Le vainqueur du Tour 2010 porte un regard avisé sur ce Tour de France pour le moment largement dominé par Tadej Pogacar, qui jeune coureur, avait été inspiré par le Mondorfois.
Andy Schleck reste le seul ancien professionnel luxembourgeois à sillonner chaque jour la route du Tour en tant qu’ambassadeur Skoda puisqu’il sert de guide pour les invités de la firme automobile. Malgré les restrictions liées aux bulles sanitaires, il est donc présent au cœur du peloton.
Quel regard portez-vous sur ce Tour de France ?
Andy Schleck : C’est un drôle de Tour, quand même! Je ne suis plus sur le vélo, c’est donc compliqué de juger ce qu’on voit de l’extérieur. Mais bien sûr, je pense plusieurs choses. Quand je prends le cas de (Tadej) Pogacar, par exemple, on ne sait pas qui on a affaire, dans le sens où il grimpe super bien, il roule les contre-la-montre comme un dieu. Il gagne partout. On parle du nouveau Eddy Merckx et c’est peut-être le cas, même si c’est encore un peu tôt pour le dire. Il est encore jeune. La grande question, c’est de savoir qui sont ses poursuivants…
Expliquez-nous…
Je pense que le niveau de ce Tour de France est semblable à celui de 2008, lorsque Carlos Sastre l’avait emporté (NDLR : Frank Schleck qui avait porté le maillot jaune avait terminé cinquième, Kim Kirchen qui avait également pris le maillot jaune avait terminé septième et Andy Schleck, onzième). On a un coureur en jaune qui est au-dessus du lot, avec 500 chevaux. Mais les deuxième et troisième, qui vont compléter le podium à Paris, sont des coureurs de 450 chevaux. Mais on n’a pas de 460, 470, 480 chevaux. Il y a des grands coureurs qui manquent dans ce Tour. L’autre grand favori au départ, Primoz Roglic, est tombé. Geraint Thomas a chuté également et il n’est peut-être plus au niveau où on espérait qu’il soit. On a bien sûr Rigoberto Uran, Jonas Vingegaard, mais ils ne sont pas au niveau de Pogacar. Il manque aussi un coureur comme Egan Bernal. Sur ce qu’on a vu sur ce Tour, personne ne peut le concurrencer en montagne et comme il a remporté le premier chrono, c’est plié. Le coup de fatigue du mont Ventoux, je n’y crois pas. Le Tour reste très ouvert, mais pas pour la première place.
Je ne vois personne pour le battre (Pogacar). Je me répète, mais où peut-il être battu ?
Donc, le vainqueur, dimanche à Paris, sera Tadej Pogacar ?
Oui, je le pense. Il faut aussi admettre que ce Tour de France s’avère éprouvant, les étapes sont dures et surtout, ça a roulé jusqu’ici, tous les jours, à très vive allure. Il y a de la course sur chaque étape. Cela ne change pas, ce sont les coureurs qui font la course. Cela bouge tous les jours dès le kilomètre zéro. La moyenne est toujours supérieure à celle qui est prévue. Samedi et dimanche, cela a roulé avant que l’échappée ne puisse sortir, c’est assez impressionnant. Bien sûr, cela peut toujours changer, mais je ne vois pas comment, sans un coup du sort ce que personne ne peut souhaiter, comme une chute… Je ne crois pas à une défaillance, car on voit qu’il se montre très professionnel. Non, je ne vois personne pour le battre. Je me répète, mais où peut-il être battu? Nulle part. Il est au-dessus dans tous les domaines et il a su facilement surmonter les bordures lorsqu’elles se sont créées.
Par contre, son équipe ne paraît pas impériale. On l’a encore vu dimanche où Pogacar s’est retrouvé isolé à 45 kilomètres de l’arrivée…
C’est évident que c’est son point faible, mais lorsque je regarde les autres équipes rouler, je me pose des questions en tant qu’observateur, ce qui est toujours plus facile lorsqu’on n’est pas sur le vélo (il rit). C’est vrai que la tactique de Jumbo-Visma m’a interpellé dimanche avec (Sepp) Kuss et (Wout) Van Aert placés dans l’échappée et (Jonas) Vingegaard qui est peut-être le challenger numéro un de Pogacar, qui se retrouve seul dans le peloton maillot jaune. Kuss a gagné l’étape, ce qui est très bien. Mais Vingegaard a quand même une grande chance de monter sur le podium. Et le travail, derrière, c’est Ineos qui l’a fait. Pour quel résultat? Je me demande si Carapaz ne ferait pas mieux de tenter une échappée de loin. On verra, c’est sûr que Geraint Thomas ne semble plus avoir tout à fait les jambes qu’il avait lorsqu’il a remporté le Tour 2018.
Il y a encore des coureurs de votre âge (NDLR : 36 ans) et plus dans ce peloton du Tour. Quel regard portez-vous sur eux ?
Des fois ça fait drôle de les voir tenter une échappée comme des jeunes coureurs, ou parfois, de les voir lâchés, ça fait mal. Mais c’est la vie des coureurs, il y a un début de carrière et une fin de carrière.
En prenant votre retraite si jeune (en 2014), c’est peut-être ce que vous avez voulu éviter ?
Moi aussi, ma dernière saison n’était pas top en 2014. Mais par contre, je pense que j’étais parti pour faire un bon Tour de France lorsque je suis tombé (NDLR : dans la 3e étape entre Cambridge et Londres. Le lendemain, il était opéré pour une rupture des ligaments croisés et collatéraux du genou droit. Il s’agissait de sa dernière course professionnelle). Dans ma tête, je ne me voyais pas devenir gregario par après. Je voulais sortir par le haut, pas gagner le plus d’argent possible. Ma priorité était de marquer les gens et l’histoire du cyclisme. Dimanche, je faisais la course derrière (NDLR : pour Skoda où il est donc ambassadeur et en course avec des invités) et j’ai souvent encouragé des coureurs avec qui je courrais à mon époque. Oui, c’est un drôle de sentiment. Comme souvent on assiste à un changement de génération, c’est la vie.
C’est aussi parce que c’est le Tour de France, une course intransigeante, la plus disputée au monde qu’on peut assister à tant de défaillances, de difficultés pour certains à y survivre, non ?
Surtout ce Tour de France, je pense, car ça roule vraiment à bloc. Si t’es pas bien, au kilomètre 4 de chaque étape, tu es déjà lâché dans les voitures…
Sans être arrogant, en 2010, j’étais un peu le Pogacar…
Revenons à Pogacar. Comprenez-vous les interrogations et les suspicions qu’il suscite parfois ?
C’est un phénomène qui n’est pas nouveau, c’est souvent la même chose sur le Tour et cela m’énerve un peu. Sans être arrogant, en 2010 (NDLR : le Tour de France qu’il a remporté après le déclassement d’Alberto Contador), j’étais un peu le Pogacar. La seule différence, je n’étais pas seul. Alberto (Contador) était à peu près au même niveau que moi (NDLR : les deux coureurs sont restés très proches jusqu’à l’arrivée, à Paris, où l’Espagnol bénéficiait de 39 secondes d’avance), dès la moitié du Tour, on ne s’était pas préoccupé de la troisième place. Si Alberto n’avait pas été là, j’aurais dominé. Si je n’avais pas été là, Alberto aurait dominé. Là, il domine tout seul. Si Bernal revient l’an prochain ou alors encore un autre, les écarts ne seront plus si grands et la suspicion diminuera. On a regardé les temps du col de Romme (NDLR : escaladé dans la 8e étape vers le Grand-Bornand). En 2009, on était passé là, quand Frank (Schleck) avait remporté l’étape alors qu’on bataillait avec (Lance) Armstrong, Andreas (Kloden), Alberto (Contador). Pogacar qui a attaqué, est monté douze secondes plus vite que nous. Ce n’est pas rien. L’étape était certes différente. Mais tout me semble en règle. C’est impressionnant lorsqu’il attaque comme à Tignes, mais tout me semble normal.
Savez-vous, en évoquant Tadej Pogacar, que vous l’avez inspiré, dans le sens où il dit s’être passionné pour le cyclisme en vous voyant être victime d’un saut de chaîne avec le maillot jaune sur le dos dans le port de Balès (lors de la 15e étape du Tour 2010 arrivant à Bagnères-de-Luchon, là où Andy Schleck perdit son maillot jaune au profit d’Alberto Contador) ? Du haut de ses onze ans, il aurait pris fait et cause pour vous…
Ah bon ? Je ne le savais pas. En fait, je ne lui ai jamais parlé, même si on se voit quelquefois dans la zone du protocole. J’aimerais bien lui parler d’ailleurs, mais ce n’est pas simple avec les bulles sanitaires. J’aime bien les champions d’aujourd’hui, alors je vais essayer d’aller lui parler, même si je reste un grand timide. J’espère qu’il me reconnaîtra (il rit)…
En ce qui concerne le matériel. On s’adresse au marchand de cycles que vous êtes également. Si Pogacar s’impose, comme c’est très bien parti, il s’agira du premier succès dans un grand tour, d’un coureur enfourchant une machine dotée de freins à disques. Il était temps ?
Oui, si on demande l’avis des coureurs, les disques, c’est mieux pour tout. Les mécanos et les coureurs à qui je parle, ne veulent plus de patins. Ce n’est pas seulement le freinage qui est meilleur, c’est aussi la rigidité du vélo. Le mécanisme impose que la roue soit vissée dans la fourche, toute la construction du vélo en dépend. C’est plus sûr en descente. Je pense que si Ineos ne roule pas encore en disques, c’est que leur constructeur (Pinarello) n’est pas parvenu à faire un vélo équipé de freins à disques avec un poids inférieur de sept kilos (NDLR : le minimum imposé par la fédération internationale est de 6,8 kg). Trek et Specialized sont par exemple à 6,8 kg.
Un sujet revient également concerne les différences de performances selon les différentes marques. Vous approuvez également ?
Oui, il y a des différences. Même parfois une énorme différence, il me semble.
Entretien avec Denis Bastien