Le batteur luxembourgeois Benoit Martiny revient avec sa bande et une kyrielle d’invités. Son nouvel album, Moons of Uranus, enregistré en live l’année dernière à la Philharmonie, offre un trip musical aux confins du jazz-rock, du free jazz et d’ambiances expérimentales. Confidences.
Voilà quelque temps qu’il patiente, pilote «frustré» d’une navette qui ne décolle pas. La faute à un virus tenace qui, d’un, a retardé la sortie de son nouveau disque, prévue en juillet à Echternach, et de deux, l’empêche de partir en tournée comme il le voudrait. Reste cette date à Niederanven, la semaine prochaine, qui suffirait à son bonheur, alors que les autres, en Allemagne comme en France, sont maintenus à un mince fil.
Pourtant, ce Moons of Uranus, qui sort ce jeudi, a de sérieux arguments à faire valoir : sept chapitres à la folle improvisation – qui ramène aux expérimentations déglinguées du «Frank Zappa’s Big Band Projects» de 1972 ou du Sun Ra Arkestra – et aux questionnements écologiques et sociaux. Enregistré en public (comme son prédécesseur de 2016, The Grand Cosmic Journey) lors d’un concert exclusif à guichets fermés à la Philharmonie en mars de l’année dernière, l’album regorge de musiciens haut perchés. Onze au total.
Aux côtés du leader-batteur et ses acolytes avec qui il forme son quintette – Jasper van Damme, Joao Driessen (saxophones), Frank Jonas (guitare) et Sandor Kem (basse) –, on trouve, pour cette nouvelle production, le baryton Jean Bermes, l’altiste Renata van der Vyver, le clarinettiste Michel Pilz, Leon den Engelsen aux claviers, le trompettiste Itaru Oki et Steve Kaspar aux ambiances électro-acoustiques. Triste nouvelle : ces deux derniers sont décédés il y a peu, donnant un goût amer à ces retrouvailles, alors même que le Benoit Martiny Band fête ses 15 ans d’existence…
Avec Moons of Uranus, vous célébrez les 15 ans d’existence du Benoit Martiny Band. Qu’est-ce que cette longévité vous évoque ?
Benoit Martiny : Je suis toujours surpris qu’il existe encore, mais parallèlement, c’est aussi le groupe dans lequel je peux m’exprimer sans retenue, à la batterie comme à la composition. Pour moi, c’est important de le défendre, de l’animer… Sa longévité s’explique d’abord par les changements de forme qu’il a connus ces dernières années, avec de nombreux musiciens qui y ont gravité, afin d’en élargir le spectre musical. Mais sa durée tient aussi à une évidence : une carrière prend du temps pour être construite. Il faut donc être patient et espérer, au bout, avoir un peu de succès (il rit).
Quand j’ai appris le décès d’Oki, j’ai appelé Steve pour le lui dire, et voilà qu’un mois plus tard il meurt à son tour
Depuis vos débuts, vous avez en effet vu passer de nombreux musiciens. Ce Benoit Martiny Band est-il une grande famille ?
Oui, c’est cela ! Bon, le noyau dur, le quintette, n’a pas changé depuis dix ans. Mais c’est vrai qu’il y a eu aussi du passage, des musiciens que je vois d’ailleurs moins, comme des cousins éloignés, d’autres plus anciens, les aïeuls… Même ma femme fait partie du projet (NDLR : la violoniste Renata van der Vyver) ! Ce groupe, c’est comme mon « hobby band » : celui dans lequel je peux me défouler, faire ce que je veux. Si, bien sûr, il y a du boulot derrière, tout part ici du cœur. Quelque chose de très passionnel.
D’ailleurs, vous avez perdu, récemment, deux membres de cette famille, avec les disparitions d’Itaru Oki et de Steve Kaspar, qui jouent sur ce Moons of Uranus…
Oui, c’est très triste, horrible. J’ai un pincement au cœur qui ne me lâche plus. Que dire… J’ai souvenir d’avoir joué avec eux en quartette (avec Michel Pilz) et c’était l’un de mes tout meilleurs concerts. C’était vraiment des personnages, de vrais artistes à l’aura affirmée, et d’excellents musiciens. Quand j’ai appris le décès d’Oki, j’ai appelé Steve pour le lui dire, et voilà qu’un mois plus tard il meurt à son tour… (il souffle) Ça a été un choc. Au moins, je suis content que cet album, comme dans un bel hommage, les réunisse une dernière fois. Il leur est bien sûr dédié. Après, on ne pourra jamais le rejouer tous ensemble en live, dans la même configuration que lors de sa création. Ça en fait un objet unique. À tout jamais.
Vous souvenez-vous justement de ce 2 mars 2019, date à laquelle a été enregistré ce disque lors d’un concert à la Philharmonie ?
On avait ce concert au programme, mais on voulait y faire un truc spécial : ce n’est pas tous les jours qu’on peut jouer dans une institution telle que la Philharmonie… On a eu une résidence de trois jours sur place, dans la salle la plus petite. C’était comme être dans un vaisseau spatial, à onze aux commandes, et avec un VJ derrière nous ! On en a profité pour enregistrer le concert en live, car avec autant de monde sur scène, les occasions sont rares. C’était heureusement assez bien pour en faire un album !
Était-ce compliqué à mettre sur pied ?
Disons qu’avec de telles proportions, chacun doit trouver sa place dans la musique. Car même si le cadre était défini, il y avait plein d’incertitudes. Prenez Jean Bermes par exemple : je l’ai invité parce qu’il est cool, qu’il a une sacrée voix et des idées marrantes, mais on n’avait aucune certitude de ce qu’il allait faire! Je lui ai suggéré, pour rigoler, d’apprendre le klingon (NDLR : la langue fictive de l’univers de Star Trek), et il l’a fait! Dans un autre morceau, il prend la voix d’Hitler pour énoncer la recette de la Bouneschlupp, la soupe traditionnelle luxembourgeoise. Oui, on est partis assez loin, mais on l’a fait tous ensemble, en équipe (il rit).
Pourquoi ce choix d’enregistrer en live, devant un public ? Est-ce pour le côté grisant du risque ?
Il y a d’abord cet aspect pratique, comme financier, de pouvoir faire jouer onze musiciens ensemble. Mobiliser autant de monde pour un seul concert, ça aurait été dommage… Mais c’est vrai qu’il y a aussi, dans un enregistrement en direct, cette notion de danger, cette erreur qui peut arriver à n’importe quelle moment. Mais c’est comme dans la vie : il faut parfois savoir avancer dangereusement ! Et cette tension peut être très grisante.
Il me reste encore à mettre de la musique mexicaine et du schlager allemand
Mieux : Moons of Uranus est abordé comme un album studio. On entend très peu les applaudissements du public…
Oui, on les a enlevés du disque, notamment sur la fin des morceaux. J’en ai juste rajouté sur mes solos de batterie (il rit). Pour le reste, tout est resté à l’identique, c’est pourquoi je suis clairement satisfait du résultat. En un rien de temps, on a réussi à créer quelque chose qui tient la route. Sans faute et d’une belle énergie. L’idée était de se laisser un maximum d’espace, sans stress, sans penser au morceau suivant. Aujourd’hui, Moons of Uranus est composé de sept chapitres. On aurait pu très bien s’arrêter au second, si on avait traîné en chemin…
Vous étiez onze sur la scène, qui devient alors un véritable terrain de jeu. Parlez-nous alors de ces « conversations musicales », expression que vous utilisez souvent pour parler de votre musique ?
Le principe est assez simple : éviter que tout le monde ne joue à tout moment, à moins de vouloir faire du bruit ! Ainsi, on y trouve beaucoup de petites conversations, entre la basse et la batterie, entre la clarinette et le synthétiseur… C’est cela la musique improvisée : parler avec quelqu’un, sans savoir ce qu’on lui va dire, et réagir à propos. Et bien sûr, écouter tout le monde, avec humilité, sans vouloir prendre toute la place.
Si cette approche libre, appuyée par l’improvisation, ramène au jazz, là, vous visez large, avec des emprunts au blues, au rock, au reggae, à la musique orientale…
Il me reste encore à mettre de la musique mexicaine et du schlager allemand et je pense que j’aurai fait le tour ! (il rit). Disons que je suis quelqu’un qui trouve qu’il y a du bon à prendre dans chaque style musical, même si, au passage, il y a quand même pas mal de déchet… Avant de faire du jazz, je jouais du rock et du metal, ce qui a dû m’influencer dans cette orientation sans limites. Et j’ai toujours écouté des groupes qui mélangent sans retenue, sans perdre leur identité première : Led Zeppelin, Sun Ra, Frank Zappa, mais aussi Soft Machine, bien que je ne pense pas qu’il ne se soit jamais mis au reggae. Mais soit… Il faut juste se méfier d’un trop-plein, de trop de fusions, ce qui, au final, donnerait un mauvais goût à la recette. C’est sûr, jouer un seul style m’ennuierait profondément. Et comme c’est mon groupe, j’ai cette liberté d’aller où je veux. Et personne n’ose me dire non (il rit).
Moons of Uranus est-il un cri d’urgence, comme l’implique le titre du chapitre d’ouverture : The World Goes to Shit But Still You Play that Jazz…
C’est drôle, car ce genre de titre prend une nouvelle dimension, un nouveau sens, depuis la crise sanitaire… Il a finalement une double signification : d’abord que, face à la dérive du monde, à l’urgence climatique, les gens restent passifs. On fait ce qu’on fait d’habitude, quoi, un peu en spectateur. Ensuite, que devant l’apocalypse qui se précise, il reste le jazz, une musique de révolte. Comme quoi, il y a toujours une touche d’espoir ! Et puis, l’art est comme un miroir tendu au monde. Moi, je ne fais pas de politique, mais avec ma musique, je peux y aller de mon petit commentaire…
Pourtant, avec cet album, il est question de quitter la Terre, et de partir pour un voyage cosmique…
Puisque la musique est une source infinie d’exploration, j’ai voulu l’associer à une aventure spatiale, disons, très « cliché ». On part de la Terre, car elle en train de s’effondrer, puis les Martiens attaquent, avant d’arriver sur Uranus. En passant aussi, comme dans les films de science-fiction genre Interstellar, par des moments plus abstraits, psychédéliques même, en équilibre entre plusieurs dimensions. L’univers, comme la musique, est finalement une même boucle autour de laquelle on tourne…
Entretien avec Grégory Cimatti