Directeur général du CHL, Romain Nati fait un état des lieux de la crise sanitaire due au Covid-19. L’inquiétude est présente.
Mercredi dernier, quelques minutes après l’annonce par le Premier ministre, Xavier Bettel, et la ministre de la Santé, Paulette Lenert, de la prolongation jusqu’au 15 janvier des mesures de restriction pour faire face au coronavirus, Romain Nati a évoqué avec Le Quotidien la situation. Elle est, selon lui, «plus tendue que jamais». Le directeur du Centre hospitalier de Luxembourg (CHL) en appelle à la responsabilité de tous.
Comment avez-vous accueilli, mercredi, la prolongation des mesures de restriction jusqu’au 15 janvier ?
C’était le minimum requis. Au vu de la situation actuelle, cela aurait été inimaginable qu’on procède à un allègement des restrictions. Ils ont également annoncé qu’ils vont essayer de contrôler davantage le respect des mesures. Les prochains jours nous montreront si cela suffira pour contrôler la situation. Car pour le moment, elle n’est pas contrôlée.
Quelle est actuellement la situation au CHL ?
Cette semaine, la situation est plus tendue que jamais. Aujourd’hui (NDLR : mercredi), le CHL soigne 53 patients Covid, c’est moins que le pic de 80 patients Covid que nous avons eu lors de cette crise. Mais au niveau des soins intensifs, cela devient de plus en plus sensible. En début de semaine, nous avions, ici au CHL Centre, 19 patients Covid intubés alors que normalement notre service de réanimation ne peut en accueillir que 18. C’est du jamais vu depuis que le CHL existe. Et il existe depuis 1976. Nous le disions déjà lors de la première vague : le nerf de la guerre dans le contrôle de cette pandémie, ce sont les soins intensifs. Et aujourd’hui, nous continuons de constater une progression certes lente, mais une progression du nombre de cas lourds et de patients intubés.
La vague actuelle est donc beaucoup plus forte que celle du printemps dernier…
Oui. Elle est plus forte au niveau des infections, elle est plus forte au niveau du recours aux structures hospitalières, elle est plus forte au niveau des victimes, à savoir les morts et les gens qui resteront chroniquement atteints. Aujourd’hui, nous avons une mortalité de plus ou moins 0,9% ou 1%. Nous le constatons depuis plusieurs semaines maintenant : nous stagnons sur ce plateau de 500 à 600 infections par jour et nous enregistrons 5 à 10 morts quotidiennement. Cela signifie que par exemple si aujourd’hui nous avons 500 personnes infectées, eh bien, parmi elles, cinq vont mourir d’ici quelques semaines.
Les deux vagues ne sont pas les mêmes. Quelles sont les différences ?
Le virus n’a pas évolué. Mais lors de la première vague, il y avait un lockdown complet et au moment de la deuxième vague, on a dit : il faut vivre avec. On a longtemps vécu avec et c’est monté à 800 infections par jour. Des mesures ont alors été mises en place et aujourd’hui nous nous retrouvons sur ce plateau de 500-600 infections par jour. Si on regarde les chiffres en Belgique ou en France, on voit quand même une diminution drastique du nombre des infections ces dernières semaines à la suite des différentes mesures qui ont été prises. Par exemple, la France est passée de 50 000 cas par jour à 11 000. Chez nous, ça diminue tout doucement, tout doucement… Ce n’est pas le virus qui évolue, mais ce sont nos réactions en tant que sociétés qui ne sont pas les mêmes. Il faut aussi dire que lors de la première vague, la population dans son intégralité était choquée. C’était le « restez à la maison » même avant que l’état de crise ne soit déclaré par le gouvernement. Ensuite, tout le monde est rentré de vacances et tout allait bien. Sans oublier qu’il y a aussi peut-être une certaine fatigue de la pandémie. Aujourd’hui, on ne prend pas au sérieux ce virus comme nous l’avons fait pendant la première vague.
On ne va pas pouvoir continuer comme ça éternellement
Êtes-vous déçu de la gestion de la crise ?
Non, il n’y a pas de déception. Je comprends très bien l’équilibre difficile qu’il faut trouver entre protéger les plus vulnérables du virus, faire attention aux ressources sanitaires et hospitalières et continuer à faire vivre les gens de manière socio-économique. Nous sommes dans une situation au cours de laquelle on dit « on attend, on attend, et ça va, ça va… », mais depuis deux semaines, la situation commence à devenir plus sérieuse. Aujourd’hui, nous sommes sur un plateau très haut et nos structures ne sont pas faites pour supporter cela pendant des semaines.
Êtes-vous inquiet ?
Oui. Si on n’arrive pas à diminuer de manière plus conséquente les chiffres, l’accès aux soins au Luxembourg sera en péril tôt ou tard. Je ne peux pas donner une date, si c’est dans une semaine, deux semaines ou plus tard. Cette inquiétude est présente aussi au sein de notre personnel qui dit qu’on ne va pas pouvoir continuer comme ça éternellement.
Justement, comment va le personnel soignant du CHL ?
Aujourd’hui, ils sont éprouvés. Ils n’ont pas vraiment eu le temps de prendre des congés. Hormis quelques semaines cet été, ils ont toujours dû faire face à une situation très tendue. Depuis plusieurs mois maintenant, ils doivent affronter une charge de travail beaucoup plus élevée dans des conditions difficiles sans qu’il y ait une perspective claire d’une amélioration. On regarde les chiffres et on voit que cela ne bouge pas. Au contraire. Ils sont tous très engagés et c’est la raison pour laquelle jusqu’ici on a su limiter les dégâts avec des chiffres d’infections élevés dans la population. Notre système de santé et les hôpitaux sont bien structurés, mais on ne peut pas tout leur demander.
Comment le CHL s’est organisé pour faire face à cette pandémie ?
Je disais tout à l’heure qu’en début de semaine, nous avons eu 19 patients Covid intubés alors que normalement notre service de réanimation ne peut en accueillir que 18. Nous avons donc créé des lits de soins intensifs supplémentaires dans un service normal. C’est un service de soins intensifs improvisé, il n’est pas fait pour durer. Depuis le début de la crise, nous avons également mobilisé et formé du personnel qui normalement fait autre chose. Ce sont des anesthésistes et des infirmiers anesthésistes entre autres, et faire face à un virus n’est pas leur pain quotidien, donc cela crée un stress supplémentaire dans un environnement exploitable mais qui n’est pas dédié à l’origine à un service de soins intensifs. Dès le début de la crise sanitaire, nous avons mis en place un plan de compartimentages successifs. Nous réservons pour nos patients Covid des secteurs bien déterminés avec des flux bien organisés. Cette segmentation est flexible, nous pouvons donc l’augmenter ou la diminuer en fonction de l’incidence de nouveaux cas, que ce soit pour les soins normaux ou pour les soins intensifs. Fin mai, début juin, nous avons eu zéro patient Covid, nous sommes revenus en arrière dans notre organisation du compartimentage. Et jusqu’à il y a deux semaines, nous avons pu assumer sans exploiter les lits supplémentaires prévus grâce à ce système de compartimentage qui nous permet de réserver un secteur strictement aux patients Covid par rapport à des patients non-Covid avec des équipes dédiées qui ne se croisaient pas. Aujourd’hui, on adapte l’organisation au jour le jour. Tout comme nous adaptons les déprogrammations éventuelles qui doivent avoir lieu pour libérer du personnel afin qu’il aille dans le secteur Covid. Il faut savoir également qu’un patient Covid requiert plus de soins et plus d’investissements en ressources humaines qu’un patient moyen normal.
Vous venez d’évoquer les déprogrammations d’opérations. S’accumulent-elles en ce moment ?
Nous avons fait beaucoup d’efforts pour ne pas avoir de déprogrammations excessives et jusqu’ici cela reste maîtrisé. Mais il faut savoir que l’on n’intube pas un patient pour l’extuber le lendemain. Un patient Covid intubé est en moyenne parti pour deux ou trois semaines d’intubation. Donc le lit est bloqué pendant deux ou trois semaines et il n’y a plus de turn-over. Et il est probable que le nombre de cas intubés va augmenter dans les prochaines semaines, comme cela a déjà été le cas ces deux dernières semaines. Parce que l’effet des mesures ne se voit que deux ou trois semaines après qu’elles ont été prises. Nous devons encore prévoir plus de personnel dans les prochaines semaines pour la prise en charge des patients Covid aux soins intensifs. Et cela se fera au détriment de l’activité opératoire, car ce sont des anesthésistes et des infirmiers anesthésistes dont nous avons besoin.
Vous êtes donc en train de planifier une augmentation du personnel dédié au Covid-19 ?
Oui, en tout cas au niveau du secteur des soins intensifs. Aux urgences dans la zone rouge, c’est-à-dire le secteur dédié aux patients suspects Covid, la situation est plutôt stable. Au niveau des soins normaux également. Mais au niveau des soins intensifs, la situation devrait être rude dans les trois semaines à venir.
Comment se passe la collaboration avec les autres hôpitaux du pays ?
Je sors justement d’une réunion en ligne avec les directeurs des autres hôpitaux du pays. Nous en avons trois par semaine. Nous faisons le point sur la situation, les chiffres, les besoins des uns et des autres, etc. Nous évoquons les transferts de patients également, même si aujourd’hui si ce n’est plus l’affaire des directeurs. Les gens du terrain se connaissent désormais et s’appellent quasi quotidiennement en ce qui concerne les éventuels transferts de patients. La collaboration entre les hôpitaux est réelle à tous les niveaux.
Dernièrement, vous avez parlé de solidarité au sein de votre personnel, de réinvention de l’hôpital, etc. Y a-t-il des points positifs dans cette crise pour l’hôpital ?
Oui. Le fait qu’on soit encore debout montre qu’on a su faire face et qu’on fait toujours face à cette pandémie parce qu’on s’est réinventé et adapté rapidement sans perdre de temps. On a réussi à former les gens sur le tas. On a changé l’organisation de l’hôpital, on a fait des équipes Covid avec des professionnels de santé qui jusque-là travaillaient dans différents endroits et qui aujourd’hui travaillent ensemble et en équipe pour prendre en charge les patients Covid. On a converti un service de soins normaux en service de soins intensifs. Logistiquement parlant, ce n’était pas évident non plus. On a mis tout un cordon sanitaire pour qu’il n’y ait pas de mélange d’infections. Si certains projets de développement du CHL ont été retardés de quelques mois à cause de la pandémie, d’autres ont été accélérés, comme la télémédecine ou la téléconsultation. Tout cela a fait ses preuves. Et nous avons eu de très bons résultats. Mais aujourd’hui, j’attends, en contrepartie, que chacun agisse activement pour que le nombre de patients infectés diminue. Notre personnel est très engagé, mais ce ne sont pas des surhumains.
Chaque contact non nécessaire risque de nous soumettre à une situation ingérable
C’est un message que vous voulez faire passer à la population ?
Oui. C’est le même que celui du Premier ministre, Xavier Bettel : évitez les contacts qui ne sont pas absolument nécessaires. Chaque contact non nécessaire offre au virus une occasion supplémentaire de se propager. Ce qui risque de nous soumettre à une situation que nous ne pouvons pas durablement gérer.
Et aujourd’hui, le virus touche tout le monde ?
Disons que chacun est à risque, du bébé jusqu’au nonagénaire. Mais il est clair que le risque statistique d’être atteint et de garder des séquelles est plus élevé chez les personnes âgées et chez les personnes vulnérables comme celles qui ont du diabète, de l’hypertension artérielle ou d’autres maladies chroniques.
Quelles sont les caractéristiques de la maladie ?
C’est un virus respiratoire. Avec un peu de chance, il reste au niveau de la gorge, mais souvent il va jusque dans les poumons où il provoque une réaction inflammatoire importante. Si elle ne mène pas à la mort, elle peut entraîner une cicatrisation pulmonaire dont on ne se remet pas et avec laquelle il faudra vivre. Nous savons également qu’il peut y entraîner des réactions thrombotiques, notamment des occlusions de vaisseaux, et en conséquence des dégâts concernant l’irrigation de certains organes. Il peut aussi provoquer des dégâts sur le cerveau. C’est un virus qui agresse les poumons, mais il a un effet systémique sur tout le corps.
Au niveau des traitements, y a-t-il eu des avancées ces derniers mois ?
Il y a des progrès qui se font. Nous sommes actuellement sur des traitements anticoagulants, la ventilation invasive, etc. Il y a d’autres molécules qui font l’objet d’études. On peut espérer des améliorations, mais il ne faut pas s’y attendre dans les prochaines semaines.
Et le vaccin arrive…
Le vaccin est la piste la plus prometteuse parmi toutes celles qui nous ont été offertes ces derniers mois. Mais il n’y a pas de remède miracle. Le vaccin est un outil. Et si, en tant que société, nous l’utilisons bien, nous réussirons à vaincre ce virus et sûrement à diminuer les effets.
Les fêtes arrivent, la vigilance est donc toujours de mise…
La vigilance ne doit pas diminuer en tout cas. Si on dit pas plus de deux personnes qui vont visiter un autre ménage, cette règle doit être vraie du 15 décembre au 15 janvier et sans relâche parce que le virus ne fait pas relâche. On a bien constaté aux États-Unis une recrudescence des cas après Thanksgiving. Il faut absolument éviter cela en Europe et au Luxembourg. Chaque geste compte. Si on veut mettre toutes les chances de notre côté, il faut éviter ce qu’on peut éviter et si chacun fait ça au jour le jour, le virus n’aura pas de chance.
Entretien avec Guillaume Chassaing