Et si l’on oubliait la noirceur du monde le temps d’une expo ? C’est ce que propose le Mudam avec «Enfin seules», une immersion dans le monde secret des plantes, à l’occasion du Mois européen de la photographie.
«Nous sommes loin des canons de la photographie», signale, en préambule de la visite, Christophe Gallois, responsable des expositions du musée. Avec «Enfin seules. Photographies de la collection Archive of Modern Conflict», le Mudam célèbre le Mois européen de la photographie de façon plutôt singulière. En se reconnectant à la nature, pourrait-on dire, un peu plus d’un an après l’inauguration (et la rapide suspension) de l’exposition monographique consacrée à Jean-Marie Biwer, qui regardait de plus près les liens qui unissaient l’artiste luxembourgeois et la nature. Car en entrant dans «Enfin seules», on laisse derrière nous l’histoire de l’art, on laisse aussi l’humanité et ses problèmes, plus tangibles que jamais en ces temps d’urgence climatique et depuis l’apparition de la pandémie de Covid-19. En bref, on se laisse transcender par une entité autre, supérieure.
En plus de 200 photos, l’exposition fabrique de toutes pièces un monde fictif aux imperceptibles frontières, où les plantes poussent continuellement sans jamais grandir et où la terre, le ciel et l’espace sont les trois paysages qui composent ce «no man’s land» fictif dans lequel la nature reprend ses droits. Nous sommes bien dans un musée, mais «Enfin seules» est moins une exposition qu’un défi, lancé à l’art par le musée lui-même : celui de faire entrer la science dans un lieu d’art. Un précepte qui bouscule la théorie du philosophe de l’art Maurice Merleau-Ponty : ici, la connaissance et la perception, autrement dit la science et l’art, ne font qu’un. C’est d’autant plus vrai que les clichés exposés ne sont pas, pour la plupart, le travail d’artistes. «C’est une sélection typique, explique la curatrice Michelle Cotton. Il y a beaucoup d’études botaniques, de photos prises à des fins scientifiques…» Et il est encore plus difficile de dissocier science et art quand l’espace d’exposition, immersif, présente d’immenses clichés de plantes en guise de papier peint, quand d’autres, beaucoup plus petits, sont accrochés si haut qu’il est impossible de distinguer leurs détails à hauteur d’homme. Dans cette exposition, résume Timothy Prus, «nous faisons partie des plantes, et non l’inverse».
Ce dernier a fondé en 1992 l’Archive of Modern Conflict, l’immense collection d’où sont issues les photographies présentées dans l’exposition. Devenue aujourd’hui l’une des plus grandes collections privées au monde consacrées à la photographie, avec «plus de huit millions de clichés», l’archive «s’intéresse principalement à des sujets sociaux» et, comme son nom l’indique, à l’histoire des conflits, précise Michelle Cotton. Mais «pendant des années, j’ai collectionné des images de paysages et de plantes», indique Timothy Prus. C’est dans ces photographies que se cache l’aspect méconnu de la collection, qui s’est déjà exportée à plusieurs reprises dans les musées et les festivals de photographie du monde entier, de la Tate Modern de Londres aux Rencontres d’Arles, mais toujours dans une optique de documenter l’histoire.
«Découvrir de nouveaux photographes a toujours été l’un des grands plaisirs dans la constitution de cette collection»
Avec le Mois européen de la photographie, qui s’articule cette année autour de la thématique «Rethinking Nature / Rethinking Landscape» («Repenser la nature / repenser le paysage»), le Mudam a vu l’occasion de faire découvrir la face cachée de la collection. Timothy Prus s’est replongé, avec Michelle Cotton, dans son archive colossale, à la recherche de clichés amateurs et scientifiques. Pour celui qui clame que «découvrir de nouveaux photographes a toujours été l’un des grands plaisirs dans la constitution de cette collection», «ce processus était très intéressant car il m’a permis de créer de nouveaux liens avec l’archive».
En résulte cette sélection de cyanotypes, de Polaroïds, d’astrophotographies, d’autochromes et de photos plus traditionnelles, qui traversent une période de 120 ans, du milieu du XIXe siècle jusqu’aux années 1970. Et si «Enfin seules» fait la part belle à la nature, l’exposition s’ouvre ponctuellement à d’autres domaines scientifiques, comme l’astronomie, la météorologie ou les mathématiques. Ainsi, on peut admirer de superbes vues d’éclairs venant fouetter le désert sud-africain, des études (avec annotations) d’aurores boréales, ou encore des clichés de la surface de la Lune qui ont précédé Apollo 11 – deux d’entre eux, les plus énigmatiques, proviennent de la NASA, l’autre, un panorama limpide datant de 1966, étant issu de l’Agence spatiale soviétique.
«Derrière les photos, on découvre des histoires et des parcours passionnants»
Christophe Gallois ne manque pas de souligner que «derrière les photos, on découvre des histoires et des parcours passionnants». Et pour cause : les photographes les plus célèbres, comme l’Américaine Lee Miller ou le Tchèque Josef Sudek, ne se cachent que derrière une infime partie des clichés présentés. La plupart d’entre eux, quand ils sont signés, proviennent d’inconnus : des astronomes, des chimistes, des médecins, mais aussi des amateurs ou des peintres, pour qui la photo est déjà, au début du XXe siècle, un outil préparatoire à leur travail d’artiste.
Sans aucun repère humain, et avec une grande partie de clichés anonymes, la dimension historique de l’exposition est aussi curieuse que fascinante. On découvre, avant tout, des noms : Amelia Elizabeth Gimingham, Anna Atkins, John Karl Hillers… Et autant de rapports particuliers à la photographie. On ignore, par exemple, que Gimingham, pionnière de la photo, est l’auteure d’une grande série d’études de plantes, ou qu’Atkins est la première personne à avoir publié un ouvrage de botanique illustré à partir de photos. Ou que l’astronome Ferdinand Quénisset a été le premier à documenter la surface de Vénus, et le premier en France à photographier Pluton. Mais pour d’autres clichés, l’histoire ne présente que peu d’intérêt : on se laisse envelopper par la beauté ou l’étrangeté des images. Le même Quénisset, par exemple, utilise la macro pour rendre compte des arborescences de la glace sur une vitre, dans une image magnifique qui ressemble à s’y méprendre à une photo de plantes majestueuses que l’on pourrait trouver en pleine jungle. Dans un autre registre, plusieurs photos de «soucoupes volantes», anonymes, sont visibles. Quant à savoir si elles sont vraies, le spectateur se fera son propre avis…
Il y a aussi ce panorama norvégien époustouflant signé Axel Lindahl, ou cette photo hypnotique d’une aurore boréale rouge vif, reproduite à la fin de l’exposition sur un papier peint, mais que l’on peut admirer auparavant dans la «caverne». C’est ce couloir étroit, à angle droit, qui forme la pièce centrale de l’exposition. «Un monde souterrain et mystérieux» pour Timothy Prus, dans lequel le spectateur est invité à s’immiscer pour découvrir les clichés les plus étonnants, comme ces Polaroïds d’énormes racines d’arbres centenaires ou les algues immortalisées par Anna Atkins. Pour rendre l’expérience encore plus immersive, la «caverne» évolue sur un bruissement que l’on croirait électronique, expérimental. «C’est, en réalité, le bruit des plantes qui poussent», dit Timothy Prus, et qui a été amplifié et accéléré pour être rendu audible. De quoi vraiment faire un avec la nature…
Valentin Maniglia
«Enfin seules. Photographies de la collection Archive of Modern Conflict»,
jusqu’au 19 septembre. Mudam – Luxembourg.