La Tunisie s’est réveillée lundi matin sidérée après le premier tour d’une élection présidentielle hors norme, dont les deux premières places ont été revendiquées par deux outsiders « anti-système », des résultats non confirmés officiellement.
Un universitaire sans parti contre un publicitaire en prison : la presse tunisienne a mis en Une lundi les photos de Kais Saied et de Nabil Karoui, qui ont tous deux assuré s’être qualifiés pour le 2e tour, sur la foi de sondages sortie des urnes – en l’absence de résultats officiels. « Un verdict qu’on n’attendait pas », s’est exclamé le quotidien La Presse. « La gifle », a titré Le Temps dans son éditorial, tandis que le journal arabophone Echourouk a parlé d’un « tremblement de terre politique » et le Maghreb d’un « tsunami ».
Si le scenario se confirme, il s’agit effectivement d’un séisme pour la classe politique tunisienne au pouvoir depuis la révolution de 2011 et du début d’une période d’immense incertitude dans le pays rescapé des printemps arabes. L’Instance électorale (Isie) n’a encore fourni aucun résultat officiel, à l’exception du taux de participation de 45,02%, un chiffre faible au regard des 64% du premier tour de la présidentielle en 2014.
Dans une première réaction dimanche dans la nuit, le Premier ministre Youssef Chahed, qui s’annonce comme l’un des grands perdants du scrutin, a appelé le camp libéral et centriste à faire bloc pour les législatives du 6 octobre et s’est inquiété de la faible participation, « mauvaise pour la transition démocratique ». Le parti d’inspiration islamiste Ennahdha, dont le candidat Abdefattah Mourou serait arrivé troisième, a appelé à la prudence et laissé entendre que ses propres chiffres différaient des sondages publiés.
Le scrutin, pour lequel s’affrontaient 26 candidats, s’est déroulé sur fond de crise sociale et économique chronique, et dans une atmosphère de rejet des élites politiques. Selon les instituts privés Sigma Conseil et Emrhod, Kais Saied est arrivé en tête avec environ 19% des voix devant Nabil Karoui, crédité de quelque 15% des suffrages.
Signe du « dégoût de la classe politique »
Karoui, 56 ans, est derrière les barreaux depuis le 23 août pour « blanchiment d’argent », et la justice a refusé par trois fois ses demandes de libération. Si sa qualification au 2e tour se confirme, il s’agira d’une situation sans précédent dans le monde pour une présidentielle. Fondateur de la chaîne privée Nessma, taxé de « populiste » par ses détracteurs, il a bâti sa popularité en organisant des opérations caritatives dans les régions défavorisées du pays, abondamment relayées par Nessma. Il a rompu parallèlement avec les cercles du pouvoir, dont il était proche. « Nabil Karoui est originaire du système, mais il a joué la carte du peuple contre l’establishment, la classe politique dont il est issu s’est (alors) liguée contre lui », analyse le politologue Hamza Meddeb.
Saied, lui, a déboulé sur la scène politique comme dans un jeu de quilles. Ce constitutionnaliste très conservateur sur les questions de société est connu des Tunisiens pour avoir commenté la scène politique sur les plateaux de télévision depuis la révolution de 2011. Il n’a aucune structure pour le soutenir et n’avait jamais participé à une campagne électorale. Il a multiplié les déplacements dans le pays au cours des dernières semaines, misant sur la proximité.
Le scrutin semble avoir été marqué par une désaffection des jeunes, un électorat crucial que le président de l’Isie, Nabil Baffoun, avait exhorté à se rendre aux urnes, dans une déclaration véhémente une heure avant la fin des opérations. « Mais où sont les jeunes ? Il s’agit de leur patrie, de leur avenir », s’était énervé un électeur sexagénaire, Adil, dans un bureau de Tunis.
« C’est le signe d’une désaffection très profonde vis-à-vis d’une classe politique qui n’a pas répondu aux attentes économiques et sociales », juge Hamza Meddeb. « Le dégoût de la classe politique semble se traduire par un vote pour des outsiders », ajoute le politologue.
LQ/AFP