Forçage, conflits, complicité dans le sport… Avec Controverse pour des records, Patrice Ragni et Imaad Hallay livrent un témoignage éclairant sur la violence dans la relation entraîneur-entraîné en athlétisme. Les auteurs entendent par là-même alerter sur les dérives possibles qu’elle peut engendrer.
«Citius, altius, fortius» («Plus vite, plus haut, plus fort»)... C’est la devise olympique bien souvent attribuée, à tort, au baron Pierre de Coubertin, fondateur des Jeux olympiques de l’ère moderne, en 1896. Alors que la paternité de l’expression revient au père dominicain Henri Didon (1840-1900).
Le sport, par essence, c’est le dépassement de soi. Mais pour réussir, se montrer ultra-compétitif, remporter des victoires, gagner des médailles, jusqu’où faut-il aller ? Qu’est-ce que l’athlète est prêt à accepter, tolérer, endurer de la part de son entraîneur pour espérer un jour briller, tutoyer les sommets ? Corporellement, mentalement, émotionnellement.
Considéré comme le meilleur sprinteur lorrain de l’histoire (champion d’Europe du 4×100 m en 2010, recordman de Lorraine du 100 m en 10″39 et du 200 m en 21 »04), Imaad «la comète» Hallay (36 ans) – qui vit et travaille aujourd’hui au Luxembourg – vient de sortir Controverse pour des records, un livre sur la violence dans la relation entraîneur-entraîné, écrit en binôme avec son coach de toujours, le Longovicien d’origine Patrice Ragni (71 ans, recordman de Lorraine du 400 m en 1972 en 48 »6).
Un samedi ensoleillé, Imaad a débarqué pile à l’heure convenue à la maison. Son ancien entraîneur, Patrice Ragni, qu’il vouvoie encore respectueusement aujourd’hui, est arrivé avec son béret vissé sur le crâne quelques secondes plus tard. Entre eux, ça se sent, un lien indéfectible perdure, les unit.
Pour Le Quotidien, Imaad et Patrice ont accepté, masqués, de s’asseoir autour d’une table et de parler de leur ouvrage. Un projet sur lequel ils planchent depuis maintenant 4 ans et qu’ils n’auraient jamais pu réaliser sans la magie d’internet et des centaines de mails échangés à l’époque de leur collaboration – et qui constituent la matière première du livre. Au fil des pages, ils évoquent donc leur relation, cette dyade (et pas ce couple) entraîneur-entraîné qui mêle à la fois passion, tensions, rupture, bonheurs…
«Une première qui aurait dû le vacciner définitivement ! »
Patrice Ragni : «Raconte comme ça a été difficile la première fois que tu m’as rencontré. Raconte ce qu’il t’est arrivé…»
Imaad Hallay : «On va spoiler le livre là ! (il sourit). En gros, la première fois, à la base, c’est un rendez-vous manqué. J’ai loupé le bus. La semaine suivante, on se voit à Vittel et il me dit : « Tu veux t’entraîner ? Viens tel jour à Metz. » Le jour J, j’y vais, je n’avais même pas fini la moitié de la séance (NDLR : qui comprenait des séries de répétitions de 120 m et de 80 m) que j’étais mort, crampé et que je vomissais partout ! (il se marre).»
Patrice Ragni : «On a été obligé de le porter jusque dans la bagnole… Donc ça ça aurait dû le vacciner définitivement ! Eh ben, non. La séance suivante, il était là.»
«C’est lui que je dois faire réussir !»
Patrice Ragni : «J’avais vu qu’Imaad avait fait 2-3 courses, réalisé 11’18 » sur 100 m. Du coup, j’avais demandé quelques infos à son sujet à Étienne Villeval (NDLR : coach d’athlé et professeur d’EPS au lycée Schuman de Metz). Ce chrono c’était pas mal hein, mais ça n’a rien à voir avec le haut niveau. Quand j’ai su ensuite que j’avais entre les mains un « pauv’ mec » d’Uckange, avec un père qui bosse à l’usine (NDLR : à la Sollac), je me suis dit : « Celui-là, il est pour moi, c’est lui que je dois faire réussir ! Parce qu’il va te permettre non seulement d’être entraîneur, mais de remplir ton tonneau des Danaïdes – ton travers politique, tout ce que t’as contre les riches, les capitalistes. » Pas pour en faire un champion olympique ni même à ce moment-là un champion d’Europe, de France ou un recordman de Lorraine… Au final, j’ai entraîné Imaad pendant près de 10 ans (décembre 2003-mai 2013) et dès le début, j’ai su que ça allait marcher entre nous. On s’est nourri mutuellement. Et ce, même si j’ai pu parfois être un coach monstrueux et insupportable, excessif, infliger des souffrances physiques et psychologiques, franchir des limites… Pour autant, j’avais toujours fixé à mes athlètes le garde-fou de l’éthique, de la morale : ce qui signifie pas de dopage, pas de tricherie.»
Le 9 juillet 2010, à Valence, Imaad Hallay termine 4 e des championnats de France à Valence sur 100 m (10″39), dans une course remportée par son voisin de couloir, Christophe Lemaitre, qui devient ce jour-là le 1er sprinteur blanc de l’histoire à courir sous les 10 secondes (9″98).
«À l’entraînement, on ne travaillait pas que le physique»
Imaad Hallay : «D’une manière ou d’une autre, j’ai plusieurs fois essayé de « rentrer » en athlé mais j’y suis resté quand j’ai rencontré Patrice. À notre insu comme il le dit et malgré les difficultés (reproches, divergences, confrontations, conflits, voire rupture), une complicité s’est établie entre nous et cela fonctionne. Ça fait partie de notre histoire. Ça a été immédiat. Ce qui caractérise le coaching « atypique » de Patrice ? Au quotidien, l’aspect psy, mental était pleinement intégré à l’entraînement. On « mettait au travail » autre chose que le simple registre physique. On nous demandait d’avoir une vraie réflexion sur ce qu’on faisait, ça relevait même parfois de l’introspection. Des psychologues, psychanalystes supervisaient notre dyade. Après, en compétition, avec mon physique de mec normal (1,77 m, 70 kg), j’arrivais à battre de grands Blacks qui poussaient pourtant plus fort que moi car j’étais capable de mobiliser d’autres ressources, quelque chose de supplémentaire, pour être présent au bon moment, quand il faut. À l’époque, avec Patrice, on a échangé des centaines de mails – une méthode d’entraînement qui très tôt a caractérisé son coaching – c’est ce qui constitue aujourd’hui la matière première du livre. Ce dernier, on l’a écrit comme on s’entraîne. Dans la complicité et dans les tensions. Un temps, j‘ai même voulu arrêter… Modestement, avec cette contribution, on espère faire avancer la compréhension de la relation entraîneur-entraîné tant sur le plan théorique que pratique.»
«La relation entraîneur-entraîné est par nature dissymétrique, violente»
Imaad Hallay : «Patrice a toujours voulu que je coure le 200 m. Dès le début, et ce malgré cette séance où j’ai fini crampé et qui m’a vraiment vacciné contre les longues distances. Le 200 m, il m’a « forcé » à le courir. Alors que moi, je ne voulais pas, j’avais peur de souffrir, d’avoir mal. La séquence qui peut aboutir aux violences sexuelles (agression sexuelle, viol, voyeurisme, harcèlement…), elle commence par le forçage car il est légitime… car c’est pour que je sois bon. Et ça peut ensuite y aller crescendo, par étapes, devenir un engrenage. La relation entraîneur-entraîné est par nature dissymétrique, violente. L’un occupe un poste, une fonction, possède une autorité, un pouvoir sur l’autre. D’autant plus que, dans mon cas, j’ai été champion de France du 200 m après. Si j’avais été une belle nana, je lui aurais fait les grands yeux et j’aurais sûrement dit : « Patrice, vous aviez raison, vous êtes gentil… ». Bref, ce que je veux dire, c’est que ça peut vite glisser, déraper si le coach n’a pas une vie équilibrée en dehors.»
Patrice Ragni : «Le sport, le coaching en général, contient selon moi en germe des dangers… La violence de la relation entraîneur-entraîné constitue un marche-pied, laisse la porte ouverte aux dérives qui peuvent même conduire à des cas criminels. Durant ma carrière professionnelle (NDLR : d’ancien prof d’EPS et d’ex-conseiller technique régional et national), j’ai été le témoin et/ou l’adresse de plaintes de harcèlements sexuels, et de fréquents forçages physiques et emprises psychologiques, exercés par les entraîneurs sur leurs athlètes sans réaction des institutions sportives. Aujourd’hui, l’un des buts de notre livre est le suivant : circonscrire cette violence, prévenir, sensibiliser, alerter sur les possibles dérives d’une telle relation. Comment ? En mettant par exemple en place de la formation auprès des coaches, en assurant un suivi, un meilleur accompagnement des entraîneurs et des athlètes. Mais bon, pour conclure sur un note positive, je dirais qu’avec le milieu artistique, le sport reste quand même à mon sens un des derniers domaines où se nouent des relations humaines d’une richesse et d’une intensité exceptionnelles… avec une forte dimension émotionnelle. Rendez-vous compte : Imaad a fait pleurer de bonheur ma femme et ma fille dans les tribunes (NDLR : lors de sa victoire sur 200 m aux championnats de France indoor à Paris-Bercy en 2010, en 21 »44, alors qu’il était blessé au tendon d’Achille droit). C’était incroyable, inimaginable de vivre une chose pareille ! Pour ça, je ne pourrai jamais le rembourser. J’ai une dette incommensurable envers lui.»
Ismaël Bouchafra-Hennequin
Controverse pour des records. La relation entraîneur-entraîné en athlétisme, de Patrice Ragni et Imaad Hallay (Gérard Louis éditeur). Sorti le 15 mars.
Jeune homme posé et réfléchi, Imaad Hallay vit et travaille aujourd’hui au Luxembourg. À 36 ans, il est IT project manager chez ArcelorMittal, habite au Kirchberg et va prochainement emménager à Mamer avec sa femme, Fatima Chaouche (prix Rolf-Tarrach 2020 pour sa thèse en droit fiscal).
Malgré une première licence d’athlé prise sur le tard à 19 ans, à l’été 2003, au SMEC Metz (NDLR : devenu aujourd’hui l’A2M), Imaad Hallay aura connu une ascension fulgurante, une carrière riche et intense marquée par des perfs, des titres (champion d’Europe du 4×100 m à Barcelone, champion de France indoor du 200 m, tous deux en 2010), des records (recordman de Lorraine du 100 m en 10 »39 et du 200 m en 21 »04). Au point que le petit gars d’Uckange, d’origine marocaine, est considéré comme le meilleur sprinteur lorrain de tous les temps.
I. B.-H.
Et quand ça dérape… vraiment
Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac, le réalisateur de « Violences sexuelles dans le sport, l’enquête », évoque ci-dessus les abus dans le monde du sport. Une étude publiée en 2015 dans la revue « Child Abuse & Neglect », qui faisait suite à une enquête de Tine Vertommen sur 4 000 sportifs aux Pays-Bas et en Belgique, montrait par exemple que 14 % d’entre eux avaient subi une forme de violence sexuelle, soit 1 sportif sur 7 (homme ou femme) avant ses 18 ans.
Pour en savoir plus :
– Documentaire complet Violences sexuelles dans le sport, l’enquête, de Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac (2020, ARTE). Voir également son livre L’Entraîneur et l’enfant. Les abus sexuels dans le sport (2021).
– Les témoignages glaçants de Catherine Moyon de Baecque et Isabelle Demongeot, qui faisaient partie des premières athlètes françaises à dénoncer les viols et les agressions sexuelles dans le sport de haut niveau.
– Documentaire Athlete A (Team USA : Scandale dans le monde de la gymnastique en VO st. fr.), de Jon Shenk et Bonni Cohen (Netflix, 2020).