La pandémie a fait le tour du monde d’est en ouest et déferlé sur toutes les cultures et sociétés du globe. Une expérience globale comme la planète n’en avait encore jamais vécue au cours de son histoire moderne. Le Quotidien s’est rapproché de monsieur et madame Tout-le-monde aux quatre coins de la Terre pour un panorama des expériences humaines ressenties jusqu’ici, de Pékin à New York en passant par Singapour et Kinshasa.
C’était à la mi-janvier, et pour Madeleine Martinek, 31 ans, femme d’affaires, c’était une journée ordinaire. Elle ne se souvient d’ailleurs plus très bien de la date exacte, mais ce jour-là en se rendant à son bureau un détail l’a frappé : «Les gens ont commencé à porter des masques.»
Basée à Pékin, elle est consciente qu’une épidémie d’un nouveau genre se répand dans le pays, même si les informations officielles sont contradictoires. Le premier décès est confirmé à Wuhan le 13 janvier, mais rien d’inquiétant à première vue pour Madeleine Martinek qui vit à Pékin depuis plusieurs mois. Fin janvier, pour la fête du Printemps, le nouvel an chinois, elle prend quelques jours de congé, se rend en Indonésie puis en Allemagne.
C’est alors que les évènements s’enchaînent en cascade, pas le temps de s’adapter, même le décalage horaire est dépassé par la situation. «Quand je suis arrivée en Allemagne, Wuhan était bouclée, la Chine se préparait à une quarantaine et des rendez-vous que j’avais programmés furent annulés : parce que je venais de Chine, me disait-on.» Et alors que la situation devenait dramatique dans son pays de résidence, «des amis à Berlin s’étonnaient de la sévérité des mesures de confinement mises en place en Chine en ne s’imaginant pas une seule seconde que cela pourrait arriver ici». «On est en Europe quand même», me disaient-ils.»
Inquiétude pour les familles et les amis en Europe et aux États-Unis
«Personne dans notre entourage n’est inquiet pour sa santé, nous le sommes bien davantage pour nos familles, et nos amis en Europe ou aux États-Unis.» Laurence Clément, 51 ans, est enseignante, elle vit avec son mari et leur plus jeune fils à Singapour depuis août 2017. La ville-État est bouclée depuis le 7 avril : «Nous sommes très surveillés ici. Des expatriés et des travailleurs frontaliers, y compris des Français, ont déjà été expulsés du pays depuis mars pour n’avoir pas respecté les 14 jours de quarantaine imposés à ceux qui revenaient de pays à risque. Il y a beaucoup de caméras de surveillance et l’utilisation de la reconnaissance faciale est une norme ici. Les amendes montent très vite : pour ceux qui ne portent pas le masque, c’est une contravention de 300 dollars singapouriens (environ 200 euros), puis 1 500 dollars en cas de récidive et enfin le tribunal pour ceux qui persistent. Bref, ça calme tout le monde.»
Le quartier des affaires de Singapour désert en plein confinement. (Photo : AFP)
À Singapour, alors que la situation semblait pourtant sous contrôle pour les 5,6 millions d’habitants, le confinement a été prolongé brutalement jusqu’au 1er juin. Laurence Clément et sa famille doivent donc s’adapter en conséquence : «Dans notre entourage, tout le monde respecte les règles assez facilement, et sans rechigner. Ce qui est surtout difficile à vivre, c’est l’incertitude des semaines à venir, combien de temps encore ? Il y a aussi les chiffres des contaminations qui restent très élevés, un peu moins de 1 000 par jour en ce moment.» Mais Laurence Clément et sa famille se sentent en sécurité : « Le système hospitalier est l’un des meilleurs au monde, Singapour n’a enregistré que 14 décès au total depuis la première contamination en janvier, parce qu’il y a aussi un nombre très élevé de dépistages qui sont pratiqués.»
«Ici, ils vont se baser sur l’immunité collective»
Sur le continent africain, la donne n’est pas la même. «Ici, ils vont se baser sur l’immunité collective. De toute façon, il n’y a pas le choix, ils n’ont pas les moyens de faire autrement, la précarité est trop grande et les équipements hospitaliers insuffisants.» Jennifer Rochas, 34 ans, est entrepreneuse à Kinshasa le centre économique bouillonnant de la nouvelle Afrique. La ville compte presque 12 millions d’habitants, comme Yolande Nimy, 31 ans. Elle s’est installée ici il y a quelques années comme directrice commerciale d’une société européenne. En mars, raconte-t-elle, l’ambiance de la ville a commencé à changer : «On était suspendu aux nouvelles qui venaient de l’étranger, de Belgique et de France notamment, Mais ce n’était pas notre réalité, cela restait loin, et puis Kinshasa c’est la capitale des rumeurs : au début les gens disaient c’est une maladie de Blancs, les Noirs ne peuvent pas l’attraper.»
L’état d’urgence est déclaré à Kinshasa le 24 mars. «On a commencé à réaliser», se souvient Yolande Nimy. «Et au-delà de la crise sanitaire, on a commencé à craindre pour notre sécurité, la peur de voir des troubles refaire surface.» Dans le même temps, et comme partout, la population s’est ruée dans les commerces : «Ici aussi les magasins ont été pris d’assaut, le papier toilette et les denrées alimentaires étaient quasiment pillés, alors que tout allait bien, rien n’a jamais manqué», assure Yolande Nimy. Enceinte, elle a finalement préféré rentrer sur Bruxelles. Jennifer Rochas a, quant à elle, avec son mari et leurs deux enfants, décidé de rester : «Toute ma famille est en France, et quand j’ai songé à rentrer dans l’Hexagone, mes proches m’ont juste conseillé de rester où j’étais.»
Un marché à Kinshasa après l’annonce de l’état d’urgence. (Photo : Jennifer Rochas)
Embouteillage des camions de la morgue à New York
Jon Battles n’a pas vraiment le choix. Il a 34 ans, est étudiant en marketing et employé dans l’hôtellerie à New York. Autant dire que les fins de mois sont difficiles. Lui et ses amis n’ont nulle part d’autre où aller. «On doit se débrouiller.» Lorsque la vague de la pandémie s’abat sur sa ville, son université est la dernière à fermer. «On a même dû lancer une pétition.» Aujourd’hui, les cours sont dispensés en ligne. «Et ils ont distribué des laptops aux étudiants les plus démunis pour qu’ils puissent continuer à travailler.» La plupart des commerces bars et restaurants de New York se sont vite adaptés à la situation. «De toute façon, la plupart avaient déjà des apps et des services de livraison à domicile. Maintenant, vraiment tout le monde s’y est mis. Par contre, s’il faut aller à la pharmacie c’est vite un parcours du combattant qui dure des heures, là où auparavant il y en avait pour 5 minutes.»
Et à New York, comme à Kinshasa ou à Foetz, la population s’est ruée dans les commerces pour faire main basse sur les provisions : «Que tout le monde se jette sur le papier toilette qui s’est mis à manquer partout, cela me paraissait quand même étrange. Pour l’eau minérale, par contre, pas de souci, on pouvait s’en procurer partout sans problème, d’ailleurs ça a aussi été mon premier réflexe en fait, mais bon, chacun ses priorités.»
Les rayons vides d’un commerce à New York à l’annonce du lockdown. (Photo : Jon Battles)
Si Jon Battles n’a pas perdu son humour, certaines images ne le quitteront plus. «J’habite à proximité d’un hôpital. Et au plus fort de la crise, les camions de la morgue ont fini par provoquer des embouteillages, alors qu’ils étaient les seuls à circuler. Là, on a tous commencé à comprendre ce qui était en train de se passer, c’était une représentation visuelle de la pandémie extrêmement puissante.»
Quelle crise après la crise ?
Avec plus de 60 000 décès recensés à la fin du mois d’avril, les États-Unis paient un lourd tribut à la crise. Mais les statistiques sont des chiffres qui restent fragiles, voire aléatoires selon les pays : «Officiellement, on a 491 cas au Congo (NDLR : en date du 28 avril) et une quarantaine de décès, mais entre ce qu’on nous dit et ce qui est vraiment, on ne sait pas», rapporte Yolande Nimy, de Kinshasa. Et sur place, Jennifer Rochas confirme : «Personne n’est dépisté, les chiffres sont faussés et ne sont pas représentatifs.» Et parfois les destinées personnelles racontent une autre histoire, comme celle d’un ami de Jon Battles, qui s’est suicidé pendant le confinement, victime de sa dépression et de son isolement. «Et je me demande combien d’autres ont pris le même chemin sans qu’on s’en rende ou qu’on en tienne compte», regrette le New-Yorkais.
S’il faut d’abord survivre, ce sera ensuite pour reconstruire. Et pour beaucoup, si ce n’est pas pour la plupart, ce sera long, difficile et compliqué. Jennifer Rochas à Kinshasa est inquiète : «Mon mari travaille dans une banque, et si notre économie s’effondre, le gouvernement ne pourra pas injecter les millions suffisants pour maintenir les emplois.». Même à Singapour, symbole du bien-être économique asiatique, l’avenir s’annonce morose, confirme l’enseignante Laurence Clément : «Certains parents d’élèves commencent à perdre leur job ou subissent des réductions de salaire. C’est difficile. Singapour annonce une disparition probable de plus de 150 000 emplois, ce qui rajoute beaucoup aux grandes incertitudes quant à l’avenir.»
Retour en Chine pour un nouveau départ
Toujours coincée en confinement en Allemagne, Madeleine Martinek songe à retourner dès que possible à Pékin : «Je suis en contact régulier avec mes collègues sur place et je commence à évaluer mes possibilités d’y retourner. Les provinces se rouvrent peu à peu, et les premiers frontaliers circulent à nouveau entre les provinces.»
La vie reprend peu à peu son cours normal au centre-ville de Pékin, et le trafic journalier aussi. (Photo : AFP)
Elle devra alors respecter une quarantaine de quinze jours. «Les mesures de confinement pour étrangers revenant de pays étrangers à risque sont encore en place à Pékin, c’est très strict et très surveillé», explique Madeleine Martinek, avant de poursuivre : «Les gens commencent aussi à s’en lasser, voire à s’énerver. Dans le Sud, la région de Shanghai, la situation est moins tendue.»
Après plus de 215 000 morts et un confinement globalisé, les dégâts sont encore à peine visibles et après la crise sanitaire, le monde fera face à une crise économique et peut-être aussi sociale et politique sans précédent. Avec quelle issue ? Que ce soit à Pékin, Singapour, Kinshasa, New York ou au Luxembourg, ailleurs et partout : c’est à nous de le dire et c’est à nous d’écrire cette nouvelle page de notre histoire, c’est notre avenir à toutes et tous, et c’est à nous de le prendre en main, ensemble.
Chris Mathieu