La visite du Liechtenstein, ce mercredi soir (20h15) au stade Josy-Barthel, rouvre des plaies encore à vif. Mais l’humiliation de l’époque avait agi comme un électrochoc salutaire.
Timothé Rupil, le plus jeune joueur du groupe de Luc Holtz, n’avait même pas 18 mois quand c’est arrivé. Leo Barreiro et Vincent Thill venaient, eux, de fêter leurs trois ans et demi. Aucun d’eux ne savait lire, ils ont échappé aux gros titres de la presse luxembourgeoise, le 14 octobre 2004, au lendemain de la tragédie. Ceux du Quotidien leur auraient pourtant appris que le football de leur pays allait très mal au moment où l’un commençait à marcher et les deux autres à pousser leurs premiers ballons : «Inexcusable», «Au fond du trou», «La fin des illusions».
La veille, dans un match des nains du foot continental, les Roud Léiwen s’étaient fait humilier 0-4 par le Liechtenstein, qui signait là le tout premier succès international de son histoire (longue alors de 23 années) et aussi sa victoire la plus importante tout court. Le record tient d’ailleurs toujours.
« J’étais assis à côté du Prince Félix, se rappelle encore aujourd’hui Paul Philipp. Il me disait qu’il trouvait que nos joueurs se battaient quand même bien. Moi, j’étais là et je vivais un vrai drame. » Et pour cause : depuis le tirage au sort des éliminatoires du Mondial-2006, Allan Simonsen et ses gars ont coché cette date sur leur agenda. Elle est devenue leur but ultime, l’occasion de regoûter à la victoire en match officiel pour la première fois depuis le 6 septembre 1995 et un succès contre Malte (1-0). Gordon Braun confirme, toujours un peu crispé par cet acte manqué : « C’était LE match où il fallait faire quelque chose. On avait une obligation de succès, surtout qu’à l’époque, des informations sur le salaire du coach commençaient à fuiter et qu’il y avait des discussions pour savoir si c’était vraiment utile de payer ça pour un sélectionneur. Et là, tout s’est effondré. »
Tout ? Pas seulement le match. Mais tout le football luxembourgeois. Le jeune Charles Leweck se fait éjecter à l’épaule sur le premier but, à la 41e minute. Une mésentente Rémy-Federspiel au point de corner fait 0-2 juste avant la pause. Le seul professionnel de l’époque, Jeff Strasser, cause un penalty à la 57e et un centre tranquille pour une reprise tranquille au deuxième poteau parachève à la 85e la pire humiliation de l’histoire footballistique du pays. Voilà tout ce que ravive ce Luxembourg – Liechtenstein du 7 octobre 2020.
J’étais dans le M-Block ce jour-là. Je me rappelle qu’on a tourné le dos aux joueurs quand ils sont venus saluer
« Vous voulez parlez de quoi ? Du Liechtenstein ? Mais pourquoi vous m’appelez », gémit Fons Leweck, lui qui a pris l’habitude de se tenir prêt, à chaque date anniversaire, à reparler de son but de Gomel, contre le Belarus (0-1, octobre 2007) ou celui, décisif, face à la Suisse (1-2, septembre 2008).
Des souvenirs heureux. Il y en a peu à l’époque. Mais loin de se contenter de songer à ses moments de gloire, il a, dit-il, beaucoup repensé à cette rencontre horrifique. « Ce jour-là, ressasse-t-il, on a juste vu… le manque. On a vu qu’on avait un trou de 8, 9, 10 ans, pendant lequel le pays n’avait pas sorti de joueurs. Un grand, grand vide. On dit qu’on apprend de ses erreurs. Eh bien nous, on en a visiblement fait beaucoup à ce moment-là. Cela a été un déclic .»
Le déclic a pris forme très vite. Après s’être engouffré dans les vestiaires, au coup de sifflet final, Paul Philipp, fraîchement élu président de la FLF, croise Allan Simonsen, qui vient de dire en conférence de presse qu’il a vécu « le jour le plus noir » de son immense carrière de Ballon d’or. « Il m’a fait pitié quand j’ai vu son regard, raconte Philipp. Il voyait que le message ne passait plus. Même si on n’avait pas dit stop, je suis persuadé, même si je ne peux pas le prouver, qu’il aurait arrêté de lui-même. » Le président file ensuite vers l’extérieur, où les supporters du M-Block se sont rassemblés pour protester. « J’ai dû aller les calmer. Au Luxembourg, on ne manifeste pas souvent son mécontentement, alors vous imaginez. »
Là, dans la rue, il ne croisera pas Laurent Jans. « J’étais trop jeune pour y être », a souri le capitaine des Roud Léiwen, qui avait 12 ans à l’époque, mais qui se souvient de ce jour funeste : « J’étais dans le M-Block. Je me rappelle qu’on a tourné le dos aux joueurs quand ils sont venus saluer .»
Les conséquences, donc, ne traînent pas. Un mois plus tard, Guy Hellers, qui est à la base du projet du CFN, remplace Simonsen. Le Danois, avant de partir, est parvenu à convaincre Gordon Braun, un de ses piliers offensifs, de continuer encore un petit peu alors qu’il voulait s’arrêter, mais Manou Cardoni, capitaine de l’équipe, finira par dire stop à Hellers à l’issue du stage de janvier, à Knokke. Avec d’excellents arguments à faire valoir en plus de ses problèmes de hanche : « Ce match fait partie de notre histoire à tous et de la mienne en particulier, puisque c’était mon dernier. Il ne faut pas se voiler la face : le Liechtenstein était plus fort que nous, point barre. Il l’a prouvé au retour (NDLR : 3-0). Il fallait ne pas se voiler la face : le trou était là depuis des années. Avant, on pouvait se cacher derrière quelques défaites honorables. Là, c’était fini, il fallait regarder la réalité en face et ce match a remis les pendules à l’heure, mais dans le mauvais sens. La réalité du terrain ne ment pas. »
Avant, on pouvait se cacher derrière quelques défaites honorables. Là, c’était fini, il fallait regarder la réalité en face
Les Roud Léiwen perdent leur meneur de jeu et se retrouvent forcés d’accélérer l’arrivée d’une toute nouvelle génération. Les Aurélien Joachim, Gilles Bettmer, Ben Payal…
« Après ce match, tout le monde a commencé à partir. Ou on les a fait partir », sourit Fons Leweck. Oui, le Liechtenstein a eu une influence majeure sur le football grand-ducal. Il n’a rien provoqué, mais il a tout accéléré. « Ce n’était pas qu’une journée gâchée, c’est toute une époque gâchée, toute une génération », conclut Gordon Braun. Elle a ouvert la porte à une autre, formée différemment. Même si le CFN de Mondercange et donc la réflexion qui disait que le pays allait droit dans le mur, avaient été lancés quelques années auparavant, il y a un avant et un après 13 octobre 2004. Et aujourd’hui, l’occasion de montrer qu’en seize années, le Grand-Duché a plus qu’inversé la tendance.
Julien Mollereau