À San Remo, Mathieu Van der Poel a remporté le premier round. Tadej Pogacar le deuxième, dimanche dernier au Tour des Flandres, dans une parfaite revanche. Qui s’imposera dimanche sur le vélodrome de Roubaix?
C’est une image décalée qui colle parfaitement à la situation. Au lendemain de son fabuleux sacre dans le Tour des Flandres, dimanche dernier, son huitième monument du haut de ses vingt-six ans, Tadej Pogacar avec sa compagne Urska Zigart ont fait un passage remarqué sur le tournoi de tennis de Monte-Carlo. La vidéo est repassée en boucles. On le voit prendre tout son temps pour s’installer entre deux jeux alors que l’arbitre, exaspérée par sa lenteur, suspendait le jeu, ce qui suscita les sifflets du public. Lui était resté, on ne peut plus relax. Cool, comme toujours le garçon…
Non seulement, le public de Paris-Roubaix ne va pas le huer, bien au contraire, tout le Nord sera fier de voir l’un des plus grands champions du moment et peut-être bien de l’histoire du cyclisme, venir relever le défi de l’Enfer du Nord qu’il connaît toutefois pour y avoir posé ses roues deux fois chez les juniors, à une époque où il était encore un frêle inconnu, un pénitent de l’effort, un freluquet. Ses adversaires directs ne le siffleront pas non plus, mais on en connaît certains qui auraient préféré que le champion du monde slovène arrête son détour pavé au soir de son magistral et deuxième succès sur le Tour des Flandres.
Un roi pour la reine des classiques
Car dans la forme qui est la sienne, qui sait s’il ne va pas de nouveau prendre toute la lumière pour un long raid plein de panache qui ne laissera finalement que des miettes à ses rivaux, boutés sur leur propre terrain de jeu avec une énième humiliation à la clé?
Voici résumés en quelques lignes les enjeux de la participation de Tadej Pogacar à la reine des classiques. Le feuilleton de son éventuelle venue sur les routes de l’Enfer du Nord a alimenté les discussions de l’hiver. L’intéressé, qui n’a jamais préféré le lisse à l’abrasif, a su convaincre ses dirigeants que le jeu en valait la chandelle. Qu’il valait mieux vivre dangereusement pour ne rien devoir regretter. Croquer la vie tant qu’on est justement vivant. Une chose est sûre, Mathieu Van der Poel et Wout van Aert, qui ne sont pas du genre à jouer petits bras, à calculer et recalculer le moindre de leurs efforts, allant, eux aussi, volontiers sur d’autres terrains de jeu dès qu’ils le peuvent, par exemple l’été venu lorsque l’occasion se présente sur les routes du Tour, se reconnaissent un peu en Tadej Pogacar qu’ils vont, comme toujours, affronter avec la force, le courage et le talent qu’on leur connaît.
Reste que l’image d’un triple vainqueur du Tour, un grimpeur sachant tout faire sauf sprinter si on se réfère à ses échecs répétés sur Milan-San Remo où jusqu’ici, il s’est toujours fait battre par plus rapide que lui, relevant le défi de Paris-Roubaix avec l’intention de le gagner, est assez unique depuis les années 80, même si Bernard Hinault l’a fait, contraint et forcé par un orgueil surdimensionné qui a fait sa carrière et sa légende. Le Blaireau parlait avec dédain des pavés du Nord, cette «cochonnerie» de pavés, disait-il… Greg Lemond, on s’en souvient, prudent, y est allé par respect pour son coéquipier français Gilbert Duclos-Lasalle. Et Laurent Fignon, pas le dernier pour relever ce genre de défis, a bien failli y perdre les montures de ses fines lunettes…
Un bond dans l’histoire
Alors voici le troublion Tadej Pogacar une nouvelle fois comparé à Eddy Merckx et c’est assez factuel, il va se frotter aux Van der Poel et autres Van Aert, Pedersen et Ganna, comme le Cannibale se frottait à son époque aux De Vlaeminck, Godefroot, Moser et autres Maertens, pour ne citer qu’eux.
Avec ce défi qui nous fait vivre en direct ce bond dans l’histoire et revivre des émotions qu’on pensait à jamais surannées, on oublierait presque d’aborder l’essentiel, l’enjeu sportif. Car sur les pavés du Nord, Tadej Pogacar n’aura certainement pas la même aisance à se débarrasser de ses rivaux que sur le Tour des Flandres.
«Le rapport poids-puissance est totalement différent, n’a pas la même importance», nous dit en substance Arthur Kluckers, le Luxembourgeois de l’équipe Tudor qui sera au départ pour épauler Matteo Trentin, l’un des nombreux outsiders.
En clair, les Filippo Ganna, Mads Pedersen, Wout van Aert, tous ces coureurs athlétiques qui doivent déployer beaucoup d’énergie pour suivre les mouvements du Slovène sur les monts flamands à fort pourcentage, sont avantagés sur l’Enfer du Nord, l’une des seules courses où on voit des coureurs de plus de 80 kilos s’exprimer pleinement.
Les chutes, les pépins mécaniques sont autant d’éléments qui finissent par peser et font prendre à la course un tour tragique comme nulle part ailleurs. À Roubaix, même des sans-grades, pour peu que les dés roulent en leur faveur, parviennent à trouver leur parcelle de gloire, leur paradis. Et troublent le jeu des plus grands.
On verra ce qu’il adviendra au fil des heures et si la pluie, même minime, qui est parfois annoncée par intermittence, épicera ou non cette belle affiche. Mais au moins, Tadej Pogacar, qui n’a pas peur de se mettre à nu, qui ne suit que son instinct, a cet immense mérite de relever ce défi majuscule, de proposer à Van der Poel une belle pour la plus belle des classiques. La preuve…