Des cinéastes indépendants bousculent les mentalités indiennes en portant à l’écran des histoires de discrimination et d’injustices subies par les basses castes, dans lesquelles ces victimes systémiques ont enfin le premier rôle.
La plupart des réalisateurs indépendants sont issus de l’industrie cinématographique tamoule surnommée «Kollywood», car de nombreux studios se trouvent dans le quartier Kodambakkam à Chennai, l’ancienne Madras. Certains sont eux-mêmes issus de ces communautés opprimées par le système de castes du pays. Les productions cinématographiques de Kollywood, en langue tamoule, et d’ailleurs sont généralement éclipsées par les films à gros budget de Bollywood en hindi.
Le drame tamoul Jai Bhim, diffusé depuis le début novembre sur Amazon Prime Video et amplement plébiscité sur la plateforme IMDb (plus de 166 000 votes pour une note moyenne de 9,4/10!), fait figure d’exception et met en lumière l’essor du cinéma de Kollywood.
Le film raconte l’histoire vraie de K. Chandru, un avocat incarné par la superstar tamoule Suriya Sivakumar, et de sa cliente Sengeni, femme d’une tribu indienne dont le mari fut, en 1993, accusé de vol, puis torturé et tué durant sa garde à vue. Jai Bhim a été applaudi pour sa peinture sans complaisance de la violence judiciaire.
«Élever la voix»
Il s’agit du dernier film en date qui va à rebours des stéréotypes dépeignant les membres de castes inférieures en victimes sans voix, courbant l’échine, grâce à des personnages dignes qui donnent un sens à leur vie et se redressent pour faire valoir leurs droits. «La raison pour laquelle ces injustices arrivent à des personnes vulnérables est que nous n’élevons pas la voix», déclare le réalisateur de Jai Bhim, T. J. Gnanavel, âgé de 42 ans. «Nous voulions que ce film élève la voix», explique-t-il, «je voulais dire que le silence de la société est plus brutal que la brutalité policière».
K. Chandru, aujourd’hui juge à la retraite, se souvient que des jeunes Indiens, après avoir vu le film, lui ont dit tout ignorer des tribus du pays et ce qu’elles subissaient. «Tout le monde veut savoir ce que nous pouvons faire pour elles (…) c’est la plus grande victoire de ce film», déclare le septuagénaire. Se disant touché au cœur par cette histoire, le ministre en chef de l’État du Tamil Nadu (sud), M. K. Stalin, a promis des mesures en faveur des tribus, notamment l’accès à l’aide sociale, à l’eau potable et l’électricité.
Mais la caste des Vanniyar, composant un pan dominant du Tamil, s’est plainte d’avoir été décrite sous un mauvais jour, au point qu’un politicien local a offert 100 000 roupies (1 300 dollars) à quiconque s’en prendrait physiquement à Suriya. Des policiers ont été attachés la sécurité de l’acteur, qui a aussitôt bénéficié d’une extraordinaire vague de soutien sur les réseaux sociaux.
Objectif Oscars
Autre film tamoul sorti cette année, Koozhangal, de P. S. Vinothraj, diffusé à l’étranger sous le titre Pebbles («Cailloux»), a été sélectionné pour les Oscars 2022. Il raconte l’histoire vraie d’un petit garçon en milieu rural misérable qui suit son père, alcoolique, dans la recherche de sa femme qui a fui ses violences. L’Inde compte environ 200 millions de Dalits, autrefois appelés «intouchables», au plus bas dans le système des castes, et plus de 100 millions de membres de tribus.
Ils apparaissent rarement dans le cinéma bollywoodien, si ce n’est en personnages opprimés en attente d’un sauveur de caste supérieure, dénonce le cinéaste dalit Neeraj Ghaywan, dont le premier film, Masaan, avait été doublement récompensé au festival de Cannes en 2015 (prix de l’avenir et prix de la critique internationale dans la sélection Un certain regard).
Selon lui, seules les histoires de Kollywood parlent «d’authenticité», «les personnages sont humains, ils ne sont pas seulement des victimes d’atrocités».
«Début d’un réveil»
L’historien du cinéma S. Theodore Baskaran pense que la politique d’extrême droite du parti nationaliste hindou Bharatiya Janata Party (BJP) au pouvoir a fait réagir, contribuant à la production de ces films et aussi à la sensibilisation et l’éducation politique qui s’accentuent parmi des Dalits du Tamil Nadu.
C’est le «début d’un réveil» dans le cinéma indien, ajoute l’historien. Certains Dalits dans l’industrie cachent leur origine, allant jusqu’à changer de nom de famille, s’émeut le réalisateur Nagraj Manjule, Dalit de l’État du Maharashtra, berceau de Bollywood. «J’ai décidé que, quoi qu’il arrive, je devais raconter ma réalité, ma vérité», souligne-t-il.
Son deuxième long métrage, Sairat (2016), sur l’histoire d’amour de deux jeunes appartenant à des castes différentes, a connu un énorme succès à sa sortie. «Nous avons toujours été parmi la foule, pas sur la scène ou sur le grand écran, explique-t-il, alors quand les Dalits voient un des leurs raconter leurs histoires, ils se sentent fiers.»