Absents cette année du Tour de France, les coureurs luxembourgeois sont bien entendu également confrontés tout le reste de l’année, à ce mal qui mine les pelotons.
La première étape du Tour de France (4 abandons et de multiples blessés) a rappelé comment la pratique du cyclisme professionnel était dangereuse, le bord de la route pouvant vite prendre des airs effrayants de champ de bataille, vélos enchevêtrés et corps amochés allongés à même le sol.
Les coureurs professionnels luxembourgeois ne sont donc pas présents sur ce Tour de France, mais chacun d’entre eux garde des cicatrices physiques et psychologiques de leurs différentes cabrioles. Si Michel Ries (Trek-Segafredo) semble avoir été jusqu’ici épargné dans sa jeune carrière, les frères Wirtgen (Bingoal) ont connu le choc de la fracture (clavicule pour Tom en 2016, scaphoïde pour Luc en 2019, lequel vient de retomber récemment sur le Tour de Slovénie). Il y a certes des exceptions. Comme Kevin Geniets.
Le champion national a été une victime d’une chute massive sur la Flèche Brabançonne et s’est fait poser des points de suture sur un genou. Bob Jungels (actuellement en convalescence après une double opération pour soigner une endofibrose de l’artère iliaque aux deux jambes) plus vieux dans le métier, n’a jamais eu à soigner une fracture, mais on se souvient de sa commotion cérébrale survenue après sa chute dans la dernière édition de l’Amstel Gold Race. Qui n’est pas tombé, n’est pas coureur cycliste professionnel…
D’abord le choc
Pendant une décennie de carrière pro, son nouveau coéquipier dans l’équipe AG2R-Citroën, Ben Gastauer (en ce moment à l’arrêt pour soigner un kyste à la selle), s’enorgueillissait presque de ne rien avoir à déclarer dans ce rayon des blessures. Jusqu’à cette cabriole survenue en côte dans la 8e étape du Giro 2020. «Une chute bête, se remémore Ben Gastauer, ça m’est tombé dessus sans que je puisse la voir venir. J’ai déraillé dans une montée, la chaîne est tombée brutalement du gros plateau. Je n’ai pas eu peur, on n’allait pas vite, je ne l’ai pas vu venir, mais j’ai vite compris que j’étais blessé. D’abord je ressentais la douleur au niveau du dos et je ne pouvais pas me relever tout de suite. Lorsque le médecin de la course est arrivé, il m’a tout de suite indiqué que j’avais la clavicule cassée. Là, c’est la déception qui domine, on est encore dans l’ambulance qu’avec l’adrénaline, on pense déjà à la rééducation. Puis la déception et la douleur viennent. Avant ça, je m’en sortais pas mal, j’avais assez lourdement chuté sur le Tour de Pologne 2019 et je m’étais ouvert l’arcade sourcilière. Le sang coulait, c’était un peu effrayant sur le moment, mais j’avais été bien pris en charge et surtout je n’avais rien de cassé…»
Kevin Geniets confirme. «C’est d’abord un gros stress. Quand on tombe, on reçoit une grosse décharge d’adrénaline et en suite, on ne sait pas ce dont on souffre. Pendant une dizaine de secondes, tu fais l’inventaire. Tu te demandes où est-ce que tu es touché, tu réfléchis où tu as mal. Tu essaies de bouger tous les membres. Tu fais un état des lieux. Parfois, ça rassure, parfois, c’est le contraire…»
Les chutes sont parfois tellement violentes, qu’on ne se souvient de rien. C’est arrivé à Jempy Drucker, d’assez loin, le coureur luxembourgeois le plus touché, lorsqu’il est tombé en 2018 à l’amorce du sprint final d’À Travers la Flandre à Waregem. Une fois remis de ses multiples blessures dont une fracture d’une vertèbre, ce qui ne s’est pas fait tout seul mais après une longue rééducation, le coureur luxembourgeois qui porte aujourd’hui les couleurs de Cofidis, a revu les images de sa chute. «Je voulais savoir, témoigne-t-il, je n’avais aucun souvenir de ma chute. C’est étrange si pour ton dernier souvenir, tu es encore sur le vélo et pour le suivant, dans l’ambulance…Il te manque une demi-heure. J’ai vu Arnaud Démare s’arrêter pour m’aider. Je me suis dit : “Oh il s’est arrêté, c’est gentil de sa part”, et sans image, je ne l’aurais jamais su. “Tu n’avais pas l’air très bien”, m’a-t-il dit plus tard…» Son passé de cyclo-crossman ne l’avait pas épargné. «Les chutes, reprend-il, je peux en parler. Une fois, lorsque j’étais jeune, j’ai eu le bras cassé en VTT, le bras droit, et en tout, trois fois la clavicule gauche…»
Alex Kirsch (Trek-Segafredo) s’est fait peur à deux reprises. À chaque fois en Belgique. Il fait l’inventaire : «Je me suis cassé un scaphoïde sur le Tour de Belgique 2019. L’année d’avant, sur le Tour de Wallonie, j’ai souffert d’un traumatisme crânien, mais c’était plus compliqué, car un traumatisme crânien, ça ne se voit pas. J’ai mis un mois pour m’en remettre. Avec une fracture, on sait où on va, combien de jours de jours, on doit rester sans rouler après l’opération. Pas après un traumatisme crânien …»
À force, ma copine pourrait être infirmière, elle sait comment faire
Des conséquences immédiates
Même sans fracture, on ne se relève jamais bien d’une chute. «Les jours qui suivent sont une grosse galère, explique Kevin Geniets. Tu dors très mal à cause des plaies qui te réveillent lorsque tu te retournes dans le lit. C’est vraiment galère. Comme les pansements. La douche, ça te brule. À chaque fois que je chute, je suis de mauvaise humeur. C’est à chaque fois une ou deux semaines de galère qui t’attendent. Sur le plan sportif, même si tu n’as rien de cassé et que tu ne souffres que de brûlures, ton corps récupère extrêmement mal. Tu sais que ton organisme travaille à bloc pour récupérer, du coup, tu ne peux mettre aucune charge à l’entraînement. Tu perds une ou deux semaines de préparation, c’est une galère. On a du mal à s’en remettre même s’il n’y a rien de cassé.»
Le champion national reprend : «On s’habitue un peu, au début, j’étais au fond du trou après chaque blessure. Même à l’entraînement, ça faisait mal. Ma dernière chute (sur la Flèche Brabançonne), j’étais brûlé sur une grande surface et j’ai reçu des points de suture sur le genou. Mentalement, ce n’était pas facile. Mais tu prends les habitudes de faire les soins. Dès qu’on tombe, soit on repart, soit on va à l’hôpital, il n’y a pas d’entre-deux. Ce qui est bien à l’hôpital, c’est que tu es pris en charge, tes blessures soignées, même s’il n’y a rien de cassé. Tout est réglé très vite. Mais à force, ma copine pourrait être infirmière, elle sait comment faire (il rit).»
Ce sont souvent les mêmes coureurs qui tombent ou font tomber les autres
Pas toujours le fruit du hasard
Samedi, des coureurs bretons comme Valentin Madouas, s’attendait au scénario catastrophe qui a pétrifié le Tour de France. «J’avais prévenu mes coéquipiers. Avant d’être placé à la Fosse aux Loups, il fallait d’abord y arriver. Je savais que ça allait chuter dans la descente. Sur ces petites routes, le placement est un tel enjeu que des coureurs allaient forcément jouer des coudes. Malheureusement, ce n’est pas passé», confessait-il dans les colonnes de L’Équipe.
Il y a certains coureurs qui se retrouvent plus souvent à terre que d’autres. Les coureurs du peloton ont semble-t-il intégré que la fatalité existe, mais également qu’il est question d’adresse. «Si on fait un peu attention, explique Alex Kirsch, on se rend compte que ce sont souvent les mêmes coureurs qui tombent ou font tomber les autres. Le risque zéro n’existe pas, mais on peut éviter.»
Le choix des parcours des différents organisateurs, comme le rappelait samedi Valentin Madouas, n’est pas anodin. «Il y aussi les routes choisies par les organisateurs qui importent. Par exemple, pour un sprint et contrairement à ce qu’on pourrait penser, c’est mieux de prévoir des virages avant un sprint, car cela permet d’étirer le peloton», étaye ainsi Alex Kirsch.
Et il existe enfin un élément physique que Kevin Geniets est ici le seul à relever : «Je n’ai pas eu de fracture encore, assure Kevin. J’ai de la chance. Mais on a passé des tests avec l’équipe et on a vu que les coureurs ayant une faible densité osseuse subissent plus de fractures que les autres. J’ai la chance personnellement d’avoir une densité très élevée, ce qui explique peut-être pourquoi je n’ai pas encore eu à subir de fractures. Le médecin de notre équipe m’expliquait que vu qu’on travaillait de façon portée, mais en manque d’oxygène, ce sont les os qui sont parfois moins bien alimentés. Du coup, les os des cyclistes sont parfois moins solides que ceux de la population normale.»
C’était une chute qui aurait pu changer pas seulement ma carrière, mais toute ma vie aussi.
L’obligation d’évacuer
Après une chute, chacun fait comme il peut, mais l’obligation de repartir en compétition est telle, que les coureurs remontent presque le plus vite possible en selle. La notion de confiance est évidemment primordiale pour pouvoir repartir au front. «Quelquefois, la douleur change notre position, on se sent raide sur le vélo, mais une fois reparti, on retrouve assez vite la confiance dans le peloton», note Ben Gastauer.
Jempy Drucker garde d’ailleurs constamment le souvenir de sa chute de Waregem. «Ma nuque reste un peu raide, témoigne-t-il, mais c’est une douleur musculaire. Mes trois fractures de la clavicule étaient à gauche et la vertèbre cassée se situait également à gauche, je le ressens et cela m’oblige à faire du stretching et du gainage, mais cela ne me gêne pas vraiment sur le vélo. Dans les sprints, je n’y pense plus. Dans les Flandriennes, je frotte comme avant…»
Psychologiquement, certains acceptent le suivi proposé par les équipes elles-mêmes. «On bénéficie de ça, sans obligation. Je travaille avec une préparatrice mentale. C’est important de parler de toute ça, des doutes, des peurs», observe Kevin Geniets. Le champion national a néanmoins sa méthode. «Les chutes, ça affecte, mais on s’efforce de ne pas y penser. Dès qu’en course, tu penses que tu peux tomber, alors tu te retrouves dans une spirale négative. Avoir peur, ce n’est pas ce qu’on recherche. Mais les grosses chutes font réfléchir. C’est sûr que lorsque tu tombes, ça te calme. On se surprend souvent à prendre toujours plus de risques, jusqu’au moment où tu tombes. Puis on se calme. Ensuite, tu reprends confiance, de plus en plus, et tu retombes. C’est un cercle vicieux…»
Pour revenir le plus vite possible dans le coup, Jempy Drucker a tenu à ne rien esquiver. «Quand au printemps dernier, relève-t-il, j’ai refait À Travers la Flandre, à Waregem, j’étais fatigué dans le final et plus lucide. Je n’ai donc pas refait le sprint, c’est la première fois que je revenais là. C’était une chute qui aurait pu changer pas seulement ma carrière, mais toute ma vie aussi. Sinon, quand j’étais revenu en course en août 2019, à Londres, sur la London Race Classic (NDLR : épreuve qu’il avait remportée en 2015), mon directeur sportif m’a demandé si je voulais me relever à cinq kilomètres de la ligne. Nous avions Sam Bennett en leader, et je faisais partie des derniers hommes. Il m’a dit qu’il comprendrait si je voulais m’abstenir. J’ai refusé, je lui ai répondu que je ferais mon boulot comme d’habitude. Si je commençais comme ça, alors, cela ne m’aiderait pas pour le futur. J’ai préféré me jeter dans l’eau et reprendre les bons réflexes. J’ai appris ça du cross, j’ai toujours essayé de passer les obstacles même si ça ne marchait pas…»
On est tous conscients du danger, mais on n’y pense pas tout le temps, sinon, ça ne peut pas fonctionner
Un sport dangereux…
L’évidence est la même pour tout le monde. «On est tous conscients de ça, mais on n’y pense pas tout le temps, sinon ça ne peut pas fonctionner. Dans la course, on veut gagner, être devant…», rappelle Ben Gastauer. Avec le risque de tout perdre. «Parfois tu es en bonne forme, tu tombes, une chute et tu disparais des courses, tu restes dans ton coin, dans la merde…», insiste Kevin Geniets.
Pour Alex Kirsch, «c’est la gestion de risque qui est primordiale». Il poursuit : «Dans une descente, on peut avoir de la malchance. Si on glisse tout seul, on ne se fait pas trop mal. Avec les chutes massives comme dans un sprint par exemple, c’est différent. D’ailleurs pour les sprints, on voit que des coureurs de classement général veulent rester devant et finissent par provoquer des chutes. Ils sont fort stressés et ne savent pas ce qu’ils font. Eux, ils ne veulent pas aller si loin à l’avant du peloton, mais on leur demande de le faire dans l’oreillette, ou le matin au meeting, ils se retrouvent à côté des sprinteurs qui généralement, savent bien gérer leurs trajectoires et leurs vélos, ils restent d’ailleurs hyper tranquilles. Quand tu es sprinteur ou poisson pilote comme moi, tu anticipes les mouvements du peloton. Le problème, c’est que tu n’anticipes pas les erreurs des autres coureurs. On se croise et ça peut faire mal.»
Jempy Drucker rappelle donc cette évidence : «Il faut réaliser qu’on pratique un sport super dangereux, on n’est pas bien protégé sur le vélo. Sur la route, il y a plein d’obstacles. Si on ajoute la nervosité et le manque de respect dans le peloton, ça devient de plus en plus périlleux. C’est un joli sport, mais cela a toujours fait partie du cyclisme.»
Denis Bastien