de la tablette disponible sur place, avant d’en faire profiter leurs enfants.
«L’effet Omicron»
Malgré un intérêt certain, durant tout le week-end, pour les activités liées à l’exposition – lectures, ateliers… –, l’exposition n’attire pas autant de monde que prévu. «L’effet Omicron» y est pour quelque chose, assure Marine Deravet, assistante de production arts visuels aux Rotondes. «Il y a de plus en plus de classes qui ferment, donc si les enfants sont positifs ou s’ils sont confinés parce qu’ils sont cas contact, cela se répercute aussi sur l’exposition…»
Difficile de ne pas remarquer cela pour les auteurs présents, mais Dominique Ehrhard et Anne-Florence Lemasson, eux, voient le verre à moitié plein, ravis que le peu de monde transforme néanmoins leur installation en succès. «Un grand auteur dit qu’un bon livre pour enfants doit pouvoir être utilisé mille fois», raconte l’écrivain. «C’est pour cela qu’on s’intéresse de plus en plus à l’interaction et à la réappropriation du livre : c’est aux enfants de créer leurs histoires, aussi absurdes soient-elles, et ça nous fait plaisir de voir qu’ils s’approprient l’installation…» Sur ces mots, il vole au secours d’une fille qui, en replaçant l’un des panneaux, a failli arracher l’un des crochets. «Ils se l’approprient vraiment!», renchérit en riant Anne-Florence Lemasson. Après avoir aidé la petite fille, Dominique Ehrhard revient tout sourire derrière son masque et souffle, soulagé : «Au moins, c’est du costaud!»
«AB / Augmented Books 3.0» Jusqu’au 6 février. Rotondes – Luxembourg.
D’Sandmeedchen : 100 % luxembourgeois !
Le marchand de sable prend sa retraite et cède son business à sa fille. Avec D’Sandmeedchen, Dirk Kesseler et Yorick Schmit ont créé le premier livre jeunesse en réalité augmentée 100 % luxembourgeois ! «C’est une commande des Rotondes, explique Dirk Kesseler (photo), qui voulaient produire leur propre livre en réalité augmentée : ils m’ont demandé de faire les illustrations et les animations, ce que j’ai accepté, puis on a trouvé l’auteur, Yorick Schmit, avec qui j’ai partagé une belle collaboration pendant trois mois.» Pour Marine Deravet, «les Rotondes ont un lien privilégié avec les jeunes publics. Ce livre, c’est aussi l’occasion d’aller plus loin dans ce qu’on veut leur transmettre, de laisser une empreinte.»
Hier matin, devant une soixantaine d’enfants, les auteurs ont fait une lecture du livre, avec ses fonctionnalités interactives : à l’aide d’une application, le lecteur peut scanner les pages du livre avec son smartphone ou sa tablette et animer les dessins. «La réalité augmentée, c’est un petit bonus, concède l’illustrateur. D’Sandmeedchen reste dans la tradition du livre classique, et il existe hors de l’application.»
À l’heure où l’on répète l’importance de limiter le temps d’écran des enfants, l’association du livre et de l’application pour smartphone ou tablette semble paradoxale. «C’est un sujet que l’on aborde aussi dans le livre», avertit Dirk Kesseler : en effet, l’un des personnages du livre ne réussit pas à dormir parce qu’il est collé toute la nuit à sa tablette. «Le numérique fait totalement partie de notre vie et de celle de nos enfants, on ne peut rien faire contre ça, conclut-il. Ce que l’on peut faire, en revanche, c’est éduquer les enfants. Il y a des enfants, mais aussi beaucoup de parents qui vont se retrouver dans ce livre.»
V. M.