Acquitté pour la deuxième fois le 15 mars dans le cadre du procès LuxLeaks à Luxembourg, le journaliste Édouard Perrin estime que la question de fond, celle de l’évasion fiscale, a été évacuée. Entretien.
C’est lui qui a récupéré le premier les documents d’Antoine Deltour et de Raphaël Halet pour dénoncer l’évasion fiscale massive des multinationales via le Luxembourg. Poursuivi notamment pour complicité de violation du secret professionnel, Edouard Perrin a été acquitté une seconde fois en appel, le 15 mars. Les juges ont estimé qu’il s’était comporté en «journaliste responsable».
Le Quotidien : Vous avez été acquitté une seconde fois dans ce procès. Votre travail de journaliste a été salué à chaque fois par le parquet au cours des débats. Vous n’avez jamais douté ?
Édouard Perrin : Je n’ai jamais douté de ce que j’avais fait. Après, je ne pouvais pas être sûr de ce qui allait être compris et interprété, notamment vu la manière plus que troublante dont les interrogatoires et l’enquête ont été menés. Et surtout quand on a découvert l’accord confidentiel de Raphaël Halet avec Price (ndlr : le cabinet PricewaterhouseCoopers).
Votre inculpation tient justement, à l’origine, aux premières déclarations de Raphaël Hale sous cette menace, sur lesquelles il est revenu, selon lesquelles vous auriez joué un rôle de donneur d’ordre dans le vol des 14 déclarations fiscales…
Oui. Mon inculpation est aussi due à l’utilisation totalement anti-chronologique des échanges de mails entre Raphaël Halet et moi. On a échafaudé la thèse du journaliste commanditaire sans tenir compte de ces échanges et de leur chronologie. C’était surprenant.
Les magistrats ont aussi passé beaucoup de temps sur cette fameuse boîte mail «morte» que vous avez utilisée pour échanger avec Raphaël Halet. Le procédé a même été qualifié de «conspiratif» par le président…
Je ne saurais pas dire quelle est la part de méconnaissance et d’ignorance à la fois des usages technologiques et du travail journalistique, de la nécessité de faire tout notre possible pour protéger nos sources. Je ne saurais pas dire non plus quelle est la part de volonté de se payer le journaliste de Cash Investigation. Je pense que tous ces éléments font partie de l’équation.
Le parquet avait fait appel de votre acquittement en première instance, pourtant en appel l’avocat général a requis un nouvel acquittement. C’était pour vous ennuyer jusqu’au bout ?
Je n’ai toujours pas compris cet appel. Mais avant même le procès en première instance, le non-lieu partiel rendu sur mon cas par la Chambre du Conseil en octobre 2015 a été zappé par tout le monde. Les accusations de vol et de complicité de vol, c’est-à-dire les deux plus graves chefs d’inculpation, avaient été écartés. Pourtant, durant les débats, les interrogatoires se sont déroulés comme si cet arrêt n’avait pas été rendu. Il a fallu remettre les choses au point, même chose en appel sur l’histoire de la boîte morte. Heureusement, le terme «conspiratif» n’a pas été repris dans le jugement en appel.
A-t-on voulu vous faire peur en tant que journaliste ?
Si je me réfère aux Luxembourgeois à qui j’en ai parlé, il y a quand même une histoire de fierté et d’honneur national qui est en cause. On sait la place qu’occupe la «Place» dans ce pays. Il fallait une condamnation, je le lis comme ça. Il fallait montrer qu’on ne faisait pas ça, me concernant également. Si je me réfère au dossier d’instruction, le juge s’est dit «tiens, on va pouvoir l’accrocher avec tel et tel motif».
Une volonté du parquet et/ou du pouvoir politique ?
Faisons le parallèle avec ce qui n’est pas fait dans d’autres affaires. J’aimerais bien savoir quelles autres enquêtes en matière de criminalité financière ont été lancées, instruites et jugées au Luxembourg ces dernières années. La veille du rendu du jugement, on découvre dans la Süddeutsche Zeitung que le patron de l’autorité de régulation financière du Luxembourg figure de façon proéminente dans les Panama Papers. Cela devrait à tout le moins susciter le trouble et l’intérêt du protecteur.
Comment avez-vous vécu personnellement ce procès ?
Froidement. Cela m’a pris du temps et de l’énergie. Quelles que soient nos certitudes, on se remet en cause, on repasse tout en détail. Mais je m’en serais bien passé et on pouvait faire l’économie de ce procès. Sur le fond, les vrais voleurs n’ont pas été condamnés, même si la justice luxembourgeoise pense le contraire. Les personnes responsables du pillage industriel et systématique des bases fiscales de tout un tas de pays n’ont pas été inquiétées.
Ce sont les gouvernements qui décident de poursuivre ou pas. Les investigations de la Commission européenne ont au moins eu le mérite de mettre le problème sur le tapis, avec un pouvoir d’enquête et de sanction que n’ont pas des journalistes. On l’a vu avec le cas Apple. C’est ça le fond du problème.
En appel, Antoine Deltour a été jugé comme mi-voleur mi-lanceur d’alerte.Votre sentiment ?
C’est tout à fait ça. Un paragraphe dans le jugement m’a estomaqué : «Les déclarations fiscales remises par Raphaël Halet n’entérinent ainsi que le résultat de l’enquête journalistique mené par l’équipe d’Edouard Perrin. Elles étaient à ce titre certainement utiles au journaliste, mais ne fournissent toutefois aucune information cardinale jusqu’alors inconnue pour relancer ou nourrir le débat sur l’évasion fiscale.»
Ce passage péremptoire est assez parlant de la façon dont on s’accommode des faits. Comment aurait-on pu révélé qu’ArcelorMittal a fait passer 173 millions d’euros entre une filiale du groupe et la trésorerie à Dubaï, via le Luxembourg, sans les documents de Raphaël Halet ? C’est quasiment une décision éditoriale du juge, qui estime que le débat était déjà lancé et que ces informations n’étaient pas pertinentes pour le poursuivre.
C’est d’ailleurs sur ce motif que le statut de lanceur d’alerte n’est pas accordé par les juges à Raphaël Halet…
Oui. C’est pourtant bien sur la base des nouveaux documents de Raphaël Halet que nous avons fait le 2e épisode de «Cash Investigation». Les juges disent : «C’était bien d’avoir mis le bazar avec Antoine Deltour, mais ça suffisait». Ce n’est pas à eux de décider si le débat se poursuit, s’accentue ou s’arrête ! Ce paragraphe dit tout : il montre à quel point ce jugement a été pesé et soupesé. L’avocat général avait subtilement examiné les critères de la Cour européenne des droits de l’Homme, ensuite les juges ont planté des piquets, dans les cases ou à côté des cases.
Antoine Deltour a été condamné pour le vol des documents, et acquitté pour les avoir transmis. Comprenez-vous ce jugement ?
Non, car c’est soit l’un soit l’autre. Le fait de lancer l’alerte serait une circonstance atténuante du vol. Mais non, c’est la cause même de l’acte délictuel. Si ces personnes-là commettent le délit, c’est pour la révélation, pas pour autre chose. Il faut aller jusqu’au bout de la logique du geste.
Les questions d’évasion fiscale ont largement été débattues en appel. Enfin ?
Oui, mais si on lit le jugement, on se rend compte que le débat sur la légalité des rulings est évacué d’un revers de manche. Les juges disent qu’ils n’ont pas besoin de ça pour juger de l’intérêt public. C’est assez commode, car cela évite d’avoir à juger sur le fond. De même, ils ont estimé qu’il n’y avait pas besoin d’entendre Marius Kohl au motif que le débat était déjà lancé. Malgré cela, je pense que le Luxembourg a déjà commencé un véritable examen de conscience sur ses pratiques.
PwC n’a pas cessé de contester la motivation de lanceur d’alerte à ses deux ex-employés. Pourquoi ?
Ces personnes-là ne vivent pas dans la même réalité que la plupart des citoyens. Elles opèrent selon des critères différents, ce n’est pas le monde normal. C’est une industrie, on l’a montré avec LuxLeaks et avec les Panama Papers. C’est très facile aujourd’hui de dématérialiser des échanges, de passer par toutes les bonnes cases pour cacher des choses et éviter de payer partout où l’on doit payer.
Il est normal que ces gens-là veuillent maintenir leur fonds de commerce. Cela ne doit pas nous empêcher de nous poser des questions sur la réalité et l’impact de ce qu’ils font. C’est juste le début, jusqu’à présent très peu de réponses ont été données.
Peu de réponses notamment sur les rulings pratiqués au Luxembourg ?
Oui, je n’ai pas entendu parler d’enquête administrative ou parlementaire sur la chaîne de décision des rulings. C’était pour avoir des réponses qu’on souhaitait entendre Marius Kohl. Comment les rulings ont-ils été validés et pourquoi ? Combien ? Quels montants ? Les chiffres des Luxleaks ne concernent qu’un des quatre grands cabinets, mais pas tous les autres intermédiaires. Personne ne répond. C’est la stratégie de la tortue romaine, on met les boucliers sur la tête, on attend que ça passe et on espère que tout cela disparaisse gentiment des écrans.
Le Luxembourg répète à l’envi que tout était légal et que ces pratiques étaient acceptées. Qu’en pensez-vous ?
C’est faux, ce n’était pas légal. L’arrêt de la Cour de justice de l’UE de 2002 condamnait déjà le Luxembourg pour ses arrangements fiscaux sur les marges taxables. Si la Cour ne va pas plus loin à ce moment-là, c’est parce que le Luxembourg jure qu’il a arrêté et qu’il a abrogé la circulaire en question. On est en 2002 et on est à l’aube d’une explosion des rulings qui seront accordés exactement sur les mêmes bases, légalement inexistantes. On peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant que c’est légal, mais ce n’est pas le cas.
Le Luxembourg se veut désormais élève modèle de la transparence…
Je n’ai pas les chiffres de la réalité des échanges des rulings entre les pays. Je ne sais pas si le Luxembourg accueille à bras ouverts des juges d’instruction d’autres pays qui viendraient enquêter. Je ne sais pas si des priorités ont été définies au parquet financier, ou encore si la législation prévoit désormais le délit de blanchiment de fraude fiscale… Donc on peut se payer de mots, mais l’expérience me dit qu’il ne faut pas.
Des mesures de lutte contre l’évasion fiscale ont été prises sous l’impulsion de l’OCDE et de la Commission européenne. Cela va dans le bon sens ?
Cela a bougé. Mais l’histoire a prouvé qu’on avait affaire à des gens d’une ingéniosité et d’une créativité débordantes lorsqu’il s’agit de trouver des failles. Il faut rester vigilant. Quant aux mesures accélérées par cette affaire, telles que la directive sur l’assiette commune consolidée, elles étaient déjà sur la table depuis des années. Et qui bloquait pendant tout ce temps, si ce n’est le Luxembourg, l’Autriche ou les Pays-Bas ?
On a très peu entendu le gouvernement français après les révélations LuxLeaks, et les lanceurs d’alerte n’ont été soutenus qu’à de très rares demi-mots…
Le gouvernement les a soutenus comme la corde soutient un pendu. Quand on voit Michel Sapin (ndlr : le ministre français des Finances) qui, fin 2016, demande à Raphaël Halet s’il est luxembourgeois… Alors qu’il y a avait déjà eu les révélations, le premier procès, plusieurs apostrophes… Pour moi, cela dit tout. Soit il le fait exprès et c’est franchement dégueulasse, soit il ne le fait pas exprès, et quelle méconnaissance alors ! L’absence de réaction de la France dans cette affaire est affligeante.
La France n’a-t-elle pas sciemment laissé perdurer cette évasion fiscale ?
La dernière entreprise en date épinglée par Vestager et ses services (ndlr : la commissaire européenne à la Concurrence), c’est Engie, dont le premier actionnaire est l’Etat français. Engie comme les autres avait son petit montage au Luxembourg. Ces circuits-là sont connus et pratiqués par tous les Etats. On se plaint beaucoup de Bruxelles, mais qu’ont fait les Etats-membres après LuxLeaks ?
Y a-t-il selon vous une vraie volonté politique de changer les choses ?
Oui, je ne vais pas tout peindre en noir. Des gens comme à l’OCDE n’ont pas attendu LuxLeaks pour parler de pratiques fiscales agressives. L’affaire a donné un bon coup de booster au programme BEPS (ndlr : base erosion and profit shifting). Des termes jusque-là réservés aux avertis ont été mis sur la place publique et dans les conversations, comme celui de “ rulings “ dont je n’avais jamais entendu parler auparavant. Je m’en félicite, car ce sont des enjeux compliqués.
Le discours dominant au Luxembourg est de dire que les autres pays comme la France n’ont qu’à baisser leur fiscalité sur les entreprises, qu’ils sont jaloux de la réussite du “modèle » luxembourgeois. Que pensez-vous de cette guerre fiscale intra-européenne ?
Je crois malheureusement que tout un pan de la construction européenne a été oublié en matière économique. On a beaucoup entendu parler du contrôle et du dérapage des budgets, mais on n’a jamais parlé de la nécessaire discipline parallèle en matière de rentrées fiscales. On peut parler de ce qu’on dépense, mais il faut commencer par parler de ce qu’on gagne. Car quand le système est vicié à ce point, quand certains peuvent artificiellement siphonner des profits à un endroit pour les faire réapparaître à un autre, transformer des dettes en actifs, il y a un vrai souci.
Autre question, comment répartit-on la richesse créée à l’échelle de l’UE quand il y a des dépenses communes ? Combien les Pays-Bas, l’Irlande ou le Luxembourg dépensent-ils pour avoir une arme nucléaire ou un porte-avions ? On peut dire que les Français sont dépensiers, qu’ils sont aux 35 heures, qu’ils ont une protection sociale trop généreuse, mais je crois savoir qu’il est préférable d’être instituteur au Grand-Duché qu’en France… Si on regarde les postes de dépenses, on peut avoir des surprises.
Vous ironisiez dans un tweet sur la «marge d’initiative» des fonctionnaires luxembourgeois, l’un d’eux ayant récemment conseillé à un avocat d’affaires de ne pas répondre à la commission d’enquête du Parlement européen sur les Panama Papers…
Oui c’est le fond du problème. Marius Kohl avait une autonomie extraordinaire dans son bureau, à tel point que le rapport Krecké dès 1997 demande de regarder un peu ce qui s’y passe. C’est un vrai marqueur du manque de courage politique. Vous pouvez juger qu’un fonctionnaire va, dans son coin et de son propre chef, modeler toute la politique économique du pays ? Ce n’est pas raisonnable.
Soit on le laissait faire, soit on lui disait de faire ?
Oui, c’est l’un ou l’autre, et cette question reste posée, quoi qu’en disent les autorités luxembourgeoises. Personne n’a jugé bon de convoquer cette personne-là dans une commission.
Croyez-vous à la création d’une législation européenne protégeant les lanceurs d’alerte ?
Oui, c’est en cours et je suis optimiste. J’espère que cette directive sera la plus large possible, avec des critères qui s’imposeront aux Etats. Il faudra la passer au tamis du cas Antoine Deltour, qui est un cas d’école. Si la directive le protège, c’est bon. Dans les pays où cette protection est déjà en place, les gens ont moins peur de signaler quelque chose. Il y a un vrai travail d’éducation à faire. Il ne s’agit pas de délation, mais de dénonciation. Quand vous voyez quelque chose d’illégal ou qui va à l’encontre de l’intérêt général, c’est votre devoir de citoyen de le signaler et de le refuser.
Sylvain Amiotte
Édouard Perrin en bref
Bio. Né à Belfort en 1971, Édouard Perrin est un journaliste d’investigation français. À France 2 depuis 1998, il a rejoint en 2012 l’équipe de «Cash Investigation», diffusée sur France 2 et produite par l’agence «Premières Lignes Télévision». Il est membre du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), à l’origine des révélations des LuxLeaks et des Panama Papers.
«Cash». Il a reçu plusieurs prix pour ses enquêtes, notamment pour les deux numéros de «Cash Investigation» consacrés à l’évasion fiscale via le Luxembourg, diffusés en mai 2012 et juin 2013. Deux émissions réalisées sur la base des documents transmis par les deux ex-employés de PwC, respectivement Antoine Deltour pour la première, et par Raphaël Halet pour la seconde. Ces documents ont ensuite été publiés et exploités par l’ICIJ en novembre 2014 dans le cadre des révélations LuxLeaks.
Inculpation. Il est inculpé par la justice luxembourgeoise en avril 2015, uniquement sur le volet des 14 déclarations fiscales et des deux courriels transmis par Raphaël Halet, mais pas sur le volet Deltour. Il est soupçonné d’avoir agi en «commanditaire» et est poursuivi coauteur ou complice des faits de vol, de violation du secret professionnel, et de divulgation du secret des affaires.
Acquittement (1). Après avoir bénéficié d’un non-lieu rendu par la Chambre du Conseil en octobre 2015 pour les chefs d’accusation de vol et de complicité de vol, Édouard Perrin est acquitté des autres infractions, en juin 2016, à l’issue du procès de première instance. Mais le parquet, qui avait requis sa condamnation à une amende, ne s’avoue pas vaincu et fait appel.
Acquittement (2). À l’issue du procès en appel, Édouard Perrin est une nouvelle fois acquitté, le 15 mars 2017. L’avocat général lui-même avait requis son acquittement en déclarant : « Il n’ a utilisé ni ruse, ni menace, ni pression. Il s’est comporté en journaliste responsable, de bonne foi, et a contribué à révéler des données d’intérêt général. »