De Nietzsche à Lao Tseu, l’entraîneur de Käerjeng est épris d’une liberté qui l’a conduit de la France au Luxembourg via le Sénégal, la Belgique, le Koweït et la Chine…
Que vous inspire cette citation de Friedrich Nietzsche : «Il n’y a pas de phénomènes moraux, rien qu’une interprétation morale des phénomènes» ?
Yérime Sylla : Ça veut dire deux choses : la première, c’est que vous êtes allé sur mon profil Facebook; la seconde c’est que j’adore la philosophie. Pour simplifier la chose, prenons un exemple concret : l’adultère. Si on prend un peu de hauteur, est-ce véritablement quelque chose de grave, d’interdit et si oui au nom de quoi est-ce interdit ? Cela vaut pour bien des choses considérées comme immorales. Ça dépend dans quelle position l’on se situe et quelle réflexion l’on porte dessus. Nietzsche combattait les idoles et ceux en qui l’on croit pour, selon lui, de fausses raisons. Et je suis assez d’accord avec lui. Pour lui, on n’a qu’une vie et il faut la vivre intensément.
Selon Nietzsche, il faut donc renoncer aux dogmes de toutes sortes…
Oui, cela ne se limite pas uniquement au religieux. En général, on poursuit aveuglément les systèmes. Prenons un autre exemple, la démocratie. D’aucuns estimeront que nous sommes en démocratie. Mais l’est-on véritablement ? Nietzsche pensait que non. D’une certaine manière, les politiques servent toujours les intérêts de quelqu’un. Sans refaire le monde, il est évident que les multinationales tiennent le monde. Plus il y a de pauvres, plus elles sont riches. Et pour autant, bien qu’on en soit conscient, on continue. Pour Nietzsche, on ne peut pas vivre pleinement sa vie en suivant le troupeau…
Mon père était musulman sans y croire, ma mère était de confession catholique sans y croire et quand on leur posait des questions, il fallait lire pour se faire notre propre opinion. Alors, tout petit, j’ai lu la Bible
Cette citation de Nietzsche est issue de Par-delà bien et mal, œuvre qui prône la libre pensée. Yérime Sylla, vous considérez-vous comme un libre penseur ?
Pas tout à fait… Mais lui non plus ne l’était pas car cela sous-entendrait que l’on soit détaché de tout. Et ce n’est pas possible. Lui vivait de sa plume, et encore pas toujours bien. Alors oui, si je venais à gagner à l’Euromillions, je pourrais l’être davantage, non pas que je sois attaché à l’argent, mais dans notre système, l’argent nous tient.
Être habité par cet idéal ne constitue-t-il pas une forme de souffrance de par le grand écart qu’il suppose ?
C’est vrai. À bien des égards, ce monde peut être déprimant.
Quel regard l’esprit libre que vous êtes porte sur cette pandémie et les bouleversements qu’elle a engendrés ?
On n’a pas compris ou on a tendance à oublier qu’à l’échelle de l’histoire de la planète, nous sommes là depuis hier. Et encore. Il n’y a pas de sentiments dans la nature. Il y a juste un équilibre. Nous disparaîtrons mais la Terre sera toujours là, mais avec un autre équilibre qui va s’instaurer. Bien sûr, il y a des cycles naturels (réchauffements ou refroidissements) mais de par notre activité, on accélère un phénomène pré-existant mais, surtout, on le modifie. Quand le permafrost va se barrer, je ne sais pas ce qui va en sortir… Après, concernant le Covid-19, d’une manière ou d’une autre, c’est nous qui l’avons créé. Point barre. En déforestant et en privant les animaux de leur habitat et de leur nourriture dont ils bénéficient pour protéger leur système immunitaire. Ça peut être ça ou alors ça peut être issu d’une mauvaise manipulation dans un laboratoire effectuant des recherches sur les ARN, je n’en sais rien. Mais quoi qu’il arrive, notre activité est à l’origine de ce virus et c’est regrettable car des gens sont morts. Et peu importe qu’ils soient vieux ou en mauvaise santé, on leur a enlevé la vie.
Et la vie est sacrée…
Oui, on en revient à Nietzsche…
Elle l’est aussi dans le religieux…
J’ai du mal avec le religieux. Je ne crois pas en quelque chose de surnaturel à partir du moment où c’est l’homme qui l’a écrit. Mon père était musulman sans y croire, ma mère était de confession catholique sans y croire et quand on leur posait des questions, il fallait lire pour se faire notre propre opinion. Alors oui, il y a des choses intéressantes dans la Bible mais la seule qui importe, c’est l’amour.
Ça peut paraître vaporeux, mais un bon gouvernant est dans le non-agir
Lors du premier confinement, en avez-vous profité pour vous tourner vers des «activités essentielles», comme le disait Emmanuel Macron, telles que la lecture. Est-ce que ce fut votre cas ?
J’aime beaucoup lire mais mon rythme de lecture est assez lent et comme je n’ai pas forcément le temps, l’Audiolib est fait pour moi (Il rit). Et puis je retiens plus facilement. Du coup, j’ai « relu » Ainsi parlait Zarathoustra et L’Outsider de Stephen King. Je lis un peu tous les jours Tao Te Ching. Pour le coup, je suis un peu taoïste aussi. Lao Tseu a établi cette manière de penser pour les gouvernants. Cette notion s’applique très bien dans le domaine du management et le monde de l’entreprise. Je m’en servais quand j’étais manager général à Cesson-Rennes ou à Dunkerque. Le Tao, c’est l’art de bien gouverner et d’associer ce que nous on oppose. Par exemple, pourquoi le « oui » existe-t-il ?
Il existe par l’existence du «non»…
Voilà, on est dans le système philosophique du taoïsme. Pour un juste équilibre, il ne faut pas que les choses s’opposent mais qu’elles existent en symbiose. Ça peut paraître vaporeux, mais un bon gouvernant est dans le non-agir. Ça veut dire que si j’ai bien fait les choses, j’ai donné à mes joueurs l’autonomie suffisante pour agir. Un monde qui fonctionne bien est un monde où les gens sont intelligents et autonomes. Et c’est ce à quoi j’aspire.
En tant qu’entraîneur, votre parole est-elle rare et juste ?
(Il rit) Ça c’est le but ultime… Certains joueurs vont comprendre davantage par l’écoute, d’autres par la gestuelle, d’autres par le toucher, du coup je suis un peu hyperactif. Alors, je bosse beaucoup mais c’est normal. Si vous regardez mon parcours, je suis resté cinq ans à Dunkerque pour gagner une Coupe de France, quatre ans à Cesson pour qu’ils aient un jeu suffisant pour se maintenir en D1. Bon, ils m’ont fait partir un peu tôt et sont descendus l’année d’après. Je suis resté cinq ans à la tête de la Belgique en passant tout près d’une victoire contre la France, championne du monde (NDLR : défaite 37-38). Mais ça prend du temps. Et les équipes qui changent d’entraîneur ou de joueurs tous les ans, je n’y crois pas. C’est un projet auquel je ne peux pas croire. Le PSG je n’y crois pas. Même s’il venait à gagner une Ligue des Champions, ce club ne rayonne pas. Contrairement à Montpellier qui s’est installé sur le long terme.
Vous évoquiez précédemment vos lectures. Vous n’avez pas cité de biographie d’entraîneurs ou de techniciens. Aucun ne vous inspire ?
Le sport, c’est ma passion et mon métier. Alors, quand j’ai le temps de lire, j’en profite pour m’évader. Cela étant, j’aime bien Phil Jackson (NDLR : ancien entraîneur des Chicago Bulls qui compte 11 titres NBA). Il n’est pas comme les autres.
Avez-vous l’impression d’être également un peu à part ?
Par rapport à mon corps de métier, certainement. Gagner la Coupe de France et partir dans la foulée s’occuper de la Belgique, peu de confrères auraient fait ce choix-là. Après, j’ai rejoint Cesson, club au tout petit budget. Quand j’ai eu la possibilité d’aller à Chambéry après Dunkerque, beaucoup auraient choisi Chambéry, moi je ne l’ai pas fait. Maintenant, je suis au Luxembourg. Mais le handball me porte. Je suis lecteur IHF, ou conférencier si vous préférez, et ça m’a permis d’aller au Congo, en Mauritanie, dans les Émirats, en Chine… J’y étais d’ailleurs de septembre à décembre 2019. À Weifang. Il y a un centre sportif énorme – tout est énorme là-bas de toute manière – et j’y ai passé un mois.
Je suis au jeu ce que la pattemouille est au repassage, je suis là pour enlever les faux plis
Les Chinois s’intéressent-ils au handball ?
Pas suffisamment. Mais si les Chinois s’y mettent, ils ne vont pas tarder à nous défoncer ! Il y a un potentiel humain énorme et les Chinois ont des qualités de souplesse, de vitesse, de précision et une telle implication au travail. Contrairement à ce que l’on peut imaginer, ils sont assez grands. Plus grands que les autres Asiatiques. Et c’est là qu’ils sont dangereux. Ils calquent leur modèle sur les Coréens qui, eux, sont beaucoup plus petits. Ils vont jouer en 3-3 ou dans des systèmes qui demandent une grande mobilité. Et vous vous retrouvez avec des gars de 17 ans qui mesurent 2 m et qui courent le 100 m en 11 secondes. Mais pour que le handball se développe, il faut qu’il y ait une dynamique politique derrière.
Du haut de ses 37 ans, de son statut d’international et de son parcours, Chris Auger confiait qu’avec vous, il avait l’impression de tout réapprendre…
(Il rit) J’espère que ça ne le brusque pas trop…
Surtout, il est convaincu que cette méthode va lui servir. Aussi, quelle est votre « philosophie de jeu » si tant est que cette expression puisse avoir un véritable sens à vos yeux ?
Associer philosophie et jeu… Je parlerais plutôt de vision. Ou de musique. J’ai été élevé dans la sonorité et bien que n’étant pas musicien, un match de handball est une partition et je sais à quel moment va survenir la fausse note. Alors j’insiste beaucoup sur la rigueur. Est-ce que je perds du temps ? Je n’en sais rien. Est-ce que ça prend du temps ? Certainement. Mais après, quand ça se met en place… Quand je revois le match Belgique – France, ce qu’on a été capable de faire en regardant d’où l’on venait, c’est ma plus belle réussite. Sur ce match, en attaque, il n’y a pas eu une seule fausse note. En défense, on n’était pas équipé face à cette équipe qui joue physique mais pas très bien au handball. Et c’est toujours le cas. Je dirais même que c’est encore pire… Mais ça n’a rien à voir avec les titres puisque cette équipe a tout gagné.
Ils ne sont pas nombreux à oser critiquer cette équipe de France…
Quand les qualités d’un joueur s’expriment surtout par son physique, si celui-ci est déficient, il atteint vite ses limites. Et on l’a vu lors du dernier Mondial. En revanche, un joueur avec une très haute valeur technique et tactique va durer. L’important est d’utiliser son physique à petites touches, quand c’est nécessaire.
Mais certains postes sont plus exposés que d’autres…
Arrière droit, toujours présent dans le Top 10 des meilleurs buteurs, j’ai joué jusqu’à 37 ans. Au final, j’ai eu un claquage au mollet et une douleur à l’épaule à la suite d’un mauvais geste. Je m’exposais peu.
Quelle est l’équipe qui, actuellement, trouve grâce à vos yeux ?
Le jeu nordique, qui se base sur un continuum. Je ne veux pas parler comme un vieux con mais les changements de règles ont modifié le jeu. L’engagement rapide, que j’aime beaucoup et suis le premier à défendre, a transformé le handball. Et comme dans tout changement, il y a des choses moins appréciables. Avant, le jeu n’était pas très télégénique, pas très spectaculaire mais très technique, très tactique. On ne pouvait pas uniquement mettre des buts parce qu’on courait vite. Cela dit, je ne vois pas d’opposition entre le jeu moderne et celui-là. J’ai un master en préparation physique, en observation, évaluation et optimisation de la performance sportive (excusez, c’est pompeux…), donc cet aspect m’intéresse. Mais l’aspect physique des choses, au-delà de la partie génétique, c’est assez facile à transformer. Par contre, savoir lire le jeu, c’est plus compliqué. C’est plus de travail. J’essaie de simplifier ce travail mais il y a tellement d’habitudes à « casser », comme disait Chris, que c’est parfois déstabilisant pour le joueur qui a des difficultés à s’extirper de ce qu’il a appris et répété durant des années. Je suis très exigeant sur le placement et, parfois, tu te retrouves avec un joueur qui ne va pas cesser de répéter la même erreur. Je suis au jeu ce que la pattemouille est au repassage, je suis là pour enlever les faux plis.
En 1994, j’étais dans les petits papiers pour partir avec les Barjots en Islande, mais on m’a diagnostiqué un cancer
Le faire avec des joueurs de 17-20 ans, c’est une chose. Le faire avec d’autres de 25-30 ans, voire plus, c’est compliqué, non ?
C’est compliqué s’ils n’ont pas l’intelligence que Chris a et que tout athlète de haut niveau doit avoir. Ceux qui ne sont pas capables de le faire ne sont pas des athlètes de haut niveau. Michael Jordan, Tiger Woods, Mohamed Ali ont été capables de tout effacer et de tout recommencer. C’est assez vertigineux.
Cette manière de fonctionner ne vous a-t-elle pas parfois desservi et empêché de prendre en main un club plus huppé ?
Non, je ne vois pas ça comme ça. Une carrière se fait en fonction des opportunités, des rencontres. Exemple, en 1994, j’étais dans les petits papiers pour partir avec l’équipe de France (NDLR : aux Goodwill Games à Saint-Pétersbourg, puis en Islande), avec les Barjots mais on m’a diagnostiqué un cancer des testicules stade 4. C’était assez critique mais mon corps a bien lutté. Je venais d’arriver à Dunkerque qui comptait sur moi pour se maintenir. Le président de l’époque, Nicolas Bernard, est venu me voir. La discussion fut assez brève. Je lui ai demandé s’il voulait qu’on résilie le contrat. Il m’a dit non. Il avait de grosses qualités humaines. Après, pour en revenir à ma carrière d’entraîneur, le handball français est un petit milieu où tout le monde se connaît. Et ma manière de fonctionner se rapproche plus d’un plat mijoté que d’un hamburger… C’est pour ça que je n’ai pas donné suite aux discussions que j’avais eues avec Chambéry à l’époque.
Troisième buteur de D1 française avec Pontault/Combault (2004), vous avez eu votre premier titre en tant qu’entraîneur. Est-ce un regret ?
J’ai été finaliste de la Coupe de France qu’on a perdue contre Montpellier. J’ai été meilleur buteur de la finale. Après, est-ce un regret? Non. Pour le connaître un petit peu, je ne sais pas si c’est ce que « Titi » Omeyer retiendra de sa carrière. Après, arrêter sa carrière, c’est une petite mort.
Quelle relation entretenez-vous avec le Sénégal dont vous avez été le sélectionneur et qui est le pays d’origine de votre père ?
Je n’ai pas de relation avec un pays mais avec les gens dont je suis proche. C’est la relation que j’ai au monde.
Quel regard portez-vous sur des mouvements tels que celui des Black Live Matters ?
Aux États-Unis, l’abolition de l’esclavage date de 1865. Les droits civiques datent eux de 1964. Il y a encore des stigmates. C’est enraciné et plus profond que le racisme. En Europe, bien qu’il existe, je n’ai pas vécu le racisme. Je dirais que cette discrimination par rapport à la race aux États-Unis est comparable à la discrimination dont est victime la femme en Europe. Même si ailleurs, c’est encore pire.
Vous êtes passé par le Koweït. Comment s’est faite votre arrivée ?
C’est un pays particulier où tout s’achète. Les amis que j’ai conservés portent un regard bienveillant mais critique sur leur pays. Je sais ce que c’est que d’avoir Koweït écrit sur son dos. Dans le duty-free d’un aéroport, on est accueilli les bras ouverts. Quand tu as « Belgique » dans le dos, ce n’est pas la même chose (il rit)… Après, ils ont un rapport qui est autre avec l’argent. Pour eux, par exemple, offrir une voiture, ce n’est pas un cadeau. Si un Koweïtien veut vous faire un cadeau, il va vous inviter à bivouaquer dans le désert. Comme les Bédouins. Il va vous faire partager son intimité. Et, là-dessus, ils ont su conserver des valeurs humaines très importantes. Pour eux, c’est ça la générosité.
Votre équipe sera-t-elle généreuse ce samedi soir ?
Comme tous les handballeurs, en raison des derniers mois, nous sommes frustrés. Et la frustration amène au plaisir de pouvoir retrouver ce que l’on aime. Alors, en plus d’être généreuse, j’espère que mon équipe jouera bien afin d’avoir un peu plus de certitudes en vue des play-offs. Et puis, comme c’est une équipe qu’on va retrouver en Coupe, ce serait bien de faire en sorte de gagner en confiance.
Entretien avec Charles Michel
Le programme
Matches en retard
Samedi
18 h : Käerjeng – Standard
18 h : Schifflange – Diekirch
Classement : 1. Esch 14 pts (7); 2. Red Boys 14 (8); 3. Berchem 11 (7); 4. Dudelange 10 (8); 5. Käerjeng 9 (7); 6. Standard 6 (7); 7. Mersch 4 (7); 8. Pétange 1 (7); 9. Diekirch 1 (7); 10. Schifflange 0 (5).