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[Football] Les Bianconeri, mis en prison par la Gestapo pour un «Heil Moskau»


La fiche de Pierre Mousel, rebaptisé Peter Mousel, par la Gestapo. Photo : Landeshauptarchiv Koblenz, Kartei der Gestapo Koblenz, Nr. 84, Bestand 662,07 (NS-Mischbestand für Einzelakten)

Suite du cycle de conférences autour de la Jeunesse Esch à l’époque de la 2e Guerre mondiale. Avec, ce mardi soir, à la Frontière, une histoire de cette trouble période de l’occupation et du football tel qu’il s’y jouait. Avec les risques que cela comportait.

On est le 29 août 1943. La guerre, lentement, est en train de tourner. L’Allemagne se retrouve régulièrement sous les bombardements alliés et la Jeunesse Esch est à Coblence pour y affronter le TUS Neuendorf, dans le cadre d’une de ces coupes organisées par le Reich dans les différents Gau (les Länder de l’époque) pour promouvoir par le sport l’émergence de l’homme nouveau, mais aussi célébrer la guerre et ses soldats. Une bien piètre utilisation du football.

Il a pourtant fallu faire un long chemin dans le noir pour en arriver là. Et le prix à payer a été terrible. C’est qu’après l’invasion du Grand-Duché, en mai 1940, le pays va être annexé au Gau Moselland et que très vite, les associations sportives vont être ciblées. Pour continuer à exercer, il leur faudra respecter des règles en forme d’humiliation. Confiscation des budgets, mais aussi de tout emblème du club afin d’installer l’aigle et la svastika sur toutes les enceintes, germanisation du nom du club (qui force la Jeunesse à devenir le Schwarz-Weiss Esch/Alzig), adhésion au mouvement pro-nazi (qui recrute près de 15 000 membres dès les premiers mois), salut hitlérien obligatoire au début et à la fin des parties… Et bien sûr, expulsion des Juifs de l’association.

Avec les nouvelles lois, 260 membres disparaissent d’un seul coup

Sur ce point, Denis Scuto, l’historien et ancien joueur du club à l’origine de ces conférences, manque de données et assume un flou, «ni blanc ni noir» inhérent à cette période où certains, comme l’AS Differdange, ont refusé de jouer le jeu de la collaboration. D’autres veulent juste continuer à s’offrir une respiration dans ce monde qui s’effondre. À la Frontière, la déclaration des effectifs avant et après le remplissage de ce formulaire d’allégeance laisse apparaître la «disparition» de 260 membres effectifs, sans indication de leur identité. Cela ne veut pas dire qu’il s’agisse de Juifs priés de rendre leur licence, puisque bien des gens ont pu partir en catimini, mais le doute est autorisé.

Et quoiqu’il en soit, la Jeunesse reste en activité comme 153 autres associations sur 256, alors que la FLF est dissoute et que la Wehrmacht occupe certains terrains de clubs évanouis dans ces débuts du conflit mondial.

Spora, Stade Dudelange… ils sont plusieurs clubs, sous leurs nouvelles dénominations, à se retrouver dans un championnat à effectif réduit, qui envoie des représentants, une fois leur championnat remporté, en 8es de finale à l’échelle du Reich. Dont un fameux match contre Schalke 04 devant 14 000 spectateurs, cyniquement fixé au 10 mai 1942 pour célébrer l’anniversaire de l’invasion du Luxembourg.

«Les joueurs allemands pouvaient se permettre toutes sortes de brutalité, ils étaient applaudis»

C’est dans ce contexte que les Bianconeri se retrouvent à Coblence pour un match humiliant, raconté par l’ancien bourgmestre d’Esch, Jos Brebsom, qui faisait partie de l’équipe, et relayé 80 ans plus tard par Denis Scuto : «Les joueurs allemands pouvaient se permettre toutes sortes de brutalité, ils étaient applaudis par leur public et l’arbitre du match, M. Stein agissait comme un vrai patriote allemand», en ne sifflant aucune des agressions perpétrées pendant le match.

Brebsom est le seul qui rentrera à peu près normalement de cette rencontre. Car à la fin, un ou des joueurs eschois se serai(en)t rendu(s) coupable(s), selon le rapport qu’en fera la Gestapo dans les heures qui suivent, de «propagande communiste» pour avoir crié «Heil Moskau». Faux, racontera Brebsom, qui évoque juste des menaces de footballeurs envers d’autres footballeurs, du genre «tu verras quand tu viendras à la Frontière». Brebsom, boucher à la Grenz, à la fin de la partie, parviendra à s’exfiltrer seul du stade, quand ses coéquipiers sont tous incarcérés, chacun dans une cellule différente, à Coblence. La plupart des joueurs seront relâchés après deux nuits en prison. Deux resteront de huit à douze jours : Pierre Mousel (dont le nom sera germanisé en Peter Musel dans le rapport de police), le capitaine, ainsi qu’Aldo Caurla. Ils rentreront. Mais le 29 août 1943 restera comme le jour où la Vieille dame se sera retrouvée prisonnière des prisons du Reich.

Pour avoir accepté de jouer selon des règles qu’ils n’avaient pas fixées…

Julien Mollereau

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