La chute et puis la peur qui, parfois, ne les quitte plus : dans les sports à risque comme le ski ou le cyclisme, les accidents laissent des entailles profondes dans les corps mais aussi les âmes. Et certains athlètes ne s’en relèvent jamais.
Comment remonter sur des skis, un vélo ou une moto après avoir terminé à l’hôpital avec la chair broyée, les os brisés ? Comment redevenir prêt à prendre tous les risques pour gagner à nouveau, après avoir frôlé la mort ? Ces questionnements, ils ont été nombreux à y être confrontés dernièrement après une série de crashs à faire froid dans le dos.
En ski alpin, cela a même eu des allures d’hécatombe. De l’Américaine Mikaela Shiffrin, perforée au bassin, à la Tchèque Tereza Nova, placée dans un coma artificiel, en passant par le Français Cyprien Sarrazin, victime d’une lourde commotion cérébrale, il n’y a pratiquement plus une épreuve sans un hélicoptère qui décolle pour l’hôpital.
S’ensuit alors souvent une longue reconstruction du corps mais aussi psychologique.
Car « lorsqu’on se crashe à 130 km/h, ça laisse des traces dans la tête. Ce serait juste mentir à soi-même de dire que tout va bien », confiait Alexis Pinturault, 34 victoires en Coupe du monde, le 22 janvier à Kitzbühel.
Deux jours plus tard, il tombait lourdement dans un Super-G. Verdict : fracture du plateau tibial du genou droit. Saison, et peut-être même carrière, terminée.
« Mon corps disait non »
Le double champion du monde de combiné avait déjà dû abréger sa saison il y a un an, après s’être rompu le ligament croisé antérieur du genou gauche à Wengen.
En remontant sur les skis, il sent que quelque chose cloche.
Il a peur.
« J’étais en mesure de prendre davantage de risques, mais quelque chose dans la tête me freinait. Mon corps disait non. Il faut réapprendre (à faire en sorte) que tout est sous contrôle. Forcément ça prend du temps. »
Du temps, il en a fallu aussi au cycliste belge Steff Cras pour digérer sa terrible chute en avril 2024 au Tour du Pays basque, la même qui avait emporté des stars du peloton comme Remco Evenepoel et Jonas Vingegaard.
« À 20 centimètres près j’étais mort », se remémore le Flamand, qui frôla un parpaing de béton à plus de 60 km/h.
Les dégâts sont importants. Un pneumothorax, ainsi que des fractures aux côtes et aux vertèbres, l’empêchent de respirer pendant trente secondes.
Il trouve la force de terminer 16ᵉ du Tour de France moins de quatre mois plus tard. Mais cela a un prix : « J’ai trop poussé mon corps et il me l’a fait payer. J’ai développé un zona. »
« La tête, bizarrement, ça allait. En revanche j’ai été très marqué par une autre chute lorsque j’ai heurté un spectateur dans le Tour de France » en 2023, ajoute-t-il. « Après, mentalement, j’étais mort. J’avais peur de rouler dans le peloton avec des spectateurs le long de la route. J’y pense encore aujourd’hui. »
« Désamorcer le fantôme »
Pour surmonter son angoisse, Cras a vu un psychologue. « J’en parle beaucoup avec ma femme aussi. Pour moi, c’est assez. »
« Le simple fait de décortiquer l’événement traumatique peut, parfois, être suffisant », souligne Cécilia Delage, psychologue du sport qui accompagne notamment la championne olympique de ski de bosses Perrine Laffont.
Mais la plupart du temps, ce « stress post-traumatique » nécessite un travail plus approfondi « pour que la peur de se faire mal à nouveau ne l’emporte pas sur l’envie de performer ».
Le risque, poursuit-elle, c’est « qu’on se retrouve avec des athlètes qui s’élancent dans une descente à fond… sur les freins », le pire des scénarios.
« Comme lorsque vous roulez en voiture sur la neige. Si vous maîtrisez votre conduite sans utiliser les freins, vous arriverez à bon port. Si en revanche vous mettez un gros coup de frein parce que vous avez peur, vous partez dans le décor », compare-t-elle.
Plusieurs techniques, comme l’EMDR (désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires), existent pour soigner le mal.
« Lorsqu’il y a un trauma, ça veut dire qu’il y a une information fantôme dans le cerveau qui peut détourner la décision. À 100 km/h ça devient vite dangereux. Il faut désamorcer ce fantôme », expose Fabien Deloche, coach mental de skieurs et cyclistes professionnels.
« Peur de mourir »
L’objectif n’est pas d’éliminer la peur mais de la transformer. « Si tu déconnectes la peur, tu déconnectes la prévention. Donc il faut la reparamétrer et l’utiliser pour augmenter son attention et la connexion à soi », étaye-t-il.
Si de nombreux sportifs ont recours à l’hypnose, Alexis Pinturault est lui « allé voir un docteur qui travaille sur le système végétatif, en gros la mémoire musculaire ». « On a fait des exercices dans des états de repos, un peu de méditation. Le but est de resynchroniser le corps avec le cerveau pour reprendre le contrôle sur le traumatisme. »
Pour Cécilia Delage, il faut « comprendre le rapport qu’entretient la personne à la peur, au risque et donc à la mort ». Et pour cela, développe la psychologue, il faut parfois remonter « très loin, jusqu’à l’accouchement de la maman qui s’est peut-être mal passé ».
« J’ai eu un cas où le sportif avait très peur de se faire un trauma crânien. Il ne comprenait pas pourquoi. Après une demi-douzaine de séances, il a eu un flash. Il s’est rappelé que, petit, il s’était tapé la tête contre un rocher dans la mer et il s’était vu mourir. C’est un souvenir qu’il avait oublié. La pratique du sport a réactivé sa peur de mourir. »
Lorsque l’origine de la peur est identifiée, peut alors commencer un travail de préparation mentale, basé notamment sur la visualisation.
Le coureur espagnol Enric Mas, tétanisé après trois chutes rapprochées, a ainsi réussi à « sortir du trou » grâce à l’aide d’un psychologue et d’un entraîneur spécifique qui lui a fait enchaîner les descentes de col à Andorre pendant tout un été.
Mais parfois, ça ne passe pas.
« Marre de jouer au bonhomme »
Antoine Dénériaz, champion olympique de descente en 2006, ne s’est jamais remis d’une grosse gamelle à Are, en Suède, trois semaines seulement après sa plus grande victoire.
Au réveil à l’hôpital, il a « très peur ». Commence alors un chemin de croix, des courses disputées « avec le frein à main », un « stress permanent » qui le fait parfois « pleurer en plein milieu d’un repas ».
« À bout », il met un terme à sa carrière un an plus tard.
Tout arrêter, Pierre Latour, 31 ans, se pose aussi la question aujourd’hui. Le coureur de TotalEnergies « crève de trouille » dans les descentes depuis une lourde chute en 2019. Il a tout essayé, psychologue, hypnotiseur, préparateur mental, EMDR et même un guérisseur. Rien n’y fait.
« Ça fait du bien quelque temps mais à la moindre contrariété, tout explose dans la tête, comme un alcoolique qui retouche à un verre », racontait-il au Parisien en 2023.
« Chacun est différent, synthétise Fabien Deloche. Il y en a qui ont parfaitement intégré le risque. D’autres vont décider qu’ils n’en peuvent plus d’avoir ce stress-là. Ils se disent: ‘j’étais venu pour m’amuser avec les copains et je me retrouve à faire dans mon froc tous les jours. J’en ai marre de jouer au bonhomme.' »
Les raisons de la persistance du blocage peuvent être multiples.
La prise en charge psychologique a par exemple pu être trop tardive et cela devient « comme une fracture que vous ne soignez pas, qui se consolide comme elle peut et derrière vous embête à vie », dit Cécilia Delage.
Parfois aussi, le sportif développe des résistances, « lorsqu’il considère qu’on va sur un terrain trop glissant, qui va trop le chambouler, et qu’il referme tout, par un mécanisme de défense psychologique ».
Ressorts intimes
« Généralement, ceux-là vont chercher des solutions alternatives comme l’acupuncture ou la sophrologie. Mais ça ne réglera pas le fond du problème », prévient-elle.
D’autant que les ressorts sont parfois très intimes. « J’ai eu un cycliste dont la peur n’était pas tant de se faire mal que de se faire engueuler par son père. Le trauma n’est pas toujours là où on le croit. »
Dans les sports mécaniques aussi, le danger guette les pilotes.
« Nous sommes conscients du danger depuis notre plus jeune âge », abonde le pilote de F1 Daniel Ricciardo, même si « notre sport est devenu beaucoup plus sûr au fil des années », avec notamment l’introduction en 2018 du halo.
Cet arceau en titane, au-dessus du cockpit, a sauvé Romain Grosjean en 2020 lorsque sa monoplace s’est encastrée dans une barrière de sécurité avant de prendre feu.
Dans une voiture, « on est dans une cellule de sécurité », confirme le pilote de rallye Adrien Fourmaux. Adepte du vélo de descente depuis l’enfance, le Nordiste a préféré se tourner vers le rallye, « moins dangereux » dit-il.
S’inspirer des sports mécaniques, le ski et le cyclisme y réfléchissent pour améliorer la sécurité des athlètes – avec des airbags notamment – et enclencher une dynamique vertueuse : moins de chutes, moins de blessures. Et moins de peur.