Les journalistes du service des sports du Quotidien reviennent sur un ou plusieurs faits marquants d’une année 2020 transfigurée par la pandémie de Covid-19. Aujourd’hui, le cyclisme.
«Pas sûr qu’il y ait beaucoup d’autres courses cette saison… » Une phrase comme une autre, sans grande importance. À l’emporte-pièce. Une phrase tout à la fois alarmiste et pessimiste. Une phrase prononcée le 29 février par un confrère dans la petite salle de presse de Ninove où était jugée l’arrivée du Het Nieuwsblad, première classique flandrienne de la saison, traditionnelle ouverture de la saison belge. Une phrase entendue et partagée une dizaine de fois ce jour-là. Et jusqu’à aujourd’hui, cette phrase résonne encore avec une tonalité particulière. On y entend une sorte de prémonition, bien que celle-ci se soit finalement avérée imparfaite, puisque saison, même amputée, même remodelée, il y a bien eu…
Mais à ce stade, à la fin du mois de février, on ne savait rien, ou bien peu de choses, de l’ampleur d’une épidémie qui allait devenir pandémie et changer profondément le cours de nos existences et, par ricochet, le monde du sport. Pas d’Euro de football, pas de JO, déplacés en 2021. Des tas de championnats ajournés. Un Tour de France qui démarre à la fin août et se finit en septembre, et ne jure que par son concept de bulles sanitaires, c’était quand même difficilement imaginable. Quant aux classiques de printemps, reprogrammées aux portes de l’hiver… C’est comme si un mauvais pressentiment allait finir par devenir un mauvais film, dont les premiers plans se fixeraient, nous concernant, sur ce Het Nieuwsblad où la morosité était palpable ce jour-là, du départ à Gand jusqu’à l’arrivée à Ninove, avec cette pluie drue accompagnée d’un vent glacial.
Pourtant, nous étions bien encore dans ce monde d’avant, si tant est que nous sommes aujourd’hui dans ce fameux monde d’après. Entre désordres momentanés et projections angoissantes, nous étions donc loin d’imaginer ce qui allait suivre, même si c’est, a priori, un peu plus simple aujourd’hui… Si personne ne portait encore un masque, si personne ne remâchait en bouche les si fameux «gestes barrières», qui deviendront au fil des mois des mots clés de cette singulière épidémie de Covid-19, on se tenait néanmoins à bonne distance des coureurs.
On ne savait pas encore qu’après le Het Nieuwsblad, il s’agissait avec ces championnats nationaux de la dernière course en ce qui nous concernait. En présentiel, pour reprendre cette expression qui, personnellement, nous insupporte salement…
Dans l’aire de départ, on refusera poliment la main tendue machinalement par Kevin Geniets, « par précaution », avions-nous alors souri. Et à l’arrivée, smartphone en main, on tendait le bras en direction de Jempy Drucker, douzième de cette classique d’ouverture malgré une malchance accrochée à son maillot. Tout le monde évitait déjà de trop se rapprocher. Dans la mesure du possible, car au moment de rédiger nos articles, on se souvient avoir dû composer avec l’exiguïté des lieux, une sorte de coude à coude comme les coureurs dans le Bosberg… Par contre, on se souvient que nous avions recueilli aux côtés d’un confère de la télévision les propos de Bob Jungels, presque comme à l’accoutumée, presque à distance habituelle.
Bien sûr, à ce moment-là de l’année, nous n’avions rien vu de l’épidémie qui commençait néanmoins à très sérieusement inquiéter l’Italie. Impossible d’imaginer de pouvoir être à son tour touché, à peine deux semaines plu s loin. Certes, toutes les conversations ramenaient à ça. Affleurait donc cette crainte non dissimulée de voir tous les championnats blackboulés et la saison cycliste bouleversée. Zappons.
C’est d’ailleurs le discours sans fioriture de Christine Majerus qui sonna comme un déclic au milieu de l’après-midi, juste après l’arrivée de l’épreuve dames. Ses mots parfaitement choisis tranchaient à l’époque. « Samedi prochain, disait-elle alors, je suis prévue sur les Strade Bianche, mais ce serait une bêtise de maintenir la course alors que les gouvernements déconseillent les voyages inutiles en Italie et dans les zones à risque. Je ne vois pas pourquoi, nous, on devrait y aller. Après, c’est le sport business et c’est ce qui va peut-être primer. Le sport c’est bien, mais la santé de tous prime. On ne va peut-être pas en mourir nous-mêmes, mais je n’aurais pas envie de ramener ça à ma famille ni à quiconque… » Un discours responsable. On remarquera que les jours qui suivirent le Het Nieuwsblad confirmèrent la tendance et, quinze jours plus tard, un confinement quasi généralisé sera effectivement prononcé dans la plupart des pays européens. Évidemment, les Strade Bianche furent reportés et déplacés à la fin de l’été.
Avant de partir pour Paris-Nice, Jempy Drucker évoqua la possibilité, pour le peloton, de prendre le départ d’une course sans avoir la garantie de pouvoir la terminer. « Je ne crois pas personnellement que nous irons au bout », trancha-t-il, visionnaire.
Le 1er mars, Ben Gastauer s’est même posé la question à l’issue de la Drome Classic : « Et si je venais d’avoir pris le départ de ma dernière course de la saison ? » Tout l’essentiel du calendrier a finalement tenu en quatre mois, de la fin juillet à la mi-novembre, selon un scénario évidemment encore inimaginable au soir du Het Nieuwsblad. Comme chaque année, les championnats nationaux ont alimenté la rubrique cyclisme, juste une semaine avant le départ du Tour, mais un Tour déplacé à la fin août… Alors on n’est pas près d’oublier ce 23 août 2020 et les cris étouffés par les longs sanglots de Kevin Geniets, qui allait s’imposer et rompre la domination jusque-là sans partage de Bob Jungels.
Oui, lors de ce championnat national, on eut l’impression de vivre une sorte de parenthèse enchantée. Certes, les courses qui suivaient, et notamment le Tour de France, se sont remarquablement tenues. Mais on ne savait pas encore qu’après le Het Nieuwsblad il s’agissait de la dernière course en ce qui nous concernait. En présentiel, pour reprendre cette expression qui, personnellement, nous insupporte salement, mais malheureusement si bien dans l’air du temps… Tout le suivi des courses suivantes, le Tour avec Bob Jungels, le Giro avec Ben Gastauer, la Vuelta avec Michel Ries, puis la cohorte de classiques avec Jempy Drucker, Alex Kirsch et les frères Wirtgen se ferait par téléphone et surtout par l’application WhatsApp. Du journalisme de salon !
Alors certes, pour ces championnats nationaux, on avait, comme tout le monde, bien pris garde de laisser notre masque scotché sur la bouche et le nez, et de ne plus serrer aucune main, même si ce n’est évidemment pas l’envie qui manquait. On a bien pris garde de rester à distance au moment des confessions d’après-course, même si juste avant la cérémonie protocolaire, on s‘est laissé convaincre de demander, sur le mode chuchotement, à Jempy Drucker, qui ne savait pas encore qu’il signerait chez Cofidis, s’il y avait du nouveau concernant son avenir… Entre le 29 février et le 23 août, près de sept mois s’étaient écoulés, un vent mauvais avait sauvagement soufflé sur le peloton qui a suffisamment tendu le dos pour finalement pouvoir espérer, concernant ses professionnels, résister à la saison 2 du Covid. « La preuve, presque toutes nos grandes courses se sont bien passées », souffle aujourd’hui Kevin Geniets. Ouf…
Denis Bastien