L’Initiative pour un devoir de vigilance a mené une action devant CAE Aviation, société luxembourgeoise impliquée dans le meurtre de civils égyptiens.
C’est une entreprise discrète – très discrète – qui se retrouve sur le devant de la scène à la suite d’une enquête publiée par le site d’investigation Disclose le 21 novembre dernier : CAE Aviation, une société luxembourgeoise spécialisée dans l’imagerie et l’interception des communications. Basée au Findel, l’entreprise se trouve en effet impliquée dans une opération militaire, l’opération Sirli, menée depuis 2016 par la France en Égypte pour lutter contre le terrorisme, qui aurait in fine servi aux autorités égyptiennes à mener des raids contre des civils supposément impliqués dans la contrebande (voir encadré).
CAE Aviation, qui travaille depuis une dizaine d’années avec les services secrets français, fournit en effet «des avions espions mais aussi des employés – pilotes, analystes et techniciens – dans le cadre de missions secrètes où le renseignement aérien joue un rôle primordial», rappellent nos confrères de Disclose. Or les informations récoltées au moyen d’un avion léger de surveillance et de renseignement (ALSR) fourni par CAE Aviation ainsi que par son équipage (dont des analystes) au cours de l’opération militaire en question auraient été «détournées et utilisées par le régime d’Abdel Fattah Al-Sissi pour commettre des exécutions arbitraires», dénoncent les journalistes, preuves à l’appui.
Des révélations qui n’ont pas manqué de faire réagir la députée Nathalie Oberweis (déi Lénk), qui a interpelé le gouvernement via une question parlementaire (n° 5272) au lendemain de la parution de cet article, pour connaître sa position à ce sujet.
Obliger les entreprises à analyser les risques
Dans sa réponse, le ministère des Affaires étrangères a affirmé ne pas être au courant de cette opération et se défausse de toute responsabilité. «Il n’est pas prévu de faire des démarches diplomatiques» auprès des autorités françaises et égyptiennes pour éclairer les faits, a ajouté le ministre Jean Asselborn, précisant que le contrat étant conclu entre la France et la société privée, «il appartient au gouvernement français de veiller à l’exécution d’un tel contrat et d’évaluer s’il y a eu d’éventuels méfaits et de prendre, le cas échéant, les mesures appropriées».
Une réponse qui n’a guère satisfait l’Initiative pour un devoir de vigilance, regroupement de 17 organisations de la société civile, qui s’est par ailleurs rendue lundi au siège de CAE Aviation afin de remettre un appel à ses dirigeants les exhortant au devoir de vigilance.
Pour les militants en effet, contrairement à ce qu’affirme le ministre dans sa réponse, la participation de CAE Aviation à cette opération aurait pu tomber sous le champ d’application de la loi du 27 juin 2018 relative aux exportations, dans la mesure où CAE Aviation a fourni une assistance technique à des fins militaires.
Mais en outre, selon les principes directeurs des Nations unies sur les entreprises et les droits humains (dont le Luxembourg est signataire) : «Les États ont l’obligation de protéger lorsque des tiers, y compris des entreprises, portent atteinte aux droits de l’homme sur leur territoire et/ou sous leur juridiction». En conséquence, le Luxembourg se trouve bel et bien dans l’obligation d’«enquêter», «punir» et «réparer» lorsque des violations sont commises, ce qui n’est visiblement pas envisagé.
Pour l’Initiative, cette nouvelle affaire est donc une fois de plus la preuve que la nation doit se doter d’une loi en matière de devoir de vigilance, à laquelle seraient également soumises les petites et moyennes entreprises (CAE Aviation compte 160 employés), pour responsabiliser les acteurs économiques «en les obligeant à faire une analyse des risques sérieuse des impacts en matière de droits humains». «Que l’État se décharge de sa responsabilité car il n’y a pas de législation adéquate n’est pas acceptable», se sont insurgés les militants dans leur communiqué du 13 décembre.
Tatiana Salvan
Fiasco
Le site d’investigation Disclose a pu mettre la main sur des documents classés «confidentiel-défense», révélant le fiasco de l’opération Sirli. À l’origine, en 2016, l’équipe composée de dix agents (dont six anciens militaires reconvertis travaillant pour CAE Aviation) devait recueillir des informations pour le compte de l’Égypte dans une zone à la frontière égypto-libyenne afin de lutter contre le terrorisme.
Mais l’équipe se rend rapidement compte que les renseignements fournis aux Égyptiens sont en fait utilisés pour tuer arbitrairement des civils soupçonnés de contrebande dans une région particulièrement pauvre, et que cette contrebande ne servirait pas à financer des opérations en Libye.
Bien qu’ils aient alerté à intervalles réguliers pendant plusieurs années leur hiérarchie, l’opération n’a pas pour autant été stoppée. François Hollande puis Emmanuel Macron auraient fermé les yeux, l’Égypte ayant acheté à la France des avions Rafales et des navires de guerre pour plusieurs milliards d’euros.
Selon les estimations des journalistes de Disclose, l’opération Sirli aurait conduit à l’exécution de «plusieurs centaines» de personnes et «aurait permis à CAE Aviation d’empocher environ 18,8 millions d’euros d’argent public depuis 2016».