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[Athlétisme] Julien Wanders : «J’ai toujours la rage de m’entraîner !»


«Dans cette période compliquée, il faut rester discipliné, essayer de trouver la motivation ailleurs que dans les objectifs car ils sont repoussés», assure Julien Wanders. (Montage : Damien Giuliano)

Confinement, couvre-feu, interdiction de s’entraîner en groupe… Au Kenya, la pandémie de coronavirus s’accélère, la peur grandit et les restrictions pleuvent. Pour les coureurs, aussi, l’étau se resserre. D’un jour à l’autre, un confinement total pourrait être imposé. Le recordman d’Europe du 10 km (27’13 ») et du semi-marathon (59’13 ») nous raconte son nouveau quotidien à Iten et se montre combatif.

Samedi, il est 19h au Kenya, soit pile l’heure du début du couvre-feu. C’est le moment choisi par Julien Wanders (24 ans), le recordman d’Europe du 10 km (27’13 ») et du semi-marathon (59’13 »), tranquillement allongé sur son canapé, pour gentiment nous rappeler. Le matin, il s’est empiffré salement un 8*1 km dur (2’45-2’55 »)/1 km moyen (3’25 »). Puis, en fin d’après-midi, un petit footing de récup’. Piste fermée, couvre-feu, interdiction de s’entraîner en groupe… le coronavirus a bousculé quelque peu ses plans. Pour Le Quotidien, le «Kényan blanc» se confie. Et comme d’habitude, sa copine Kolly n’est pas bien loin…

Dites, vous nous rappelez juste à l’heure fatidique ?
Julien Wanders : Exact ! (Il sourit)

Ce couvre-feu qui a été instauré au Kenya de 19h à 5h, le 27 mars dernier, vous impacte-t-il ?
Non, ça va. Les horaires de ce couvre-feu, honnêtement, ce sont quasiment les heures où je dors. Généralement, après 19h, je ne fais rien de spécial, je reste au calme chez moi. Après, je vais me coucher vers 20h30-21h. Donc ça ne me change pas trop de ce côté-là, ça me va.

Voir un athlète de la trempe de Wilson Kipsang (ancien recordman du monde du marathon) se faire arrêter pour avoir violé le couvre-feu – il a été retrouvé dans un bar avec 19 autres personnes dans lequel ils se seraient enfermés afin de boire de l’alcool et de jouer au billard – et contraint de passer la nuit au poste de police, vous en pensez quoi ?
Chacun fait ce qui veut, je ne suis pas là pour juger. Après, ce couvre-feu n’est pas facile pour tout le monde, surtout pour ceux qui aiment faire la fête. Après, voilà, les règles, c’est les règles ! Moi, je les respecte. Ici, on ne joue pas trop avec le feu, car on n’est pas en France ou en Suisse où l’on se prendrait juste une simple amende. Non, ici, il faut faire attention car tu peux, comme à Nairobi ou Mombassa, te faire frapper, tabasser par la police. C’est souvent assez violent.

Avec l’arrivée du coronavirus au Kenya, le président Uhuru Kenyatta a pris toute une série de mesures de restrictions. Fermeture à la fois des écoles primaires et secondaires, des frontières et de l’espace aérien, des parcs nationaux, confinement, couvre-feu… Quelle est votre réaction ?
Ben, c’est nécessaire, car la santé prime, mais c’est un peu chiant. Si je raisonne égoïstement, je dirais que j’ai de la chance de pouvoir encore m’entraîner. Ailleurs dans le monde, d’autres n’ont pas cette chance.

Encore il y a peu, on vous voyait encore courir en petits groupes de 3 à 5 où vous respectiez un mètre de distance. C’est donc fini tout ça ?
Il y a 3 semaines (le 18 mars), Athletics Kenya (NDLR : la fédération kényane d’athlétisme) a décidé de fermer les camps d’entraînement, les clubs et a émis une recommandation nous conseillant  »de continuer à s’entraîner individuellement ». On a donc commencé à s’entraîner en petits groupes (avec de temps à autre Amos Kimutai, les frères Alex et Matthew Kibarus, Boniface Kibiwott, Ollie Kiptoo, Enock Kipchumba), mais on ne pensait pas que c’était obligatoirement  »seul, seul ». Lundi (le 30 mars), 12 athlètes qui se sont entraînés ensemble ont fini au poste de police d’Iten. Donc voilà depuis lundi, je m’entraîne tout seul et ça fait bizarre car d’habitude, ici, je cours avec 20 gars et là… mais bon, je vais m’habituer. Avant de venir au Kenya, je m’entraînais très souvent seul, notamment lors de mes sorties longues. Là, maintenant, c’est plus une ou deux semaines de temps en temps quand je reviens en Suisse. Mais là, au Kenya, la grosse différence, c’est qu’on ne sait pas combien de temps ça va durer.

Dans vos propos, on sent comme une pointe de frustration. On se trompe ?
Je pense que tous les sportifs en ce moment sont un peu frustrés. On a beau tous dire :  »Ouais, il y a plus grave que le sport », mais le sport c’est quand même de quoi on vit, c’est notre passion. Donc, ce n’est pas évident de se dire que tous nos objectifs sont repoussés (championnats d’Europe, Mondiaux de semi-marathon, JO, etc.). Pour certains, c’est difficile de s’entraîner sans objectif. Pour moi, ça me fait du bien de m’entraîner, j’aime ça, donc je ne vais pas m’arrêter. Même sans objectif précis, j’ai toujours la rage de m’entraîner ! Après,  »pousser » des fois à l’entraînement, j’avoue, ça aide aussi à enlever cette frustration du quotidien (il rit).

Le 31 mars, vu que toutes les pistes sont fermées, Julien Wanders a été contraint de réaliser sa séance sur le bitume. Et il a envoyé sévère ! Une manière de faire passer sa frustration.

Avez-vous repris du poil de la bête depuis votre décevant semi-marathon à Ras Al Khaimah (60’46 » le 21 février dernier) ? Vous avez récemment déclaré à ATHLE.ch que votre corps avait dit  »stop ».
Après le semi de RAK, où j’ai subi accessoirement mon dernier contrôle antidopage, j’ai eu un gros contre-coup de 2-3 semaines et je l’explique toujours pas vraiment, c’est un peu l’inconnu. En gros, en exagérant un peu, je suis passé de la balade à 2’50 » à courir des footings à 4’30 » au kil, dans le dur. C’était compliqué car ça ne m’est pas arrivé souvent, enfin jamais aussi longtemps. C’est quelque chose de nouveau que j’ai dû gérer. On apprend, on apprend… (il sourit) Là, je suis content que les sensations reviennent semaine après semaine. Je m’octroie actuellement un jour de pause hebdomadaire, mon corps en a besoin. Bref, au niveau de la forme, ce n’est pas encore fou, mais ça va dans le bon sens.

Au Kenya, on court très rarement tout seul. L’effet de groupe (Harambee spirit) est omniprésent. Là, seul, il faut se responsabiliser encore davantage ?
Ouais, seul, c’est vraiment encore plus de discipline. Avec le groupe, on se donne rendez-vous à 6h ou même à 5h15 pour prendre la voiture, c’est simple entre guillemets car on m’attend. Là, je pourrais bien dire, j’y vais à 8h parce que j’ai envie de dormir mais non (il insiste sur ce mot), je continue avec mes horaires habituels et ça m’aide aussi à faire mes entraînements normalement. À ne pas tomber dans la flemmardise, on va dire (il ricane) !

En cette période, on imagine que votre chauffeur Kandi, qui vous suit en matatu (NDLR : minibus collectif) lors de vos séances, est amené à jouer un rôle encore plus important ?
Kandi, qui est un grand fan de Chelsea, c’est mon chauffeur attitré et un peu mon homme à tout faire. Désormais, il m’emmène 3 fois par semaine sur des routes un peu plus plates, goudronnées comme Moiben, Kaptuli ou Ziwa, ou des routes en terre pour que je fasse mes séances. Je le connais depuis le début que je suis ici (2014), et depuis 2-3 ans que j’ai le groupe, c’est lui qui nous conduit à chaque fois, qui nous suit. Il nous donne les boissons, nous fait des petites vidéos, nous donne les vêtements. C’est presque le coach, maintenant (il rit). Non, j’exagère hein, je ne voudrais pas vexer Marco (NDLR : Jäger, son entraîneur basé à Genève) ! Disons que Kandi nous encourage, il connaît bien les routes et tout et surtout il nous connaît bien, donc c’est cool de l’avoir à nos côtés.

«Iten, c’est chez moi ! J’y suis quasiment 10 mois par an. Je fais des allers-retours pour les courses ou pour retourner voir ma famille en Suisse, mais c’est tout. Je ne me voyais pas rentrer en Europe à cause du corona. Ma vie est à Iten.»

Concrètement, avec le coronavirus, comment vous organisez-vous pour faire vos courses de première nécessité, par exemple ?
Pour l’instant, de ce côté-là, on n’a pas changé nos habitudes. Tous les shops pour acheter de la nourriture sont ouverts. Le Midland Cafe, où vous pouvez d’ailleurs prendre le menu « Wanders »* (il rit), ne propose plus que de la vente à emporter. À cause du Covid-19, on a juste remarqué une pénurie, non pas de papier toilette, mais de poulet. C’est ma copine, Kolly, qui va chercher les légumes quotidiennement avant les repas et puis voilà. Ils ont simplement installé partout des bacs d’eau pour se laver les mains à l’entrée des shops. S’il n’y a pas ça, les gens se font arrêter. Donc on va dire que le problème du corona, ici à Iten**, est pris assez au sérieux. D’un autre côté, t’en vois toujours qui marchent en groupe de 5-6, se serrent la main… Tu n’as pas l’impression qu’il y a une panique énorme, mais c’est bizarre quand même car on entend que parler de ça en boucle à la télé (NDLR : les autorités kényanes ont recensé, à l’heure actuelle, 172 cas confirmés et 6 décès). Même que les gens ici, ils ont peur maintenant des Européens car ils pensent qu’ils ont le corona. Donc c’est une ambiance un peu bizarre, chiante quand même.

Justement, le coach espagnol Totti Corbalan, qui vit aussi à Iten, a récemment déclaré à BBC Sport Africa que lors d’un footing des enfants en ville lui ont jeté délibérément des pierres et l’ont insulté de « corona, corona ».
Ouais, c’est exactement ça. Leur regard a changé. Le Blanc (Muzungu) qui a de l’argent, c’est maintenant le Blanc qui a la maladie (il ricane). C’est assez bizarre, ça pèse en fait. Surtout que maintenant je vais tout seul faire mes footings, les gens t’appellent  »corona » tous les 100 mètres quoi.

Sérieux, à ce point ?
Ouais, je suis obligé d’en remettre en place certains car ce n’est pas correct. Après, les gens ont peur, sont mal informés, donc tu ne peux pas en vouloir à tout le monde et puis c’est comme ça. Mais c’est vrai, c’est étrange.

J’ai lu dans La Tribune de Genève que l’une de vos sœurs, Aurélie, avait été testée positive au coronavirus. Elle va mieux ?
Aurélie va bien, merci. Elle a juste dû rester en quarantaine 14 jours, je pense. À présent, elle est guérie donc elle est retournée au travail car elle est médecin aux HUG (Hôpitaux universitaires de Genève). Ce qui l’a le plus embêté, c’est de rester à la maison, à ne rien faire. Dans la famille, on n’aime pas trop ça (il rigole) !

(Photo : Luka Kiptang Kandi)

«Je reste dans ma routine : je me lève très tôt (4h30), j’avale un petit café et je vais m’entraîner. Je tourne en ce moment à 160 km par semaine.» (Photo : Luka Kiptang Kandi)

Vous, au Kenya, pour l’instant, avec ce couvre-feu, vous devez vous soumettre à un confinement partiel. Est-ce qu’un confinement total vous fait peur ?
Je ne vais pas vous mentir, ça me saoulerait vraiment. Tous les jours, on a des nouvelles restrictions qui tombent, du coup on se demande s’ils vont aller au lockdown (NDLR : confinement total) ou pas. On espère tous que non, car ici ça serait compliqué à mettre en place. Moi, j’ai des contrats annuels de sponsoring, ça va, mais les travailleurs kényans qui comptent sur la paie de la journée pour manger le soir… Quand les gens parlent ici, ils disent que la semaine prochaine ça va arriver. Pfff, moi, je redoute un peu. Après, si réellement ça se produit, j’achèterai un tapis roulant ou un vélo d’appartement, un truc qui me fasse travailler le cardio quand même. Enfin, je trouverai une solution. Mais moi, j’aime être un coureur libre, faire ce que je veux, donc ça serait très dur.

Pour terminer, le mot de la fin, ça serait…
Actuellement, avec ce virus, tout le monde est dans le même bateau. Ce n’est pas ce qu’on préfère mais il faut accepter, ne pas trop se plaindre, respecter les règles, le confinement, la distanciation sociale et les gestes barrières pour nous protéger et protéger les autres. Et avec le temps, ça va passer. Ça doit passer !

Entretien avec Ismaël Bouchafra-Hennequin

* Menu «Julien Wanders» (poulet, riz, chapatis, jus de mangue), actuellement disponible à emporter au Midland Cafe d’Iten (7h-18h), détenu par une certaine… Joan Kolly.

** Iten (contraction de Hill Ten, colline située à 800 m du village et baptisée ainsi par l’explorateur écossais Joseph Thomson en 1883) est une petite ville kényane, perchée à 2 400 m altitude, située dans l’ouest du Kenya. Elle est considérée comme la Mecque des coureurs.

«À mes yeux, d’autres problèmes sont aussi importants que le corona»

Ce qui frappe d’emblée en croisant Julien Wanders, c’est sa foulée, sa détermination, son stakhanovisme à l’entraînement. Ensuite, dans un second temps, on remarque son calme, sa simplicité mais aussi son franc-parler. Ainsi, dans les propos qui suivent, le coureur franco-suisse ne veut pas créer la polémique, «se faire incendier», simplement éveiller les consciences. «Aujourd’hui, le corona touche toute la planète, même les riches, et c’est la préoccupation n° 1. Tout le monde s’inquiète, s’en préoccupe, met ça en avant. Évidemment que c’est quelque chose d’important : le corona représente une menace réelle et je ne le nie pas. Mais les gens qui souffrent de la faim, qui ont le sida, Ebola ou d’autre chose, tout le monde s’en fout parce que la vérité c’est que ça touche que les pauvres, l’Afrique ou d’autres régions défavorisées du globe. Donc voilà, j’invite Monsieur Tout-le-monde à réfléchir à ça, à se poser les bonnes questions. Et pourquoi pas à s’engager à lutter contre d’autres maladies, d’autres problèmes aussi importants que le corona…»

(Photo : Luka Kiptang Kandi)

«Si j’avais un conseil à donner au coureur lambda en cette période de confinement, ça serait de ne pas forcément se préoccuper de l’allure et de tout ça. Mais plutôt de revenir à l’essentiel, à l’essence même de notre sport, le plaisir, car c’est notre meilleur carburant.» (Photo : Luka Kiptang Kandi)

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