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Guy Rewenig : « Cette pétition instrumentalise la langue luxembourgeoise »


Pour Guy Rewenig, il y a un lien direct entre la pétition 698 et le score du référendum de 2015. (photo Didier Sylvestre)

Loin des débats, l’écrivain Guy Rewenig évoque son rapport à la langue luxembourgeoise.

Dans un pays où on aime passionnément discuter de soi et des autres tout en cultivant l’entre-soi, l’écrivain et auteur de pièces de théâtre Guy Rewenig choisit de rappeler quelques vérités simples avant le débat ce lundi à la Chambre des députés sur les pétitions 698 et 725, l’une réclamant de faire du luxembourgeois la première langue administrative, l’autre s’y opposant.

Que vous inspire la pétition n°698 en faveur de la langue luxembourgeoise comme première langue administrative et son succès phénoménal (15 000 signatures) ? Dans un entretien accordé à la Revue, Luc Heuschling, professeur de droit à l’université du Luxembourg, évoquait une volonté de montrer « qui est seigneur et maître dans le pays »…

Guy Rewenig : Initialement, cette pétition exprimait le malaise diffus d’un citoyen luxembourgeois, quitte à être malhabilement formulée et peu réfléchie. Mais sur le coup, au grand dam de son initiateur, elle a été récupérée par les groupuscules d’extrême droite qui en forgent leur fer de lance contre les étrangers. Quand il se réfère à cette nouvelle donne, Luc Heuschling a tout à fait raison. Cette pétition désormais piratée instrumentalise la langue luxembourgeoise pour masquer ses véritables intentions. Il s’agit de discipliner les étrangers qui ne se plieraient pas aux exigences des nationaux purs et durs. Elle vise en premier lieu les frontaliers qui ne voient pas la nécessité d’apprendre et d’utiliser le luxembourgeois, fidèle au préjugé : « Ils encombrent notre marché de l’emploi, ils bouchent nos autoroutes, et en plus ils refusent de parler notre patois. »

Ce réflexe protectionniste est d’ailleurs souligné en parallèle par une campagne insidieuse contre la présence de la langue française au Luxembourg. Et là, les choses deviennent franchement ridicules. On n’a qu’à consulter les dix recommandations de l’initiative Nee 2015/Wee 2050. On y trouve par exemple la phrase : « De Bierger kann sech un e Gremium wenden, deen d’Implementatioun vun dësen Aktiounspunkten iwwerwaacht » (« Le citoyen peut s’adresser à une commission chargée de surveiller l’implémentation de ces actions »). Comment ? « Implementatioun » C’est quoi, ce drôle de mot luxembourgeois ? Pourquoi vouloir forcer des textes administratifs écrits en français dans le carcan d’une langue luxembourgeoise qui n’a pas les mots pour le dire? Il y a un lien direct entre le « succès phénoménal » de la pétition et le score de l’initiative « Nee zum Auslännerwahlrecht » (NDLR : contre le droit de vote des étrangers) lors du référendum de 2015 : dans les deux cas, la langue luxembourgeoise ne sert que d’alibi pour donner libre cours aux fantasmes identitaires.

En 1985, vous publiez le premier roman en langue luxembourgeoise, Hannert dem Atlantik. Quels parallèles entre d’un côté le choix d’une langue, en l’occurrence le luxembourgeois, comme langue d’écriture et de l’autre cette affirmation « populaire » de l’appartenance à une langue nationale, à laquelle nous assistons actuellement ?

Pour l’écrivain, le choix d’une langue est une option esthétique, un moyen de cerner au mieux ses personnages. Dans le roman Hannert dem Atlantik, les personnages sont des Luxembourgeois, je les présente donc dans la langue qui leur est propre. Par contre, je n’entre pas dans la logique d’un patriotisme ardent, je refuse même carrément le détournement idéologique de la langue luxembourgeoise. Dans l’écriture, le terme de « langue nationale » ne joue pas. L’écrivain n’est pas un militant de la cause nationale. D’ailleurs j’écris avec un plaisir égal en français et en allemand, et si mes connaissances le permettaient, j’écrirais sûrement aussi en portugais ou en serbo-croate. En littérature, la discrimination d’une langue par rapport à une autre n’existe pas.

Et si cette pétition trahissait un désir de littérature…

C’est peut-être un vœu pieux, mais les défenseurs de la pétition sont exactement ceux qui se désintéressent visiblement de la littérature luxembourgeoise. On n’a qu’à jeter un regard sur leurs sites en ligne. La littérature n’y existe pas. Pour eux, la culture luxembourgeoise se réduit aux traditions et aux us et coutumes sur fond tricolore criard. Leur discours culturel est franchement rétrograde et sectaire.

Comment est née chez vous l’idée d’écrire en luxembourgeois? Vous souvenez-vous à ce propos de conversations avec Roger Manderscheid, autre pionnier du roman luxembourgeois ?

Ce n’est pas une idée qui m’est venue à un moment précis, mais plutôt une nécessité qui s’est imposée à moi étant donné le genre de mes textes. Pour Roger, c’était pareil. Nous n’avons jamais discuté notre éventuel apport à la promotion de la langue luxembourgeoise, parce que ce n’est pas un sujet littéraire. Pour nous, le luxembourgeois a toujours été un outil de travail, une possibilité de conception et de composition, mais jamais un instrument de démonstration politique.

Au Luxembourg où l’alphabétisation se fait d’abord dans une langue étrangère, ne pas avoir accès à sa propre langue (en tant que luxembourgophone), pour la faire sienne, n’est-ce pas une formidable source d’inhibitions ?

Je crois qu’au départ il faudrait se demander : c’est quoi au juste, la langue « propre » des Luxembourgeois ? À mon avis, cela a toujours été un mélange d’influences linguistiques diverses. Le luxembourgeois « exclusif » n’existe pas, il serait d’ailleurs impraticable et hautement stérile. Quant aux inhibitions que vous mentionnez, donc le célèbre complexe d’infériorité des Luxembourgeois, je pense qu’elles sont liées plutôt au statut fragile d’un très petit pays et aux insécurités qui en découlent.

Êtes-vous d’accord pour dire que le luxembourgeois (de par la place que lui réserve notre système scolaire) est l’interdit par excellence à surmonter pour un écrivain qui entreprend d’écrire dans cette langue ?

Ce n’est pas un interdit, mais une négligence de longue date, quasiment institutionnalisée. On pourrait aussi parler d’un refoulement continu qui prend racine dans la sage intuition que la langue luxembourgeoise n’est nullement la bouée de sauvetage que d’aucuns imaginent. Si notre culture ne s’exprime que par la présence d’une langue fédératrice, c’est une culture extrêmement réduite et pauvre. Les écrivains, aujourd’hui, emploient tout naturellement le luxembourgeois parmi d’autres langues, ils n’en font pas un cas. Et ils ne dramatisent pas continuellement la question linguistique.

Le sociologue Fernand Fehlen voit dans le mépris traditionnel du luxembourgeois par les gens instruits, le refus bourdieusien de mettre en question la hiérarchie linguistique et sociale. Roger Manderscheid, en tant qu’ancien cheminot, n’avait pas à se poser ce genre de questions, tout comme beaucoup de ceux qui apprennent le luxembourgeois en tant que langue étrangère…

La remarque de Fernand Fehlen est pertinente : elle touche au problème du pouvoir qui malmène les acquis du peuple, dont les langues. Je pense cependant que l’ancrage profond de la langue maternelle dès la naissance résiste à ce genre de chantage. C’est d’ailleurs l’un des thèmes récurrents qui apparaissent dans la nouvelle littérature luxembourgeoise. Dans les textes de Roger, on trouve aussi – par figures et personnages interposés – la critique de la hiérarchie établie et de son arrogance ambiante. L’écrivain est essentiellement observateur critique, ou oscillateur si l’on veut, il ne fait pas partie de cette « élite » tant décriée, mais tout aussi mal définie.

Les Luxembourgeois ont un rapport tendu à leur propre langue. Ils la délaissent au profit d’autres langues, uniquement pour l’affirmer avec d’autant plus de véhémence ?

La véhémence que vous évoquez caractérise précisément les reproches adressés aux étrangers qui vivent ou travaillent au Luxembourg. Or, au-delà des animosités réciproques, il faut tout bonnement reconnaître que les étrangers sont ceux qui nous permettent d’exister dans l’aisance. Sans leur contribution, l’économie luxembourgeoise s’écroulerait. La question est donc : est-ce que nous avons le droit de dicter des règles de comportement à ceux qui empêchent notre faillite ? Est-ce qu’il est malin de dire à l’ambulancier qui vient à ma rescousse : « Avant de me sauver, mets-toi d’abord un bonnet rouge-blanc-bleu ! »

On entend souvent dire que le luxembourgeois est une langue pauvre en vocabulaire, en nuances, comparé à d’autres langues. Et que pour cette raison, il ne pourrait jamais servir pour écrire. Que pensez-vous de cet argument ? Quel avenir pour le luxembourgeois ?

Comment arriver au constat que le luxembourgeois serait une langue pauvre ? Rien qu’en le comparant à d’autres langues ? Chaque langue est incomparable par définition. Parce que son évolution répond à une situation historique et socio-culturelle spécifique. La langue luxembourgeoise dispose d’un autre vocabulaire, d’autres nuances, d’autres formulations, d’autres métaphores qui la prédestinent comme toute autre langue à l’emploi littéraire. Il ne faut quand même pas exagérer notre passion pour l’abnégation. Ceci dit, il est vrai que la langue luxembourgeoise manque d’une terminologie scientifique. Il faudrait ou bien l’inventer, ou bien l’emprunter à d’autres langues plus avancées dans ce domaine. L’expérience nous apprend que la capacité d’invention du luxembourgeois est très limitée et que les emprunts sont très fréquents. Par conséquent, il serait absurde de vouloir traduire par exemple des textes juridiques ou des préceptes médicaux en luxembourgeois. L’opération serait casse-cou, et en fin de compte la précision et la clarté ne seraient nullement au rendez-vous.

Probablement, une motivation plus profonde se cache derrière l’exigence de tout traduire en luxembourgeois (NDLR : revendication de l’initiative « Nee 2015/Wee 2050 »). Dans une société aux structures de plus en plus complexes, il y a manifestement un nombre croissant de gens qui admettent qu’il suffit de tout formuler en luxembourgeois pour se retrouver face à un monde simplifié et tout à fait compréhensible. C’est une illusion nostalgique. Car des écrits d’une haute technicité restent évidemment tout aussi difficiles à aborder quand ils sont traduits en luxembourgeois. Je crois qu’à long terme et au vu des développements à venir, la langue luxembourgeoise va peu à peu se diluer dans un amalgame de toutes les langues présentes sur notre territoire. Le nouveau luxembourgeois sera donc composite et multicolore. Ce qui ne sera pas un désavantage, loin de là.

Entretien avec Frédéric Braun

2 plusieurs commentaires

  1. très bel article de Monsieur Rewenig….qui donne une explication sensée concernant cette pétition que je ne comprends pas.
    Je suis moi-même luxembourgeoise (nationalisée) et je me suis toujours sentie « riche » de mon patrimoine linguistique que j’ai acquis dans ce pays….et je ne comprenais pas cette « aversion » envers notamment le français.
    Avec cet article je me suis re-pacifiée avec ce pays.

  2. Patrick Kaell

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    PT: implementação