L’année dernière, elle a reçu le prestigieux prix Arts et Lettres de l’Institut grand-ducal. La chorégraphe Léa Tirabasso présente « TOYS », une pièce sur l’hédonisme où la jeunesse trompe la mort dans des plaisirs futiles.
Ils sont cinq – trois garçons et deux filles – à se mélanger, à danser pour oublier leur mortalité, à chanter pour exorciser leurs démons. Une course aux plaisirs et aux mirages de la drogue – même quand elle prend l’apparence de douces sucreries –, imposée par un impérieux besoin d’exister, pour soi et aux yeux des autres. Comment vivre dans l’attente de l’inéluctable ? Voilà la question que pose Léa Tirabasso avec TOYS, pièce concoctée sur deux années, après moult voyages ou résidences artistiques.
Derrière une musique électronique binaire – «j’avais une envie de partager quelque chose où l’on tape du pied», soutient-elle – gronde en effet un mal-être, celui d’une jeunesse (dorée) qui trompe la mort dans les excès. Ici, les corps se mélangent, sans distinction de sexe, mais restent de fragiles paravents, vacillant au moindre contact avec la réalité. Des «coquilles vides», aussi futiles qu’un personnage de Sofia Coppola. Une jolie réflexion existentielle sur l’humain et son incessante quête de jouissance.
Votre pièce, TOYS, aurait pu très bien s’appeler JOYS…
Léa Tirabasso : Tout à fait ! C’est vrai qu’on parle ici d’objets et de plaisir. Pour moi, on a toujours besoin d’accessoires pour remplir notre vie. Une sorte de course effrénée – intellectuelle, spirituelle, matérielle – pour combler un manque, sans forcément savoir ce que c’est. Il y a aussi, dans ce sens, une certaine naïveté dans la recherche du bonheur. On reste finalement de grands enfants.
Ce besoin vital de combler le vide, le partagez-vous ?
Il y a un fait, peut-être pessimiste, mais inaltérable : on attend tous notre mort ! On ne peut pas rester assis à attendre qu’elle arrive, d’où ce besoin de combler cette attente. La question de cette pièce est celle-ci : la quête des plaisirs peut-elle être une réponse à cette fatalité ? Et je n’ai malheureusement aucune réponse à donner (rire) ! Mais cette fuite en avant, cette nécessité de se perdre – dans l’amour, le travail, l’amusement… – cet excès, parfois, coûte que coûte, me paraît incontournable dans notre existence. Sinon, c’est à se tirer une balle !
Quitte également à être dans la futilité, comme le sont vos personnages dans TOYS…
Ce sont des coquilles vides, même si, comme tout le monde, ils ont des blessures et démons. La fête, la communauté, les abus, tout cela, ce n’est que des masques derrière lesquels ils se cachent. Pour moi, c’est une pièce profondément triste. C’est une illusion, une poursuite vaine, même si derrière, il y a un message positif, du genre « on va tous y passer, alors autant s’éclater ! » Oui, d’autres philosophies hédonistes prônent, à l’inverse, une approche mesurée. Mais TOYS prend le postulat du lâcher-prise. On y va à fond !
Est-ce une critique de la jeunesse, de la fameuse génération Y ?
Ce n’est pas une critique, mais plutôt une observation. De toute façon, pour la plupart d’entre nous, on est tous passés par cette phase folle, où l’on sort, on boit, où on se laisse aller. Moi, j’ai adoré ces passages-là de ma vie. J’ai adoré me perdre ! Après, encore une fois, ça n’a rien de drôle. Un ami philosophe, à Londres, a vu quelques passages de la pièce et m’a dit que c’était une dystopie. C’est vrai qu’on n’a pas envie d’y participer. On est bien à l’extérieur de la bulle. Moi aussi, quand ils dansent, je tape du pied, mais parallèlement, ils m’énervent au plus haut point, car ils sont d’une tristesse désespérante.
Peut-on parler, chez vous, d’une influence de Pina Bausch et de sa danse-théâtre ?
Si influence il y a, c’est celle de traiter de l’humain avant de traiter du danseur. Là, je m’y reconnais. Après, Pina Bausch a eu une telle influence qu’il est difficile de l’éviter. J’espère sincèrement construire quelque chose sur son héritage, plus que d’être une pâle copie. Et j’aime encore plus un chorégraphe comme Alain Platel (NDLR : fondateur des Ballets C de la B.).
Vous avez mis plus de deux ans pour finaliser TOYS. Pourquoi un tel temps de gestation ?
On peut dire que c’est mon dada depuis un bon moment (rire). Disons qu’elle s’est construite petit à petit, au fil des rencontres et des résidences. Le fait de bouger, de se poser dans des endroits culturellement différents, permet de se remettre en question sans cesse, et votre travail s’en ressent. J’ai aimé être influencée, écouter ce que les gens me disaient. C’est aussi comme cela que l’on trouve son propre chemin.
En novembre, vous avez reçu le prix Arts et Lettres de l’Institut grand-ducal. Est-ce quelque chose d’important ?
Ce coup de projecteur, à mes yeux, c’est un encouragement. Ce n’est pas toujours facile de faire son travail de chorégraphe, non pas pour d’insolubles questions artistiques, mais pour les à-côtés : la production, trouver les partenaires… Ça demande tellement d’énergie que parfois on se demande « à quoi bon ? ». Un tel prix, c’est un appui qui vous fait dire que l’on n’est pas seul dans sa barque, un geste qui, dans un sens, vous indique que vous êtes dans le juste.
Du coup, TOYS semble plus attendue qu’une autre pièce au Luxembourg. Qu’en pensez-vous ?
C’est toujours génial de se dire que son travail sera peut-être plus vu, que l’expérience de ce spectacle sera plus généreuse. Je fais ce métier pour le partager, avec une envie que le public ressente quelque chose de fort, positif comme négatif d’ailleurs. Créer, ça reste un petit acte de résistance. Si j’arrive à changer un peu le monde durant une petite heure, et pour 100 personnes, ça me va !
Entretien avec Grégory Cimatti
Trois C-L (Banannefabrik) à Luxembourg. Ce vendredi soir à 19h.
Dans le cadre du «3 du TROIS». Samedi à 20h et dimanche à 17h.