Dans son dernier livre, Rouler plus vite que la mort, Philippe Brunel juxtapose deux destins. Celui d’Istvan Varjas, le physicien hongrois qui a breveté et vendu son invention de miniaturisation de moteurs pour cycles dès 1998, et celui de Lance Armstrong, déchu de ses victoires pour dopage. Mais pas que…
C’est un ouvrage considérable, percutant et pour peu qu’on soit passionné de cyclisme, bouleversant. Pour tout dire passionnant. Un livre qu’on dévore en quelques heures. Quelle histoire…
Voici une enquête minutieuse et palpitante qui retrace les mœurs interlopes d’un cyclisme ravagé par la triche, un cyclisme adoré qu’on croit souvent sauvé mais qui reste quelquefois encore indécrottablement collé à ses vieux démons.
«Cette histoire, je ne l’ai pas voulue, ni fabriquée, elle m’est tombée dessus, par effraction», écrit l’auteur, Philippe Brunel, journaliste connu et reconnu dans le milieu et au-delà.
Dans un savant enchevêtrement de dates et de lieux, qui nous fait immanquablement penser aux romans de Patrick Modiano, il suit à la trace Istvan Varjas, personnage central de l’ouvrage, le génial physicien hongrois dont le seul lien apparent avec Lance Armstrong est d’avoir participé à un même championnat du monde juniors, en 1990 au Nouveau-Mexique.
«Ce n’est pas un roman, pas un récit, mais une sorte de collage, une juxtaposition d’images, de circonstances», prévient rapidement Philippe Brunel.
Armstrong : «Oui, toute ma vie, j’ai menti»
L’auteur nous amène doucement mais sûrement à revisiter le passé et cette question lancinante revient avec insistance. Ce menteur patenté d’Armstrong («Oui, toute ma vie, j’ai menti», dira-t-il, déchu de tous ses titres, à Oprah Winfrey, rappelle Brunel) a-t-il utilisé une autre arme que le dopage chimique pour larguer des adversaires préparés de manière identique? «Le mystère reste entier, note Philippe Brunel. Comment le Texan trouvait-il la force, à préparation égale, de se montrer supérieur dans les grands cols du Tour?»
L’œuvre ne fait pas tout à fait preuve et Philippe Brunel ne prétend pas y parvenir de manière intangible, loin s’en faut. Mais son écriture reste celle qui a forgé sa réputation.
Depuis que le nom d’Istvan Varjas est apparu au grand jour, quelques semaines après les premiers soupçons de fraude technologique concernant Fabian Cancellara, en mai 2010, pour ses exploits aussi stupéfiants que ses multiples changements de vélo sur le Tour des Flandres, aucune enquête en longueur n’avait été menée avec autant de précision.
Car Philippe Brunel a pris le temps depuis sept ans déjà de rassembler les morceaux d’un puzzle encore incomplet. La personnalité, l’histoire de l’intrigant ingénieur hongrois sont passées au crible. Les deux millions de dollars que Varjas a reçus en 1998 d’un intermédiaire et ami italien en échange de son prototype fut le prix de son silence. «J’ai vendu un brevet, de ma conception», raconte-t-il à l’auteur.
«Si demain tu apprends que j’ai un accident…»
Sa carrière avortée de cycliste professionnel. Son éducation aux sciences physiques. Son enfance avec un père ingénieur en mécanique et une mère professeur en histoire de l’art. Sa description du trafic particulièrement bien orchestré autour de Monaco où gravitent des managers argentés. Ses propres démêlés judiciaires. Sa vie d’errance. Ses connexions. Ses entrevues classées sans suite avec la fédération internationale, des enquêteurs et des juges intrigués. Ses clients actuels qui continueraient d’affluer dans son atelier clandestin caché à Pécs, au sud de Budapest, où Philippe Brunel s’est souvent rendu.
De son premier prototype miniature (140 watts sur 5 minutes) à ceux placés dans les moyeux des roues qui passeraient toujours inaperçus – puisque les contrôles étaient selon Varjas jusqu’à l’an passé inopérants – le Hongrois se montre intarissable.
Il parle, il parle même beaucoup. «Varjas était bourré de contradictions», relève même l’auteur qui le voit à Bâle, Paris, Venise, Bruges puis encore à Rome. C’est là en janvier 2017 qu’il lui lâche un saisissant : «Je voulais juste te dire… Si demain tu apprends que j’ai eu un accident de voiture ou que je me suis suicidé, n’en crois rien. »
Denis Bastien
Quarante ans d’expérience
Philippe Brunel (61 ans) est journaliste à L’Équipe depuis 40 ans. Spécialiste du cyclisme italien, il couvre les plus grandes courses et fait également office d’historien de la discipline pour son journal. Cette grande plume du cyclisme est l’auteur, chez Grasset, de Vie et mort de Marco Pantani (2009) et de La Nuit de San Remo (2012).
Rouler plus vite que la mort paraîtra mercredi 10 janvier, chez Grasset (187 pages, 18 euros).
«Je ne suis ni flic ni juge»
Le Quotidien : Votre livre est passionnant mais troublant…
Philippe Brunel : C’est ce que j’ai voulu installer, en effet.
À la fin de votre enquête, vous convoquez Nietzsche. Il faudra du temps pour que des affaires éclatent…
Oui, parce que l’histoire du cyclisme l’a montré, rien ne sort jamais du milieu. Je remarque que ce n’est pas la fédération internationale qui a fait éclater l’affaire Festina en 1998, symbole de l’utilisation massive de l’EPO. C’est un douanier français. Elle n’est pas plus intervenue dans l’opération Puerto en 2006, symbole du dopage sanguin. C’était l’action de la Guardia Civil. Ce n’est pas la fédération internationale qui a fait tomber Armstrong après sa carrière. Ce sont les enquêteurs fédéraux.
L’idée d’une possible fraude technologique dans le cyclisme semble vous révulser et pourtant le cyclisme, qu’on l’aime ou non, a souvent été accompagné de fraudes…
Oui, et le dopage est la plaie de tous les sports. La fraude technologique est simplement moins acceptable à mes yeux. Car cela ne rime plus à rien. Si cela était encore le cas, mais alors qu’est-ce qu’on ferait à 800 journalistes, en salle de presse du Tour, à écrire et commenter une course tronquée, une course de motos? J’ai 40 ans de métier, le recul pour dénoncer cette absurdité… De grands champions du passé ont admis s’être dopés, mais jamais ce dopage ne dénaturait la nature du champion. Coppi, Anquetil, Merckx et Hinault étaient des champions. Regardez Armstrong, aujourd’hui, son nom est rayé des palmarès, il n’existe plus. Ca rimait à quoi toutes ces années Armstrong? Aujourd’hui, il dit : « oui, j’ai menti tout le temps ». Pendant ce temps-là, il a occupé la scène, vendu son histoire que nous avons écrite. Et aujourd’hui, il n’est plus là, nulle part. C’est absurde.
Armstrong colle à Varjas dans votre livre…
Armstrong a prétendu que le moteur n’existait pas lorsqu’il a remporté son premier Tour en 1999. Ce qui est faux. Mais je n’accuse pas Armstrong. Je m’efforce juste de mettre des éléments en concordance dans ce livre. Depuis Armstrong et jusqu’aux Sky et leur méthode, des suspicions ont jeté le trouble. À tort ou à raison. Le doute est là.
La volonté de l’UCI de lutter contre, vous y croyez?
Cookson l’avait promis et n’a rien fait. Je crois volontiers davantage en Lappartient. Je fais plutôt confiance au nouveau président de l’UCI qui fait de la lutte contre la fraude technologique un axe fort de sa politique.
En somme, vous vous posez en défenseur du cyclisme…
J’essaie de défendre une histoire. C’est ce qui accrédite notre présence sur les courses à nous, les journalistes, sans quoi de simples attachés de presse des équipes peuvent suffire. On écrit pour le public qui continue d’aimer ce sport. C’est pourquoi j’ai écrit ce livre sur Varjas. Je voulais apporter mon point de vue, ma contribution. Un regard. Pas plus, pas moins non plus.
Vous vous attendez à quelles réactions?
Très peu de réactions.
À la fin de votre livre, vous rappelez votre attachement au cyclisme et au Tour de France. « Le Tour est une mélancolie », écrivez-vous…
Oui et on aurait tort de réduire le cyclisme au Tour. Mais, dans chaque Tour de France, on retrouve l’enfant qu’on était. Pour un jeune Luxembourgeois, c’est voir Charly Gaul filer dans la Chartreuse ou les frères Schleck dans les Alpes. Je veux sauver ça. Mais je ne suis ni juge ni flic. Je ne suis pas le gardien du temple, je ne veux pas être un moralisateur non plus.
On vous sent même en empathie avec Istvan Varjas…
Oui, c’est un personnage ambivalent. Comme beaucoup de chercheurs, m’a-t-on expliqué. Avec sa trouvaille, il a miniaturisé le cyclisme. Et je le répète, ce n’est pas moi qui suis allé le chercher, c’est lui qui est venu à moi. J’ai l’impression qu’il cherchait à endosser la paternité de ses travaux que la concurrence du marché lui conteste aujourd’hui. Mais je me suis arrêté à ce que le personnage pouvait dire.
L’enquête française en cours, vous en pensez quoi?
Le temps passe. Les doutes se sont succédé. Cancellara. Hesjedal, qui remporte le Giro 2012 en étant plus fort que les grimpeurs et dont on voit la roue arrière s’emballer plus tard au Tour d’Espagne, m’a troublé. Comme Contador qui changeait de roue ou de vélo au pied des cols. Il aurait peut-être suffi de dire à cette époque qu’on changeait les règles et que pour les grandes courses le matériel était fourni de manière indépendante. L’industrie du cycle, très présente aujourd’hui dans le financement des équipes, n’aurait pas suivi. Il faut quand même savoir ce qu’on veut.
Des affaires sortiront?
Je le pense, mais ça prendra du temps. Qui aurait dit qu’une quinzaine d’anciens coéquipiers d’Armstrong témoigneraient contre lui…
Recueilli par D. B.