Avec «L’homme gris», le Casino, à travers le regard d’une vingtaine d’artistes, interroge les représentations non archétypales du diable dans l’art contemporain. Une présence nébuleuse et maléfique qui occupe tout l’étage du musée.
Voilà le postulat de cette nouvelle exposition proposée par le Casino, qui rappelle, de loin, une précédente («Altars of Madness»). L’idée est manifeste : mettre de côté la représentation classique du démon cornu, rouge et monstrueux, pour se tourner vers de nouvelles figurations, plus singulières, matérialisées à travers le regard d’une vingtaine d’artistes. Logique, dirait-on, quand on connaît le musée et sa philosophie chevillée au corps : celle de «sortir de la norme», comme le rappelle son directeur, Kevin Muhlen, en préambule, jeudi, d’une ténébreuse visite.
À ses côtés, Benjamin Bianciotto, docteur en histoire de l’art, a voué une bonne partie de son existence au malin et aux arts occultes, au point d’en avoir fait l’objet de sa thèse : «Figures de Satan : l’art contemporain face à ses démons». Présentation faite, le commissaire, tout de noir vêtu (de circonstance), explique la pertinence de cette réunion, qui centralise tout de même plus d’une centaine d’œuvres : «L’idée est de s’intéresser à la figure du diable aujourd’hui» et de répondre à un double questionnement : «Quand et comment a-t-il changé d’apparence ? Et serait-on encore capable de le reconnaître si on le croisait ?».
Pour la première, le spécialiste remonte le fil de l’histoire, dont on est de simples «héritiers». Au départ, donc, il reflète «la bête, la difformité, toute cette altérité monstrueuse qui inquiétait l’homme et qui lui a permis de trouver une incarnation à cette problématique maléfique», synthétise-t-il. Arrive ensuite la Renaissance où le démon s’humanise (en gardant quelques attributs, comme les sabots et les ailes). Puis les Lumières, qui mettent «à mal l’approche religieuse». Arrive alors le «tournant» du XIXe siècle, qui ne tranche pas : pour certains, le diable, par le biais de Lucifer, «ange déchu, beau, rebelle», devient glamour (confère l’imagerie du rock). Pour d’autres, versés dans la psychanalyse, notamment celle de Jean-Martin Charcot et Paul Richer, il n’est qu’une manifestation de nos troubles intérieurs. La diable n’est plus l’autre, mais il est en nous. «Cette part sombre est propre à l’homme», appuie Benjamin Bianciotto.
Pour la seconde, tout tient à la première œuvre présentée au Casino. Au milieu des escaliers pose fièrement ce trublion de Jean Favre, jeune, sourire maléfique et chapeau melon orné de cornes rouges dessinées, déambulant comme si de rien n’était. Une photographie comme un symbole : en cherchant à disparaître, à se fondre dans la masse, le diable acquiert une présence redoublée et d’autant plus inquiétante. «Il infiltre la société de manière insidieuse, sournoise. On ne s’en méfie plus !», précise-t-il encore. Comme le disait Charles Baudelaire, «la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas !».
Un constat qui ramène au titre de l’exposition, «L’homme gris», inspiré d’une nouvelle d’Adelbert von Chamisso : L’Étrange Histoire de Peter Schlemihl (1813). Soit l’histoire d’un homme qui conclut un pacte, qu’il ne savait pas funeste, avec un autre, discret et avenant, sorte de monsieur Tout-le-monde. Il y perdra son âme, comme Robert Johnson, légende du blues, mort prématurément pour s’être acoquiné avec Belzébuth (toute autre appellation fonctionne aussi). Polymorphe, donc, et polysémique, le diable est «toujours changeant» et a cette étonnante capacité «d’incarner une multitude d’idées et de points de vue». Et les artistes invités ne se privent pas pour frapper tous azimuts.
Ces allers-retours entre l’Homme et le diable s’attachent à des sujets qui font l’actualité brûlante
Dans une scénographie tantôt ouverte, tantôt labyrinthique, évoquant cette perte de repères, le Piss Satan du célèbre Andres Serrano agit comme un phare dans le brouillard. Une figurine plongée dans de l’urine et du sang, puis photographiée, qui n’a pas connu le même scandale que son Piss Christ. En effet, jusqu’alors, aucun sataniste n’a encore manifesté devant… Juste à côté, Christoph Büchel renouvelle, lui, le pacte diabolique en vendant son art au plus offrant, dans le cadre de la biennale Manifesta de Francfort, en 2002. Plus loin, dans une superbe mise en scène japonisante, aux chimères attirantes (phénix, dragon), les beautés symbolistes d’Iris Van Dongen cachent les mutations animalières de Satan, les ponts damnés, les ombres menaçantes…
Si l’exposition, dans ses représentations, ne dépasse pas le cadre de l’Occident, elle ne manque pas pour autant d’à-propos, notamment quand elle emprunte des voies ironiques, comme celle arpentée par Élodie Lesourd quand elle lie ensemble deux pochettes de disque adoptant la même illustration, l’une du musicien Olivier Messiaen, à la ferveur catholique, et l’autre de Morbid Angel, aux penchants pour l’occulte. Le Bien et le Mal seraient-ils donc réversibles? Que dire alors de cette farce, en vidéo, proposée par Ragnar Kjartansson, dans laquelle il s’épuise à chanter, seul dans son trou et dans l’indifférence générale, que Satan est réel…
Mieux, ces allers-retours entre l’Homme et le diable s’attachent également à des sujets qui font l’actualité brûlante : l’écologie, d’abord, avec Bianca Bondi, qui, dans de belles installations sous cloche, éclaire la décrépitude de notre planète. Le capitalisme, ensuite, à travers le travail d’Alex Bag, qui dénonce avec humour l’emprise démoniaque des grandes groupes financiers, «manipulant nos vies». Deux exemples notoires, parmi d’autres, qui mettent en avant l’essentiel : si le Mal est partout, il vient avant tout de l’Homme et sa propension à faire n’importe quoi. Six sculptures de Christine Borland, représentant le médecin nazi Josef Mengele, l’«Ange de la Mort», nous font nous rappeler que l’on est capable des pires monstruosités. D’ailleurs, quand on demande à Benjamin Bianciotto quelle est, pour lui, la représentation moderne la plus diabolique, il répond dans un sourire qui en dit long : «Un miroir».
Casino – Luxembourg.
Jusqu’au 31 janvier.
Vernissage ce vendredi soir à 18 h.