La classe politique luxembourgeoise se prononce presque à l’unanimité contre la directive sur les droits d’auteur qui sera soumise au vote du Parlement européen fin mars. Au contraire des créateurs et professionnels du droit d’auteur, qui luttent pour son adoption. Si le texte est adopté, il obligera les géants du net à rémunérer les producteurs de contenu : artistes, auteurs, éditeurs de presse, etc.
« Donc, si je comprends bien, c’est perdu», lance, dépité, Serge Tonnar. Musicien, auteur, compositeur et écrivain pour le théâtre, l’artiste luxembourgeois soutient la directive européenne sur le droit d’auteur, tant contestée par les géants américains du numérique. Pour autant, tout n’est pas «perdu». Ce qui est en revanche certain, c’est que les six eurodéputés luxembourgeois voteront contre la directive la semaine prochaine au Parlement européen, à l’image de leurs homologues italiens, néerlandais ou finlandais. En septembre, lors d’un premier passage devant l’assemblée, les élus luxembourgeois, à l’exception de l’écolo Tilly Metz, avaient pourtant voté en sa faveur.
«La directive était déjà imparfaite, mais nous espérions qu’elle serait modifiée dans le bon sens lors des discussions en trilogue», soutient Christophe Hansen, député CSV qui a remplacé Frank Engel sur les bancs du Parlement européen. «Nous sommes tous d’accord qu’il faut mieux rémunérer les artistes et les créateurs, mais les articles 11 et 13 posent vraiment problème», poursuit l’élu.
Sans «légitimation démocratique»
Que la directive soit imparfaite, tout le monde en convient, mais artistes et professionnels du droit d’auteur regrettent ce revirement. «Comme toutes les directives, c’est un compromis. Mais elle va suffisamment dans le bon sens pour l’adopter. Et, comme pour toute directive, sa transposition en droit national laisse une certaine marge de manœuvre au législateur», résume Marc Nickts, gérant de la Sacem Luxembourg, qui verse les droits d’auteur aux auteurs, compositeurs et interprètes. Sa position est partagée par Romain Jeblick, le directeur de Luxorr, en charge des droits pour les auteurs de livres et éditeurs de presse : «Il faut des règles : si vous êtes l’auteur d’une œuvre, vous devez être rémunéré pour sa diffusion, et si la règle n’est pas respectée, il faut pouvoir le sanctionner. C’est ce que prévoit cette directive.»
Retrouvez notre éditorial « Au nom de la liberté » et la tribune du journaliste Sammy Ketz sur la directive droits d’auteur
«Si la directive est rejetée, combien de temps faudra-t-il attendre pour que les créateurs soient rémunérés?», s’interroge pour sa part Roby Steinmetzer, le président de la Fédération luxembourgeoise des auteurs et compositeurs (FLAC). «Ce n’est pas parfait, mais mieux vaut avoir cela que rien, car il devient presque impossible pour les créateurs de survivre en tant que professionnels», déplore-t-il. Mercredi, la FLAC et l’Association luxembourgeoise des réalisateurs et scénaristes (LARS) ont exprimé dans un communiqué leur soutien à la directive, en déplorant la désinformation qui l’entoure. «Les GAFA pourront continuer à se servir librement de nos œuvres à leur convenance et accroître leur influence, non tempérée par une quelconque légitimation démocratique, sur la société tout entière», écrivent-ils.
David Laborier, musicien et président de la Commission consultative des ayants droit de la Sacem Luxembourg, fait un constat similaire, notant que «les grandes firmes américaines tentent d’influencer l’Union européenne». «Nous voulons que notre travail soit valorisé et rémunéré à sa juste valeur, et pour cela, il faut faire évoluer la loi avec la technologie : la précédente directive date de 2001, une époque où on se connectait avec un modem et où on ne regardait pas de vidéos en ligne.»
Mercredi, déi Lénk, les pirates, déi gréng, le DP et les organisations des jeunes socialistes et des jeunes chrétiens-sociaux ont dit leur opposition à la directive dans un communiqué commun et appelé à une manifestation, demain, au Kirchberg, sous la bannière #SaveYourInternet, une campagne initiée par YouTube.
Qwant va rémunérer les éditeurs
Pour les artistes et experts des droits d’auteur interrogés par Le Quotidien, leur position suscite l’incompréhension. La colère aussi, car tous disent ne pas avoir été consultés par les élus qui s’apprêtent à voter contre leurs intérêts. Il y a bien eu des rencontres, notamment avec la Sacem, mais tous s’accordent à dire que les contacts ont été plutôt distants et la FLAC attend une réponse à la lettre qu’elle a adressée aux eurodéputés luxembourgeois en début de semaine.
«Si la directive n’est pas adoptée, quelle est l’alternative pour rémunérer les artistes?», demande Marc Nickts, qui signale que le moteur de recherche européen Qwant a annoncé lundi qu’il soutenait le texte et qu’il allait rémunérer les éditeurs.
L’eurodéputé CSV Christophe Hansen reconnaît qu’en cas de rejet il faudra renégocier le texte et que cela prendra un certain temps.
«Si la directive atterrit à la poubelle, cela va encore prendre des années», s’emporte Serge Tonnar. «Google et compagnie vont continuer à gagner des milliards avec notre travail sans nous payer alors qu’ils sont devenus de véritables labels globalisés.»
Fabien Grasser
Les «fake news» de YouTube contre la directive
La plateforme de partage de vidéos en ligne a sorti les grands moyens pour contrer la directive sur les droits d’auteur qui l’obligera à conclure des accords avec les créateurs.
Si d’aventure la directive sur les droits d’auteur est rejetée la semaine prochaine par le Parlement européen, les géants américains du Net pourront rendre un vibrant hommage à Susan Wojcicki, la directrice générale de YouTube. Elle n’a pas ménagé ses efforts pour préserver leurs profits. Avec l’eurodéputée pirate allemande Julia Reda, elle est depuis des mois l’opposante la plus virulente au texte.
L’opposition était d’abord discrète, avec par exemple le lancement téléguidé de la pétition «Arrêtez la machine de censure» sur Change.org, qui a recueilli 4,5 millions de signatures en Europe. À l’automne dernier, Susan Wojcicki est passée à l’offensive à visage découvert avec une tribune dans le Financial Times, où elle affirmait que la directive détruira l’industrie européenne de la création et des centaines de milliers d’emplois. Elle est à l’origine de la campagne #SaveYour-Internet, suivie par plusieurs partis et organisations de jeunesse politique luxembourgeois.
Des youtubeurs bien rémunérés
Partant de ce slogan, Susan Wojcicki a initié une campagne de mensonges en mobilisant une redoutable armée de lobbyistes : les utilisateurs de YouTube, le deuxième site le plus fréquenté au monde (1,9 milliard d’usagers par mois) derrière le moteur de recherche Google, sa maison mère. Les youtubeurs européens les plus influents ont été contactés par la plateforme, qui leur a fourni les éléments de langage et un kit complet pour décrédibiliser le texte européen.
Selon une enquête publiée en début de semaine par le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), la plateforme a proposé 2 000 euros à des youtubeurs allemands célèbres pour chaque vidéo hostile à la directive. Le FAZ affirme aussi qu’un lobbyiste américain basé à Bruxelles disposait d’une enveloppe de 15 000 euros pour rembourser les frais de voyage et de séjour aux militants d’ONG se rendant à Strasbourg pour influencer les eurodéputés. Et d’après le Times, Google a directement investi dans cette campagne, une première pour la firme, affirme le journal londonien.
Battre le rappel des youtubeurs est d’autant plus facile que la plateforme rétribue grassement les plus populaires, ceux qui ont le plus d’abonnés et de vues. En 2017, YouTube leur avait redistribué 800 millions d’euros en Europe.
Enfants et ados manipulés
Diffusant des slogans comme «La fin de l’internet libre», «YouTube va disparaître», ou «Vous ne pourrez plus voir vos vidéos préférées», la plateforme a en priorité ciblé les enfants et les ados afin qu’ils relaient le message auprès de leurs parents. À l’automne dernier, l’égérie pirate Julia Reda s’était d’ailleurs réjouie des résultats obtenus par cette manipulation, encourageant sur Twitter les enfants à maintenir la pression.
La menace de YouTube de quitter l’Europe paraît fantaisiste aux analystes économiques, pour qui ce marché est bien trop important pour la plateforme et les géants américains du Net en général. Ces derniers mois, YouTube a amplement diffusé des mensonges sur l’article 13, des «fake news» que les acteurs d’internet s’engagent pourtant à combattre.
Il en va ainsi de l’obligation pour les plateformes de se doter de filtres automatisés pour repérer les contenus soumis aux droits d’auteur. En réalité, le mot «filtre» ne figure pas dans le texte, ne précisant pas quels outils doivent être employés pour assurer ce contrôle. C’est d’autant plus paradoxal que YouTube et Google utilise déjà abondamment des filtres pour bloquer des contenus et des publicités. Ils se prévalent même de leur expertise dans ce domaine.
Un autre mensonge porte sur les vidéos dans lesquelles apparaissent les «mèmes» si chers aux ados, ou encore celles parodiant une œuvre musicale, cinématographique ou diffusant des remix. Il est faux d’affirmer que ces vidéos seront bloquées, ces cas figurant parmi les exceptions prévues par le texte. Tout comme les partages de documents, vidéos et images entre particuliers et sur les plateformes ne tirant pas de revenu de ces activités, comme les encyclopédies gratuites en ligne. Il en va de même de la vidéo du dernier-né que vous diffusez sur YouTube à l’intention de votre famille et vos amis.
Les start-up préservées
Surtout, à l’issue d’un compromis négocié entre Paris et Berlin, la directive exclut de son champ d’application les acteurs de l’internet présents depuis moins de trois ans en Europe, totalisant moins de 5 millions de visiteurs uniques par mois et réalisant un chiffre d’affaires annuel inférieur à 10 millions d’euros. En filigrane, la directive préserve les start-up du net.
En 2018, Alphabet, la holding qui contrôle Google, YouTube et Android, a annoncé un bénéfice de plus de 30 milliards de dollars, en partie réalisé grâce aux contenus non rémunérés. «Le problème, c’est que l’article 13 crée un précédent de responsabilité qui terrifie YouTube. La plateforme va perdre son statut de simple hébergeur, qui l’exonère de toute forme de responsabilité juridique et sociale», explique au magazine Challenges l’eurodéputée française Virginie Rozière.
F. G.