Gabriel Gatti consacre depuis toujours une bonne partie de sa vie au cyclisme et à son équipe de Differdange.
« Une fois rentré, on ne sort jamais du vélo ». (Photo : Julien Garroy)
Conseil d’ami. Avec Gabriel Gatti, surtout ne pas se fier aux apparences. On l’a rencontré en début de semaine. Il arborait un bronzage certifié conforme vacancier longue durée. Or les vacances, chez lui, ça deviendrait, à l’écouter, vite une corvée. « Je pars deux fois par an, s’excuse-t-il presque. Là, je reviens de Grande Canarie. Mais c’est inhabituel. D’ordinaire, avec mon épouse, on y va en novembre. Et chaque année, en juillet, on va en cure à Abano Terme, en Italie. Basta… »
C’est à noter, Gabriel Gatti ne dit jamais « chez nous » pour désigner la péninsule. Car luxembourgeois, il l’est. Jusqu’au bout des ongles. Ce qui ne l’empêche pas d’exhumer avec fierté ses origines. Et le parcours d’immigré de son père, qui a atterri au Luxembourg en 1920. Artemis est parti des Abruzzes à 11 ans. Puis, la rage au ventre, est passé par l’Autriche. L’Allemagne. La Suisse. La France, pour enfin faire son trou au Luxembourg. C’est le cas de le dire, car à Differdange, il deviendra, comme tant d’autres de sa génération, mineur de fond.
C’est dans la Cité du fer que s’établit la famille de Gabriel Gatti. Sa mère Anna accouchera de quatre filles. Et de sept garçons. « Je suis l’avant-dernier des onze enfants. C’était dur, mais on n’a jamais manqué de rien. On avait un jardin, des poules, des lapins… On mangeait à notre faim et on économisait. Ce qui nous a même permis en 1953 d’être le troisième foyer de Differdange à posséder une télévision noir et blanc. Je me souviens que c’était pour suivre la cérémonie de couronnement de la reine Elizabeth d’Angleterre. On était si fiers. Mon père disait que le Luxembourg était un pays de cocagne. J’y repense souvent, car c’est vrai. Ce pays nous a tout donné », récite Gabriel. « Gab » pour les intimes.
> Victime d’une maladie héréditaire
La machine à remonter le temps est lancée. Impossible de l’arrêter. Dans la vie, il a le sens de l’aventure et de l’improvisation et, comme dans son récit il ne s’essouffle pas, on est bien obligé de prendre ici ou là quelques raccourcis. Après un apprentissage d’ajusteur, il devient soudeur. Pendant vingt et un ans, il travaillera à l’ARBED. En 1976, il intègre en tant que commercial la brasserie Bofferding, qu’il quittera quinze ans plus tard pour… prendre sa retraite ! « Oui, je sais,je n’avais que 50 ans. Mais on m’avait diagnostiqué une thalassémie majeure, une maladie héréditaire. Je souffrais d’anémie, on m’a ôté la rate. Depuis, je reste sous surveillance, mais tout est sous contrôle… »
La suite de son parcours professionnel ne manque pas de piment. Ses trois filles, Claudine, Sandra et Linda, nées de son mariage avec Anny union célébrée voici déjà 53 ans grandissent tranquillement. Tout roule. Le voilà libre de gérer son temps libre comme il l’entend. Son penchant pour les affaires immobilières a grandement participé à son confort actuel, aujourd’hui reconnu, assumé, mais jamais ostentatoire. Pas le genre de la maison. « Je n’ai pas honte d’avoir réussi. J’ai pris les risques qu’il fallait à une époque où on pouvait se le permettre. Mais surtout, j’ai bossé comme un dingue. Je n’ai jamais été un profiteur. Dans la vie, on a toujours le choix. Quel qu’il soit, on se doit de l’assumer. Moi, je suis comme ça, j’ai besoin de ça. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à mettre les mains sur les freins », reconnaît-il.
Dans son vocabulaire fleuri abondent souvent des expressions typiquement cyclistes. C’est l’autre versant du personnage. Il y a tant à écrire. On rembobine le film version très, très longue. Son enfance est bercée par les souvenirs du Tour. Dans une rubrique « C’est mon Tour », parue dans le Quotidien du 18 juillet 2009, il nous expliquait ce rituel de juillet où comme tous les enfants d’immigrés italiens, il suivait « chaque soir les résultats des étapes du Tour affichés sur la vitrine du magasin du Père Peschon, rue de la Libération ».
> « Je voulais regrouper les meilleurs coureurs dans une sorte de structure indépendante »
Enfant, justement, il avait vu passer devant chez lui, un jour de juillet 55, son compatriote Willy Kemp, lequel s’était échappé et allait une heure et demie plus tard croquer à Metz son unique succès d’étape dans le Tour. Mais c’est surtout dans le magasin de cycles de son oncle maternel, Jos Libratore, qu’il développa son amour pour l’objet de toutes ses convoitises. « Une fois rentré, on ne sort jamais du vélo », scande-t-il aujourd’hui. Paradoxalement, ce n’est pas en montant dessus qu’il se singularisa. Non, il n’était pas champion. Pas manchot non plus. « Je n’ai jamais été un grand coureur, coupe-t-il. En 1962, j’étais échappé dans une course qui se disputait autour de Clemency. Mais j’ai chuté à Fingig. Je me suis relevé, mais les trois mois suivants, j’ai eu le bras en vrac. Ma carrière de coureur venait de se terminer. Dans la foulée, je me suis marié, j’ai bâti ma maison et j’ai intégré le staff de l’équipe de Differdange. C’était parti… » Sa carrière de dirigeant venait en effet de commencer. Tout un pan de sa vie qu’il continue de mener tambour battant, même si aujourd’hui, du haut de ses 73 ans, il n’est « plus obligé ».
Avec le charme des gens qui se sont mariés, tôt audestin, il fait ses premiers pas comme éducateur à l’école de cyclisme. Puis intègre l’école de masseur de l’INS. Le futur patron d’équipe apprend patiemment tous les rudiments. « Pendant des années, assure-t-il, j’ai continué de masser à mes heures perdues et toujours gratuitement des dizaines de coureurs. J’avais installé une table dans mon sous-sol, table que j’ai d’ailleurs gardée. » Il finit par grimper à la fédération, versant comité sportif. Ses rêves de concorde percent comme des bulles de savon. Alors il met le doigt sur les carences du système : « Je voulais regrouper les meilleurs coureurs dans une sorte de structure indépendante, mais la plupart des clubs étaient contre cette idée. »
Qu’attend-il donc pour monter enfin la grande équipe differdangeoise ? Disons que c’est venu un peu sur le tard, au début des années 80 en lointain écho de la grande ACC Contern du regretté Marcel Gilles. Les frères Da Silva, les frères Allegrini, Enzo Mezzapesa et un peu plus tard encore, Pascal Triebel et tant d’autres encore, firent partie de l’aventure differdangeoise qu’on peut labelliser première génération moderne. Francis Da Silva, emblématique ancien coureur, aujourd’hui directeur sportif du Team Differdange : « Il était exigeant, très dur, mais juste. Avec lui, seuls les coureurs sérieux trouvaient grâce. Avec le recul, je me dis qu’il a ouvert des voies avant l’heure. Forcément, il a fait des jaloux au pays. »
> Une équipe qui permet aux jeunes de commencer une carrière
Des jaloux qui ont eu du mal à assécher leurs mauvaises langues. On se souvient personnellement de cette drôle d’injonction à notre arrivée au Quotidien voici pile treize ans. « Tant que vous évoquerez Differdange et Gatti, vous ne vous ferez pas des amis ici », nous avait sifflé un jour un personnage aujourd’hui porté disparu. Fausse prémonition.
Depuis son passage dans le peloton Continental (3e division), voici déjà onze ans, bien de l’eau a coulé sous les ponts. Même si aujourd’hui, les jeunes Luxembourgeois ont une tendance naturelle à intégrer l’escadron Leopard, Differdange et sa cohorte d’étrangers a non seulement sa raison d’être, mais le cas échéant, l’équipe permet par exemple à un coureur du cru de lancer sa carrière sur route. « Je n’oublierai jamais mes deux saisons à Differdange avec « Gab ». C’est un dinosaure du cyclisme, connu dans toute l’Europe. À son âge, il est toujours aussi passionné. Il m’inspire vraiment un très grand respect pour tout ce qu’il fait, car les moyens de son équipe sont limités. Mais il y arrive. Chapeau « Gab »», complimente Jempy Drucker, aujourd’hui membre de l’équipe BMC et fortement reconnaissant.
> « Je pense positif »
Gabriel Gatti n’a aujourd’hui de cesse de revendiquer une certaine forme d’indépendance. Un dynamisme qu’il empoigne à bras-le-corps. Son secret serait le suivant : «Je pense positif, rarement négatif. Il faut avancer, toujours avancer. Moi, tant que je serai vivant, je serai actif, sinon, c’est la mort. » Nous ne l’amènerons donc pas sur ce terrain.
Aujourd’hui, il continue de faire vivre une équipe qui, fatalement, lui coûte de l’argent (« il ne faut pas le dire à ma femme », a-t-il coutume de rire). Ses colères légendaires semblent aujourd’hui apaisées. Même contre la fédération qu’il a tant aimé piquer. « Je m’entends bien avec le « Gab », assure son président, Jean Regenwetter, lequel partage d’ailleurs son goût pour les histoires d’hommes. Et figurez-vous que si je suis devenu président en 1998, c’est grâce à lui, puisqu’il m’a poussé à me porter candidat. Je luis dois cette galère ! Il faut dire que je le connaissais depuis l’ARBED où on a travaillé ensemble. C’était un bosseur. Il a toujours eu de la suite dans les idées. C’est un type correct qui fait beaucoup pour notre sport. Oui, je l’aime bien, même lorsqu’il parle fort… »
« Vous savez pourquoi je parle si fort ?, interroge-t-il en pétant de vitalité. C’est pour une raison simple. Si je voulais manger à table parmi mes dix frères et sœurs, il fallait bien que je fasse ma place. Sinon, c’est moi qui me faisais bouffer ! » Sacré « Gab »…
De notre journaliste Denis Bastien