Après l’audition de Jean-Claude Juncker par la commission spéciale TAXE du Parlement européen, l’eurodéputé allemand Fabio De Masi analyse la situation.
Le Quotidien : Êtes-vous satisfait par le travail de la commission spéciale TAXE en charge de l’enquête sur l’affaire LuxLeaks ?
Fabio De Masi : Absolument pas. C’est une vaste blague. Depuis six mois, nous avons perdu beaucoup de temps. Hier (NDLR : jeudi dernier), l’audition de Jean-Claude Juncker n’a été qu’une parodie. Rien de plus, rien de moins.
Comment s’est justement passée cette audition de Jean-Claude Juncker devant les membres de la commission ?
Le programme de cette audition était organisé de telle façon que Jean-Claude Juncker pouvait se comporter comme Louis XIV. Nous ne pouvions pas vraiment obtenir des réponses à nos questions. Et son message était en gros : « Je n’ai rien décidé quand j’étais au Luxembourg, comme je n’ai rien décidé comme membre de la Commission européenne. »
Si c’est le cas, je me demande pourquoi nous avons fait appel à lui. En plus, je suis convaincu, j’ai des informations qui montrent que le Luxembourg avait négocié directement avec des multinationales dans le cadre des rescrits fiscaux. Je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas pour notre commission de punir le Luxembourg. Je ne crois pas que ces législations fiscales profitent aux citoyens du Luxembourg.
Ce n’est pas non plus une affaire personnelle contre Jean-Claude Juncker, mais contre un système qu’il a mis en place et dont il était l’architecte. Je sais aussi avec certitude que la France et l’Allemagne ont aussi profité de ce système. Les gouvernements de ces deux pays étaient au courant de ces pratiques et n’ont rien fait. Je crois qu’aujourd’hui, l’architecte devenu président de la Commission européenne a les moyens de faire le ménage.
Quand Jean-Claude Juncker dit qu’il faut parler de « EULeaks » et non plus de LuxLeaks, êtes-vous d’accord avec lui ?
Il a tout à fait raison. Mais la question est de savoir ce qu’on retire de ça. Tout ce que fait la Commission pour l’instant, c’est gagner du temps. Ils veulent un échange automatique des accords fiscaux sans les rendre publics. Même des membres du monde financier au Luxembourg nous ont dit qu’ils pouvaient dévoiler les rescrits fiscaux sans menacer le secret des affaires.
Je ne fais pas confiance non plus au ministère des Finances allemand, alors je veux que ces rulings soient rendus publics, pays par pays. Il est important de savoir où les profits sont cachés. Et Pierre Moscovici a dit qu’il y aurait sans doute une opposition de la part de la Commission à rendre publiques ces informations. Sans doute de la part de Jean-Claude Juncker. La Commission attend que la pression publique disparaisse.
Jeudi, vous avez demandé à Jean-Claude Juncker le fameux rapport Krecké. Il a affirmé qu’il n’en avait pas eu la connaissance, alors que Jeannot Krecké affirme le contraire. Diriez-vous que Jean-Claude Juncker ment au peuple européen ?
Je ne le dirai pas tant que je ne pourrai pas le prouver. Mais ce que je peux dire, c’est que ses explications ne correspondent pas à celles de Jeannot Krecké. Je vais maintenant contacter ce dernier et essayer de clarifier cette affaire. Si Jean-Claude Juncker n’a pas dit la vérité, il devra en assumer les conséquences. […] Si Jean-Claude Juncker croit qu’il peut dormir tranquille, il se trompe. Je remplirai mon devoir de membre du Parlement.
La commission spéciale TAXE a-t-elle atteint ses objectifs?
Non, car nous ne pouvions pas le faire. Nous n’avons pas eu les documents demandés. Nous n’avons pas accès aux dossiers. Je crois que la pression publique dans l’affaire LuxLeaks a peu à peu diminué et c’était exactement l’objectif de Messieurs Schulz et Juncker. Cela nous a occupés six mois et nous rendons un rapport sur des choses que nous n’avons même pas vues. Mais s’ils croient que nous allons abandonner, ils se trompent. Nous avons des informations précises que nous allons rendre publiques pour maintenir la pression.
Pensez-vous qu’une commission d’enquête serait désormais utile?
Nous avons toujours voulu une commission d’enquête. Il y a maintenant des discussions entre groupes pour étendre le mandat de la commission spéciale. Nous pensons que si nous l’étendons, cela ne servira à rien, car on nous refusera encore les documents. Mais le problème, c’est la coalition conservatrice entre Martin Schulz (NDLR : président du Parlement européen) et Jean-Claude Juncker qui tente d’empêcher une commission d’enquête. Même les libéraux sont contre. Alors, nous sommes en position minoritaire. Martin Schulz affirme que nous n’aurions pas pu réaliser une commission d’enquête dans un cadre légal, mais nous avons des juristes qui affirment le contraire. La Conférence des présidents de groupe n’a jamais pris une décision formelle sur une commission d’enquête. Martin Schulz a juste dit : « L’État, c’est moi et nous n’étudierons pas cette possibilité. » Nous essaierons encore et nous avons même le soutien de certains députés conservateurs.
Alain Lamassoure, le président français de la commission spéciale TAXE, a déclaré qu’il voulait interdire l’accès du Parlement européen aux sociétés qui n’ont pas répondu aux convocations. Trouvez-vous cette sanction suffisante?
Je soutiens cette décision, mais ce n’est pas assez. Je préférerais qu’IKEA, par exemple, paie sa part d’impôts. Je soutiens Alain Lamassoure, mais ce n’est pas une compensation. La majorité de la population travaille tous les jours et paie ses impôts, parfois trop, et le problème est là.
Peut-on dire que la Commission va dans un sens et le Parlement dans l’autre?
Je ne pense pas. Jeudi, les députés n’étaient pas vraiment satisfaits par l’audition. Si vous regardez les recommandations du rapport d’étape de la commission spéciale TAXE, elles ne sont pas plus contraignantes que celles préconisées par la Commission. C’est pourquoi il faut un groupe politique de gauche au Parlement européen qui réclame davantage. C’est le cas du nôtre, la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique, un peu comme déi Lénk à la Chambre des députés du Luxembourg qui était le seul parti à tenter de faire la lumière sur les rescrits fiscaux. Si les gens veulent que les multinationales paient leurs taxes, cela aiderait que les partis de gauche soient mieux représentés. Mais le problème, c’est que les électeurs sont tellement las qu’ils ne votent plus et cela rend les choses très faciles pour Messieurs Schulz et Juncker.
Cette Europe déchirée sur les dossiers des réfugiés ou des rescrits fiscaux ne fait-elle pas le jeu des eurosceptiques?
Bien entendu. Si on regarde la réalité en face, les eurosceptiques ont raison : l’Europe ne fonctionne pas. L’austérité a mis la pression sur l’Europe, la dette publique explose, les budgets sont à la baisse, c’est le chaos en Syrie et en Libye et nous sommes incapables de gérer la crise des réfugiés. Nous n’avons rien pour les aider à s’installer sans mettre la pression sur les Européens. Je crois que si nous ne remplissons pas nos missions, si nous donnons un blanc-seing aux multinationales et que les citoyens voient qu’ils peuvent à peine survivre en travaillant tous les jours, les gens vont tourner le dos à l’Europe. C’est pourquoi j’ai dit à Jean-Claude Juncker jeudi qu’il était à l’image de cette Europe. La défiance publique vis-à-vis de cette gouvernance incapable de taxer les multinationales offre peu d’espoir.
Pensez-vous que la solution serait une Europe politique?
Je ne suis pas sûr que ce soit juste un problème de structure. Le problème, c’est que si vous donnez le pouvoir à un gouvernement mais que les traités sont mauvais au départ, vous pouvez empirer la situation. Il suffit de regarder les négociations sur le libre-échange, le TTIP (NDLR : partenariat transatlantique de commerce et d’investissement) avec les États-Unis. Je serais heureux que l’on puisse lutter pas seulement au Parlement européen, mais au sein des Parlements nationaux. La pression publique serait encore plus forte. Le problème est de faire les bons choix. Et les traités actuels ne le sont pas.
Comment votre image de justicier Die Linke est-elle perçue en Allemagne?
La plupart des Allemands sont en colère contre ces affaires. Ils sont tellement en colère qu’ils n’ont plus d’espoir politique. Ils deviennent passifs et l’acceptent. Ils ne croient plus en l’élite politique et dans les institutions européennes, et c’est une situation très dangereuse. Ceux qui détruisent l’Europe aujourd’hui ne sont pas les eurosceptiques, mais les gens comme Jean-Claude Juncker qui ne prennent pas en considération le citoyen moyen.
Christophe Chohin