Et si certains retards scolaires, troubles du comportement, voire lésions cérébrales, étaient liés à l’exposition précoce des enfants aux tablettes et aux smartphones? Des experts tirent la sonnette d’alarme.
Pour un enfant, une tablette est un compagnon de jeu docile : elle ne dit jamais non. Si bien que lorsque l’enfant revient au monde réel, le choc peut être rude, prévient le Dr Seligmann, pédiatre au centre hospitalier de Luxembourg (CHL).
C’est l’histoire d’un bébé…
… à peine né et déjà accro aux écrans! Cette histoire est vraie, nous raconte le Dr Roland Seligmann. «C’est une scène que j’ai vue récemment en vacances. Dans un hôtel, un couple avait placé son bébé sur une chaise haute avec, d’un côté, le repas, et de l’autre, une tablette. L’enfant, qui n’avait même pas deux ans, ne disait rien. Il regardait, fasciné, la tablette avec un petit jeu d’animation dessus. Pour les parents, le but, c’était d’être tranquilles. Et eux-mêmes regardaient leur tablette, à côté de l’enfant.»
Bienvenue à l’ère de la tétine numérique! Sauf que cette tétine doit être utilisée avec modération. De plus en plus d’experts avertissent des risques d’un usage trop précoce des tablettes, smartphones et autres écrans. Et leurs diagnostics sont graves : lésions cérébrales, retard du développement, troubles autistiques, échec scolaire, isolement social…
Pour le Dr Seligmann, un précurseur de la pédiatrie qui a contribué au lancement de la Kannerklinik au CHL il y a 37 ans, cette menace des temps modernes, encore méconnue, doit être prise au sérieux.
Intelligence artificielle
«Pour que le cerveau d’un bébé se développe correctement, il faut qu’il apprenne à interagir avec le monde qui l’entoure», résume le pédiatre. La majorité des connexions neuronales passe en effet par les cinq sens : il faut que l’enfant touche, sente, goûte, tourne un objet dans tous les sens…
«Mais le problème, aujourd’hui, c’est que de plus en plus de parents pensent que donner une tablette à un enfant sera une bonne façon de l’occuper ou de l’aider à se développer. On voit ça beaucoup chez les adultes qui n’ont pas une grande éducation, et qui croient que c’est par les tablettes, les smartphones, ces concentrés de technologie, que leurs enfants vont acquérir une connaissance qu’eux-mêmes n’ont pas. Le problème, c’est que le jeune enfant risque de développer un rapport artificiel à son environnement, car ce qu’il apprend avec une tablette n’a rien à voir avec le monde réel. Au contraire, il l’en détourne.»
Si l’enfant a une intelligence suffisante, «il saura peut-être faire la part des choses. Mais si l’enfant est plus limité, il ne va pas comprendre pourquoi il existe une telle différence entre le monde facile des tablettes et le monde difficile des adultes et des autres enfants.» Et c’est là que les ennuis commencent…
Je veux ma tablette!
Après près de 40 ans de pédiatrie, le Dr Seligmann est formel : «On voit une augmentation de l’agressivité chez les plus petits. Une agressivité verbale, mais aussi physique, d’enfants qui deviennent violents à la moindre contrariété.»
L’usage précoce et incontrôlé des écrans contribuerait à ce phénomène : «J’ai vu une mère qui ne savait plus quoi faire avec son enfant qui faisait des crises de colère terribles dès qu’il fallait arrêter de jouer avec sa tablette. L’enfant était dans une sorte de dépendance physique et psychique à l’écran. Et c’est là que commence le risque de ce qu’on appelle les comportements autistiques. Car comme l’enfant n’est plus en communication qu’avec le jeu, il a du mal à l’être avec les gens.»
La chimie ne peut pas tout
Pour faire taire certains enfants trop excités ou agressifs, il existe des traitements à base de neuroleptiques. Mais gare : «Parfois, ce ne sont que des béquilles chimiques qui, certes, rendent les enfants plus calmes, mais ne règlent pas le problème de fond.» Le traitement de la dépendance aux écrans doit donc, lui aussi, passer par l’apprentissage de bonnes pratiques comportementales (lire ci-dessous).
Le devoir de s’ennuyer
Votre enfant parle tout seul en jouant? «C’est un phénomène tout à fait normal, affirme le pédiatre. Avec des jouets classiques, il arrive souvent un moment où l’enfant arrête de jouer, et commence à se raconter des histoires, à se parler à lui-même. C’est un moyen de développer son cerveau, de faire vivre les informations acquises.» Mais face à une tablette qui sollicite l’attention en permanence, les enfants n’ont plus ce moment de rêverie, où ils prennent le temps d’expérimenter, de créer…
Et la science dans tout ça?
Le Dr Seligmann l’admet volontiers, le danger des écrans pour les enfants est «encore sous-estimé scientifiquement. On trouve peu d’études ou d’ouvrages de référence sur le sujet. Ici, à la Kannerklinik, on commence seulement à se saisir du problème.» Donc, «il faudrait que les spécialistes soient davantage formés à ces dangers, qu’ils apprennent à faire le lien entre certaines pratiques, par exemple un enfant qui utilise une tablette avant de dormir, et certains troubles. C’est pour cela que les pédopsychiatres vont devoir inventer de plus en plus de nouvelles méthodes pour déshabituer les enfants aux écrans, leur réapprendre l’interaction sociale…»
À quand les premières cures de désintoxication numérique pour les tout-petits?
Romain Van Dyck
Éviter toute utilisation d’écrans pour les enfants de moins de 18 mois (certains experts préconisent même de les interdire jusqu’à 4 ou 5 ans).
– Imposer des limites de temps : 1 heure d’écran par jour maximum pour les enfants de 2 à 5 ans, en les accompagnant pour comprendre ce qu’ils regardent, et guère plus.
– S’assurer que les écrans ne réduisent pas le sommeil, l’activité physique, les jeux sociaux ou les autres comportements essentiels à la santé.
– Préférer les programmes de haute qualité pour introduire les écrans auprès des enfants de 18 à 24 mois, toujours en les accompagnant pour leur expliquer ce qu’ils voient.
– Faire attention aux applications que les enfants téléchargent, supprimer les applications violentes, etc.
– Limiter l’exposition aux écrans à cause des dangers de la lumière bleue, qui peut provoquer une fatigue oculaire, voire des lésions. Certains smartphones proposent même de filtrer eux-mêmes la lumière bleue.