Enes Mahmutovic a passé d’angoissantes heures à la frontière entre l’Ukraine et la Pologne, alors que le pays était en proie à la guerre. Enfin en sécurité, l’ancien joueur du Fola témoigne.
Longtemps inquiet de savoir si (et quand) il pourrait franchir la frontière polonaise où il s’était rendu quasiment dès les premières heures de l’attaque russe, l’ancien défenseur du Fola a enfin rejoint Cracovie, samedi et pu décoller en direction du Luxembourg, ce dimanche. Le capitaine du FC Lviv nous l’a racontée.
On est samedi soir, au troisième jour de l’offensive russe. Où êtes-vous ?
Enes Mahmutovic : Je suis en sécurité, à Cracovie. À la base, j’avais réservé pour un coéquipier et moi un petit hôtel juste de l’autre côté de la frontière, on avait payé mais est arrivée une famille avec des enfants et on a décidé de leur laisser notre chambre. On était alors vraiment dans un petit village. Des bus avaient été mis en place par les autorités polonaises, mais ils étaient tous remplis. On a fini par trouver un gars qui travaille là-bas et nous a servi de taxi jusqu’à Cracovie.
Avant de monter dans cette voiture, il y a eu de longues journées très éprouvantes. Ça a commencé comment, pour vous ?
Jeudi matin, j’ai été réveillé à 6 h du matin par les sirènes mais la veille déjà, j’avais eu Olivier (Thill) au téléphone, qui m’avait dit qu’il pensait que quelque chose allait se passer. Je n’y croyais pas et voilà les sirènes… Dès le réveil, on a reçu un message du club. Il était 7 h, on avait rendez-vous à 9 h 30 pour une réunion où on nous a annoncé « les étrangers, vous pouvez partir« . Il n’y avait que trois voitures à disposition pour nous transporter vers la frontière. On est partis à 19 h.
D’habitude, cela prend 1 h 30 mais cela a duré bien plus. Cela n’avançait pas. Du coup, à 12 kilomètres de la frontière, on a décidé de finir à pied. Cela nous a pris deux heures et demie et on a dû arriver après minuit et demi. Et là… des milliers de gens ! Là, on a commencé à avoir peur de ne pas avoir le droit de passer. C’est là qu’est sortie la loi sur la mobilisation pour tous les hommes de 18 à 55 ans. Et les hommes ont commencé à dire adieu à leurs femmes, à leurs enfants et à repartir en sens inverse. Beaucoup de gens pleuraient. Ça a été dur, très dur, de voir des familles faire ce qui pourrait peut-être être leur dernier adieu.
J’ai passé 40 heures sans dormir
Et vous, dans tout ça ? Cette longue attente pour passer la frontière ?
Eh bien on a passé la nuit dehors. De 4 h du matin jusqu’à 22 h le lendemain. Sans manger. Il y avait bien un petit magasin juste à côté, mais personne ne voulait quitter la file de peur de perdre sa place. Et puis il faisait froid, mais on était tellement serrés qu’on ne le sentait pas trop. À un moment, ils ont décidé de fermer la frontière pendant 7 heures et il y a eu un mouvement de foule.
Tout le monde s’est retrouvé compressé contre les murs, j’ai eu peur d’un drame. Il y a avait des personnes âgées qui tombaient dans les pommes, mais impossible pour les ambulances d’arriver jusque-là. J’ai eu peur. Mon coéquipier et moi, on a même envisagé d’aller à un autre poste frontière, là où « Oli« et Vincent voulaient passer, mais il était tout simplement impossible de sortir de là. J’ai passé 40 heures sans dormir.
On est contraint de développer un instinct de survie ?
Le plus important pour moi, c’était de passer. Il était hors de question que je retourne à Lviv, surtout qu’on avait entendu que les troupes russes s’étaient rapprochées. Aussi que notre masseur et notre préparateur physique s’étaient engagés pour aider l’armée. Je ne sais pas si certains coéquipiers les rejoindront, mais ils aiment clairement leur pays que je n’ai aucun doute sur le fait qu’ils vont y aller.
On a un groupe de conversation avec mes coéquipiers. Il tourne 24 heures sur 24. Je suis tout le temps sur mon téléphone à suivre ce qui se passe. Sachant que les Russes sont entrés dans la ville, je souhaite le meilleur à l’Ukraine. Et je pense fort à tous les copains que je laisse derrière.
Le portable, le risque de le voir se décharger et de se retrouver couper du monde, des informations, cela a été une hantise durant cette expérience éprouvante ?
Je ne l’utilisais que très rarement pour être sûr de conserver de la batterie. J’ai eu beaucoup de contacts avec la fédération. Luc Holtz appelait toutes les deux ou trois heures. Jusqu’à deux ou trois heures du matin. J’ai dû lui dire d’aller se coucher, que j’en avais pour la nuit. Non, la fédération m’a beaucoup aidé, notamment en me mettant en relation avec Jean Asselborn et le ministère des Affaires étrangères.
À 3 h du matin, j’ai dû dire à Luc Holtz d’aller se coucher
Psychologiquement, comment allez-vous ?
Jamais je n’oublierai ça ! Surtout que j’avais déjà un peu vécu ça avec mes parents, quand on avait quitté l’ex-Yougoslavie. C’est dur de trouver les mots pour décrire ça. Dur de se dire que cela peut se passer en 2022. On nous disait qu’on était en sécurité à Lviv, mais j’ai vite compris que c’était faux quand j’ai entendu des explosions à l’aéroport, qui était à quelques kilomètres de chez moi.
C’est là que j’ai anticipé le fait que ce serait chaotique et que j’ai décidé de ne prendre qu’une seule valise. Mon coéquipier en a pris deux, on a vite vu que c’était trop. Je laisse beaucoup de choses derrière moi. Je ne sais pas si je les récupérerai un jour. Je ne crois pas.
Avez-vous la moindre idée de quand vous pourrez rejouer au football ?
Je ne pense pas du tout au football, là. Pas après les choses que j’ai vues ou ressenties. Là, je veux juste voir mes proches. Après, je pense que nous aurons une entrevue, les frères Thill, moi et le sélectionneur et on verra comment on va faire.
Mais à aucun moment, je ne me suis posé la question de la suite. J’imagine que nos clubs nous laisseront partir ailleurs sans trop nous faire de problèmes. En tout cas moi, je ne leur en ferai pas.
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