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Marathon : après l’exploit de Kipchoge, une femme sous les 2h15 ?


Kipchoge peut laisser éclater sa joie. Samedi, il a signé un authentique exploit ! (Photo : AFP)

Historique ! Ce samedi, à 10h14, Eliud Kipchoge est devenu le premier homme à casser la barre des 2 heures sur marathon (1h59’40 »). Véronique Billat, chercheuse en physiologie du sport à l’université d’Évry, décrypte la performance du Kényan. Et voit déjà plus loin…

Quelle est votre première réaction après cette incroyable performance de Kipchoge (Sub-2), sachant qu’elle a été réalisée dans des conditions particulières (41 meneurs d’allure qui se relaient, ravitaillements volants, voiture ouvreuse qui projette une grille de lasers sur le bitume…) et qu’elle ne pourra donc pas être homologuée comme un record du monde par l’IAAF ?

Véronique Billat : Ben voilà, c’est fait, j’ai envie de vous dire ! (Elle rit.) Du fait de son histoire, Kipchoge a construit une carrière de marathon qualitative (NDLR : 11 victoires en… 12 marathons officiels disputés). Cognitivement, ces 2 heures, il les avait déjà dans les jambes à Monza en 2017 lors du projet  »Breaking 2 » de son équipementier. Mais il avait échoué pour une poignée de secondes… Donc samedi à Vienne, sa perf prouve surtout qu’en se montrant patient, lorsqu’on possède une grande réserve de puissance (ex : des références comme 3’33 » sur 1 500 m, 7’27 » sur 3 000 m), on peut courir le marathon en moins de 2 heures. Voire même en moins de 1h50, car selon moi, on est vraiment à la Préhistoire de l’entraînement.

Il faut arrêter de mettre les gens dans des cases et faire toujours les mêmes séances : VMA courte le mardi, VMA longue le jeudi et du seuil le samedi. Moi, je faisais déjà ça il y a 40 ans et, à force, on s’épuise !

Qu’est-ce qui a retenu plus particulièrement votre attention durant cette course (Ineos 1:59 Challenge) ?

J’ai remarqué que Kipchoge a seulement bu à partir du 21e kilomètre. Au vu des images, il a très peu bu en fait. Sinon à Vienne, il y avait quand même un taux d’humidité de 90 % au début, qui s’est un petit peu atténué ensuite. La pression atmosphérique était stable, un vent  »que » de 5 km/h et une température de 10 °C. Bref, même si les conditions étaient un brin humides, elles étaient optimales. La preuve, il n’a même pas eu besoin d’enlever ses manchons.

Et que pouvez-vous nous dire sur l’allure de course en elle-même ? A-t-elle été régulière ?

Au cours de son marathon, Kipchoge a oscillé tout le temps entre 2’48 » et 2’52 » au kilomètre. En gros, cela fait un coefficient de variation d’environ 2 %. Ce qui équivaut à partir vite, puis faire du lâcher-prise en milieu de parcours, pour mieux rebondir sur la fin. Kipchoge, lui, a accéléré au 26e kilomètre, c’est-à-dire qu’il a couru davantage de kilomètres en moins de 2’50 » (NDLR : la vitesse constante qui avait été retenue pour le défi) dans la deuxième partie de course, donc il a fait une tendance en negative split (NDLR : tactique de course consistant à courir la seconde partie de course plus vite que la première).

Une vitesse de 21 km/h durant 2 heures

Ce samedi, c’était donc un jour important pour la science ?

Oui, car Kipchoge a été capable de courir et surtout maintenir une vitesse de 21 km/h durant 2 heures. Donc un très haut pourcentage de VO2max sur marathon, environ 88 %, avec des oscillations. Pour ça, il faut être capable de fournir une énergie oxydative énorme.

Quel est donc le secret pour performer sur la distance (42,195 km) ?

La clé, c’est d’être capable de fournir beaucoup d’énergie, c’est-à-dire du VO2 à VO2max. Et ça, Kipchoge l’a. Il peut encore progresser à la marge dans ce qu’on appelle la restitution de l’énergie élastique, par un bon réglage fréquence-amplitude en fonction de la vitesse. Un peu comme en vélo quoi : optimiser le braquet (42*19, 51*12…), par rapport à la réserve de puissance à l’instant t.

Eliud Kipchoge, vous aimeriez maintenant le revoir sur quelle course ?

Ce qui serait chouette, ce serait de le voir réaliser ça (NDLR : moins de 2 heures) dans une  »vraie » course, dans un  »vrai » marathon. Mais sans lièvres, sans bagnole, sans rien, juste avec des spectateurs autour. L’Homme, symboliquement, seul, face à lui-même. Je trouverais ça beau. Ou bien d’autoriser les gens à entrer dans le spectacle, de permettre aux coureurs du dimanche de faire un petit bout de chemin avec lui, genre 500 m, comme le gosse qu’on a pu apercevoir ce matin à la TV et qui courait à fond derrière la rambarde avec son père à côté pour suivre Kipchoge…

Et du côté des femmes, que peut-on espérer dans les années à venir ?

La source de progrès, chez les féminines, réside plus dans le facteur de la démocratisation de la course à pied, parce qu’il y a encore un vivier de femmes, sur tous les continents, qu’on n’a pas du tout exploré. Donc là, aujourd’hui, je lance solennellement un appel à Jim Radcliffe (NDLR : le patron milliardaire du groupe Ineos) ou un autre gros sponsor pour organiser la réplique du 1:59 Challenge mais chez les femmes en moins de 2h15 (NDLR : la Britannique Paula Radcliffe détient depuis 2003 le record du monde en 2h15’25 »).

Ensuite, il faudra creuser, repérer les nanas à fort potentiel. Comme j’avais pu déceler à Brest  en 2001 celui d’Isabella Ochichi (NDLR : Kényane qu’elle a coachée et qui est devenue médaillée d’argent sur 5 000 m aux JO d’Athènes en 2004). Bref, des filles qui vont vite sur 1 500 ou 3 000 m et les préparer à l’épreuve du marathon. C’est ça l’avenir ! Et pourquoi pas monter cette tentative au Luxembourg ou dans la Grande Région ? Le Grand-Duché est un pays riche, puissant, florissant. O. K., l’ING Night Marathon possède un parcours casse-pattes, mais je suis prête à me déplacer personnellement pour discuter de ce projet avec l’État, les hommes politiques ou des sponsors. En résumé, leur  »vendre » une idée, un rêve, un défi à même de leur apporter une certaine visibilité et surtout de rendre les gens heureux.

Entretien avec Ismaël Bouchafra-Hennequin

* Véronique Billat va sortir prochainement une nouvelle édition de Révolution marathon (éditions De Boeck Supérieur, 2018) avec une « revisite ». Par ailleurs, la professeure à l’université d’Évry a mis au point un test, le RabiT (Running Advisor BillaTraining), qui permet d’estimer les 4 facteurs de votre VO2max et performance, et propose un programme d’entraînement novateur et personnalisé axé sur les sensations. Plus d’infos sur son site internet.

Temps de passage Eliud INEOS

Mise à jour 13/10/2019 : Ce dimanche 13 octobre 2019, en fin d’après-midi à Chicago, la Kényane Brigid Kosgei a battu le record du monde féminin en 2h14’04 » (passage au semi en 1h06’59 »). Elle a pulvérisé de 1’21 » le précédent record détenu par la Britannique Paula Radcliffe, vieux de 16 ans. Véronique Billat propose donc d’organiser un défi « façon Ineos Challenge » pour les femmes en moins de 2h12, vu que la barrière des 2h15 vient d’être franchie.