Que contient le projet de recommandation adopté mardi au Conseil de l’Europe ? Le fil rouge est qu’il faut «partager le fruit du travail» des deux côtés. Regardons ça de plus près.
Le terme est vilain, on dit «soft power». Le projet de recommandation voté mardi au Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe n’a rien de contraignant. Il faudra d’ailleurs qu’il passe encore l’étape du conseil des ministres. Le Luxembourg ne va pas verser des millions d’euros de compensation financière du jour au lendemain aux voisins, pour partager les charges liées à la main-d’œuvre frontalière.
Mais l’impact de ce vote sera certain au sein de la communauté internationale. Deux points forts sont à retenir.
Répartir équitablement les recettes fiscales en zones frontalières
C’est le point central du projet de recommandation. À la suite d’une étude commandée à l’université de Maastricht, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux se dit «convaincu de la viabilité des stratégies transfrontalières à long terme, si elles sont fondées sur le partage des fruits du travail pour développer des infrastructures communes».
Les «fruits du travail», en langage décodé, ce sont les impôts sur le revenu et les impôts sur les entreprises où les frontaliers et les résidents se rendent chaque jour. Ces impôts sont exclusivement captés par le Luxembourg, alors que les territoires voisins ont bien du mal à attirer les entreprises pour des questions de concurrence imbattable. Cela représente une perte d’impôt sur les entreprises, pendant qu’il faut accueillir toujours plus d’actifs qui (paradoxe!) travaillent de l’autre côté de la frontière.
Pour lutter contre ce phénomène mêlant aspiration et inertie, il faudrait par exemple – la recommandation n’a pas vocation à dicter des solutions – mettre en place un système de compensation financière sur le modèle genevois (lire par ailleurs) ou un réel fonds de codéveloppement de la Grande Région, principalement alimenté avec un pourcentage de retour de l’impôt des frontaliers.
Accepter l’idée que le lieu d’imposition importe moins que la nécessité d’une coopération et d’un accord entre les autorités concernées
Le constat indéniable est le suivant : «Il ne peut exister durablement un clivage entre des centres prospères et animés, concentrant emplois et richesses, et des faubourgs-dortoirs composés de collectivités paupérisées.» Mais les moyens de changer la situation sont ouverts! Ainsi, mardi à la tribune du Conseil, le bourgmestre de Steinsel, Jean-Pierre Klein, a tenté en vain de convaincre que le Luxembourg agissait déjà pour rééquilibrer la situation en privilégiant le codéveloppement sur des projets «ciblés et concrets». Exemples : participer aux frais d’abonnement de train des frontaliers belges, viser 120 millions d’euros d’investissements sur la mobilité en France sur ces dix prochaines années. Toutefois, il faut remettre ces efforts dans leur contexte : les frontaliers abondent au budget de l’État luxembourgeois pour des sommes qui dépassent au moins le milliard d’euros chaque année.
Surtout, ces investissements ont paru bien pâles, comparés au système de compensation genevois décrit par l’ancien maire de Genève plus tôt, pour un bassin d’actifs «pendulaires» comparable au nombre actuel de frontaliers entre la Lorraine et le Grand-Duché (environ 100 000 frontaliers) : «Sur ces dix dernières années, le canton de Genève a reversé 2,27 milliards d’euros aux communes des départements voisin de l’Ain et de la Haute-Savoie (…) Ce ne fut que justice de le faire et pas un cadeau. Qui pourrait contester, comme le relève avec pertinence le rapporteur, qu’une personne frontalière, comme sa famille, génèrent des charges dans le pays de son lieu d’habitation et dans celui de son travail, et que la fiscalité doit être partagée équitablement en fonction de cette réalité?», a expliqué Claude Haegi.
Hubert Gamelon
PDF du rapport complet et de l’étude de l’Université de Maastricht : Une répartition équitable de l’impôt dans les zones tranfrontalières
Et la TVA, et les gros salaires des frontaliers ?
Le bourgmestre de Steinsel ainsi qu’un autre élu allemand frontalier avec les Pays-Bas ont décrit ce rapport comme «incomplet», car oubliant d’autres impacts du travail frontalier. Les revenus importants gagnés au Luxembourg par les frontaliers permettent par exemple des dépenses plus fortes à domicile, donc une génération de TVA plus grande, un autre impôt majeur.
C’est à la fois vrai (d’où les nombreuses grandes surfaces à Arlon ou Thionville), à la fois un argument biaisé qui, du coup, n’est pas pris en compte dans les principaux systèmes de partage de l’impôt des frontaliers en Europe (entre la Suisse et l’Italie, la France et l’Allemagne, la Suisse et la France, etc.)
Tout simplement car le frontalier dépense son argent comme il l’entend : son salaire est le fruit d’un effort qui n’est conditionné qu’à son travail, qu’à son rapport avec l’employeur. Son impôt sur le revenu est en revanche bien prélevé par l’État luxembourgeois, pour n’être investi que dans les frontières du Grand-Duché (infrastructures publiques, école, vie culturelle, etc.), donc pas à l’endroit où il vit.
Essence et tabac…
En miroir, on remarque d’ailleurs que de nombreux Belges, Français et Luxembourgeois consomment indifféremment aux trois frontières… sans forcément être frontaliers! C’est un choix de consommateur, qui ne règle pas la question de la prise en charge des infrastructures publiques des travailleurs.
Pour finir, le Grand-Duché mène une politique de quasi-dumping sur deux produits phares : l’essence et le tabac. Ce sont des millions d’euros de TVA perdus sur deux machines à cash pour les pays voisins. Faut-il vraiment mettre le sujet sur la table ?