Il joue ce mardi soir à l’Op der Schmelz. Le batteur américain Enoch Jamal Strickland, réputé mondialement pour ses collaborations et ses projets personnels, raconte son jeu, ses influences, les États-Unis sous Trump et son nouveau disque, Warriors for Peace.
Vous êtes compositeur, batteur et leader de votre propre groupe. N’est-ce pas trop compliqué de multiplier les attributs ?
«E. J.» Strickland : Porter différentes casquettes, c’est un numéro d’équilibriste. Il faut à la fois se rendre disponible pour les autres et réussir à porter ses projets personnels. Bref, tout mon temps est consacré à apprendre la musique de différents artistes et, parallèlement, à écrire la mienne – sans oublier les dates à trouver, l’organisation… Ça paraît épineux, mais moi, ça m’amuse!
C’est donc un véritable travail à temps complet…
(Il rigole) C’est tout à fait ça. Je n’ai plus une seconde à moi !
Pensez-vous qu’un batteur compose différemment d’un autre musicien ?
Oui, ce n’est pas la même approche, et cela tient à la nature même de l’instrument. Bien sûr, les mélodies et les harmonies sont présentes, mais disons que le rythme prend plus de poids dans les chansons. Après, c’est souvent plus dur pour les autres musiciens de s’approprier ces compositions, sûrement plus singulières. Mais ça sonne bien, car le rythme, c’est l’essentiel!
« J’ai grandi en écoutant plein de musiques »
Que pensez-vous de l’état du jazz aujourd’hui, et, parallèlement, de la place qu’y trouvent les batteurs ?
Le jazz est à un moment intéressant de son évolution. Il devient, au fil du temps, plus généreux, ouvert. Évidemment, il est toujours question de swing, de blues, mais il ne faut pas s’arrêter à cela. Il embrasse désormais plein d’autres horizons : latin, klezmer, africain… Mais, comme dans toute autre mutation musicale, cela tient encore aux rythmes qui s’influencent, se mélangent. Ça n’a rien d’obsessionnel que de dire que tout est une question de rythme (il rigole). Et ça ne sert à rien de résister : ce mélange, c’est une évolution naturelle. Et si elle change, c’est simplement pour mieux survivre! Et selon moi, elle sera là encore bien longtemps après nous.
Et concernant les batteurs ?
Aujourd’hui, les batteurs ne sont plus mis à part, en retrait. Ils savent très bien ce qui les entoure, et arrivent à le retranscrire en musique.
Dans ce sens, quand vous parlez de votre style, vous dites : « Vous n’allez pas écouter un batteur de jazz traditionnel. » Qu’est-ce que cela veut dire ?
Dans mon jeu, on trouve des éléments du jazz, comme vous dites, traditionnel, mais mélangés à d’autres influences. J’ai grandi en écoutant plein de musiques, et que de la bonne, distillées par mon père. Il jouait du Stevie Wonder, du John Coltrane, du Led Zeppelin… Après, je me suis mis à écouter A Tribe Called Quest. Tout ça se retrouve aujourd’hui dans mes morceaux, et ce décloisonnement semble plaire à de plus en plus de monde, musiciens comme auditeurs.
Vous dites encore que la chose la plus importante reste de prendre du plaisir à ce que l’on fait…
Oui, tout doit être résumé à cela, même si on l’oublie trop souvent. Faire de la musique est exigeant, parfois stressant, frustrant même, mais ça doit rester du plaisir. Sur une scène, en concert, on doit sourire, s’amuser… D’ailleurs, moins vous êtes à l’aise, plus cela se ressent dans votre prestation. Si vous êtes inquiet ou, au contraire, trop sûr de vous, ça n’est jamais bon. Pour moi, ça n’a jamais marché en tout cas!
Votre dernier disque, Warriors for Peace, sorti il y a quelques jours, est-il alors fun ?
Oui, c’est clair! Alors que mes deux précédents albums étaient plus centrés sur la batterie, puissante, pesante, celui-ci repose plus sur un sentiment, une sensibilité. Tout est finalement dans le titre…
Nos sociétés ont besoin d’artistes, d’activistes
Que faut-il alors comprendre ?
Ce nom, c’est un hommage à tous ceux qui brisent le silence et se dressent devant un monde à la dérive. Personnellement, je crois fortement aux valeurs que sont la paix, l’égalité, la justice, mais aujourd’hui elles sont menacées, notamment dans mon pays, les États-Unis. Aujourd’hui, plus qu’avant, nos sociétés ont besoin d’artistes, d’activistes… Il faut combattre, ne pas se laisser faire par des politiques malveillantes. Oui, on est en guerre. D’où ce titre.
Vous avez enregistré cet album à Marseille. D’ailleurs, vous y êtes encore (NDLR : il se trouvait à Marseille lors de l’interview). Il se passe quoi entre cette ville et vous ?
(Il rit) C’est que je m’arrête souvent ici. Avec Paris, ce sont les deux villes en Europe que j’ai le plus visitées. À Marseille, on trouve surtout un superbe studio, Da Town, avec un ingénieur de grande qualité, Ulrich Edorh, d’ailleurs lui-même un fantastique batteur. Ça méritait bien de s’y arrêter en pleine tournée! De cette manière, le groupe conservait toute son énergie réclamée par les concerts.
Est-il toujours possible de faire des albums joyeux, tranquilles, aujourd’hui aux États-Unis, avec ce qu’il s’y passe ?
Oui, sans aucun doute. En tout cas, c’est plus que nécessaire. C’est la fonction même d’un artiste libre : distiller de l’amour et de la joie à travers son art, même si c’est difficile, même si ça lui coûte… C’est l’aspect le plus vital de son influence. Oui, nous sommes des combattants.
Êtes-vous quelqu’un, au final, de positif ?
C’est clair ! Je suis aussi quelqu’un d’entier, ce qui m’empêche de me taire quand les choses vont mal… Vous savez, à mes yeux, tout ce désordre que l’on rencontre aux États-Unis, et ailleurs, va développer quelque chose de positif : les gens, en effet, s’engagent, manifestent, résistent. Ils se disent : « Il faut prendre part à l’opposition, défendre mes droits, lutter contre ces dirigeants qui nous manipulent et nous divisent. » Il faut toujours passer par le mal pour tendre vers le bien…
Entretien avec Gregory Cimatti