Le Dr Jo Robays revient d’une mission d’un mois menée avec Médecins sans frontières au Brésil, l’un des pays les plus touchés par l’épidémie de coronavirus, qui y a déjà fait plus de 75 000 morts.
Le Dr Jo Robays est médecin généraliste, chercheur et directeur de LouxOR, l’Unité de recherche opérationnelle de Médecins sans frontières (MSF) basée à Luxembourg. Il a été envoyé en mission par MSF pour participer à la lutte contre le coronavirus du 30 mai au 3 juillet dernier à Manaus, la capitale de l’État d’Amazonas, le plus vaste du Brésil, grand comme deux fois la France.
Comment évolue l’épidémie de coronavirus au Brésil ?
Dr Jo Robays : Le nord du Brésil, où se situe la province d’Amazonas, est très infecté par le Covid-19. La situation y est très grave car dans cette zone, le seul moyen de transport sont les rivières et les gens s’entassent dans des bateaux pour des trajets qui peuvent durer cinq à six jours au minimum – c’est un environnement idéal pour transmettre le virus. On pense que dans certains endroits, 50 à 60 % des gens peuvent être infectés.
Mais si le niveau d’infections reste très élevé, la situation se stabilise peu à peu et le nombre d’infections commence à diminuer. Dans le nord, le pic de l’épidémie est déjà passé, il a eu lieu en avril. L’épidémie s’y est répandue relativement lentement du fait des distances et que c’est une région peu peuplée. Sans hélicoptère, il faut près d’une semaine pour atteindre les villages les plus reculés.
L’évolution est cependant difficile à prévoir, car on constate un certain relâchement de la population, comme au Luxembourg ! Il y a deux mois, tout le monde portait des masques et il y avait une certaine discipline. Mais ces dernières semaines, les gens se retrouvaient en terrasse, oubliant la distanciation sociale. Le masque peut créer un faux sentiment de sécurité. Or il faut d’abord respecter la distanciation sociale, et si ce n’est pas possible, porter le masque. Sans compter que là-bas, il fait très chaud, parfois plus de 40 °C, c’est donc difficile de le porter correctement constamment.
Par contre, le virus est en train de se déplacer vers le sud. Nous nous attendons à beaucoup plus de morts et nous préparons pour le choc qui s’annonce. Nous avons vraiment peur pour cette région, beaucoup plus peuplée que le nord. Il y a beaucoup de pauvres qui doivent se rendre sur les marchés pour gagner un peu d’argent, les églises sont encore ouvertes et il y a de grandes messes, sans oublier les manifestations contre le président Jair Bolsonaro, ce qui n’aide pas pour limiter la propagation.
Comment se préparer à cette propagation ?
On peut suivre les rivières et essayer d’être présent dans certaines zones stratégiques avant les premiers cas. Mais tout le pays va être infecté tôt ou tard. C’est un pays immense, la logistique pour monter un hôpital par exemple est très lourde. C’est pour cela que MSF est en train d’analyser la situation pour voir où s’établir au mieux. Nous essayons aussi de transférer au sud l’expérience acquise dans le nord, en donnant des informations aux hôpitaux sur la prise en charge des patients et l’organisation des services. Nous montons également une campagne d’information auprès de la population, notamment via les réseaux sociaux. Car là-bas, même les gens qui ont très peu de moyens ont accès à Internet. Et il y a beaucoup de fake news, il est donc essentiel de faire passer le bon message.
Nous devons rester 14 jours en quarantaine avant tout contact avec les populations indigènes
Quel type d’expérience avez-vous acquise au cours de cette mission à Manaus et que vous souhaitez transférer au sud ?
Le problème au Brésil, c’est qu’ils ont tendance à utiliser des tests rapides, qui peuvent être trompeurs puisque ces tests cherchent les anticorps au coronavirus mais ceux-ci peuvent apparaître jusqu’à 14 jours après l’infection. Nous devons donc convaincre les équipes de ne pas les utiliser. Ils ne sont pas suffisamment fiables.
Nous avons aussi appris au personnel de soins à se protéger contre les infections grâce à des principes de sécurité mis en place dans le cadre de l’épidémie d’Ebola. Nous les avons aussi préparés à mieux communiquer avec les gens, et leur avons montré comment monter un hôpital. Il a aussi fallu corriger certains traitements. Par exemple, au début, les patients branchés sur des machines ne survivaient pas, mais en fait c’est parce que le personnel n’avait pas suffisamment d’expérience.
Il est essentiel d’assurer la sécurité dans un hôpital, qui doit être divisé en différentes zones : infectées et non infectées. Et de former le personnel à certaines règles et de répéter encore et toujours les choses, d’organiser les services pour que chacun connaisse précisément son rôle et sache où il peut et ne peut pas aller. Les détails font souvent une grande différence, comme par exemple, avoir des poubelles qui s’ouvrent avec le pied.
La prise en charge au Brésil est-elle correcte ?
Le niveau de soin n’est pas le même que chez nous, mais nous pouvons assurer une prise en charge correcte. Le problème, c’est qu’il est parfois difficile d’évacuer à temps des malades se trouvant dans des zones très reculées. De plus, certains refusent d’être évacués, car au début, lorsque nous sommes arrivés, la mortalité était très élevée dans les hôpitaux. Les gens le savaient et refusaient d’y être envoyés, certains d’aller là-bas et d’y mourir. Nous avons dû mettre en place une campagne d’information pour leur expliquer que la situation avait changé.
L’inégalité entre riches et pauvres y est extrêmement prononcée
La population est-elle suffisamment protégée, alors que son président semble nier la gravité de la situation ?
Le Brésil est un État fédéral, la plupart des politiques de santé sont déterminées par les États eux-mêmes, qui sont beaucoup plus proches de leur population et de fait conscients de l’existence du problème. Les municipalités ont également beaucoup d’autonomie. Il nous a d’ailleurs été plus facile de discuter avec ces dernières, qui sont directement confrontées à la situation. Dans le nord, des mesures ont donc été prises et il y a beaucoup de masques disponibles, car le port du masque y est obligatoire – on peut même se faire arrêter par la police en cas de non-respect. Nous espérons qu’il sera possible de travailler au maximum avec les États dans le sud, et non pas avec le gouvernement fédéral.
Les Indigènes sont-ils moins exposés au coronavirus ?
Il existe différents types d’Indigènes. Certains, qui vivent dans des zones extrêmement reculées, n’ont pas encore été en contact avec des gens. Ils sont donc quelque part protégés. Mais pour d’autres, le problème est que dès que l’un d’eux est infecté par le virus, la totalité du village l’est également en quelques jours seulement, du fait qu’ils vivent très près les uns des autres. Ils refusent aussi souvent d’être évacués, car pour des raisons culturelles, ils préfèrent mourir chez eux. Cela limite fortement l’efficacité des opérations. D’autant que nous ne voulons pas non plus être nous-mêmes une source d’infection pour eux. Nos interventions sont d’ailleurs ralenties car il existe une règlementation très stricte qui nous oblige à être 14 jours en quarantaine avant tout contact avec les populations indigènes. Mais c’est une bonne chose.
Vous travaillez avec MSF depuis 1992 et avez notamment été missionné pour participer à la lutte contre Ebola. En quoi cette expérience brésilienne est-elle différente ?
L’un des avantages, c’est que le Brésil ne compte pas parmi les pays les plus pauvres du monde. Il dispose aussi d’un système de surveillance qui a ses problèmes mais est tout à fait performant.
Par contre, l’inégalité entre riches et pauvres y est extrêmement prononcée. Par exemple, à Manaus, les premières victimes sont les pauvres obligés d’aller sur les bateaux pour gagner leur vie. Les plus pauvres ont aussi beaucoup plus de facteurs de risques, comme le diabète ou l’obésité. Le nombre de personnes très obèses est d’ailleurs frappant dans le nord. En Afrique rurale, il n’y a pas cette épidémie d’obésité, les gens ont malgré tout beaucoup d’activités, notamment dans l’agriculture. On le constate dans les chiffres d’ailleurs : il y a beaucoup plus de morts de 35 à 55 ans du Covid-19 au Brésil que chez nous. Les autres catégories sociales sont elles moins infectées et savent se protéger.
Par ailleurs, je trouve que le personnel soignant n’a parfois pas assez peur du coronavirus. Ebola fait peur à tout le monde. En mission Ebola, tout le monde sait qu’une fois infecté, il y a 60 % de risques d’en mourir. Tout le monde reste donc très prudent. Mais lorsque le staff a travaillé longtemps sur le Covid, certains considèrent qu’ils ont déjà été infectés et se montrent parfois un peu trop à l’aise avec ça. Lorsqu’il faut faire constamment attention, une certaine fatigue peut s’installer au bout de quelques semaines. Alors qu’il faut rester alerte jusqu’au dernier moment. Il fallait donc rappeler et convaincre les gens de continuer à se montrer prudents. En effet, il faut se laver les mains jusqu’à 40 fois par jour même si ce n’est pas facile.
Entretien avec Tatiana Salvan
Le Brésil est le deuxième pays le plus touché au monde par l’épidémie de Covid-19, derrière les États-Unis, avec 75 366 morts.
Il fait partie des pays ayant enregistré la plus forte hausse du nombre de cas depuis début juillet et s’approche des deux millions de personnes infectées.
Des spécialistes estiment que le nombre réel de cas pourrait en fait être jusqu’à dix fois supérieur et celui de morts, aller jusqu’au double.
Et le pic de la pandémie serait encore loin d’être atteint, selon les experts.
T. S.