Grosse déception pour tous les passionnés d’athlé ! Ce dimanche (11h10), au marathon de Londres, le duel tant attendu entre Eliud Kipchoge et Kenenisa Bekele n’aura finalement pas lieu. Pour vous consoler, Le Quotidien a demandé à plusieurs acteurs incontournables de la course à pied au Luxembourg de poser leur regard d’expert sur ces deux légendes vivantes de la course à pied.
La terrible nouvelle est tombée vendredi, à 17h, via un communiqué de l’organisation. Touché au mollet gauche, Kenenisa Bekele a été contraint, la mort dans l’âme, de déclarer forfait pour le marathon de Londres qui se disputera ce dimanche. Du coup, le duel au sommet contre le Kényan Eliud Kipchoge est reporté. «Je vais prendre le temps de me soigner, de me remettre en forme et j’espère être de retour l’an prochain à Londres», a glissé l’Éthiopien. Chiche !
«Bekele a vraiment marqué ma jeunesse»
Bob Bertemes (26 ans, Celtic Diekirch, l’actuel meilleur coureur de demi-fond et de fond luxembourgeois)
«Je crois que la NN Running Team a super bien résumé la chose : c’est la King’s Week* ! Et surtout, c’est parfait pour moi car je suis actuellement en vacances : en pleine off season, c’est-à-dire en période de coupure (NDLR : bien qu’il ait participé pour le fun au Red Bull 400, 400 mètres de course sur une piste de saut à skis inclinée à 35 degrés, ce samedi en Autriche, où il a fini 8e). Donc dimanche, je vais pouvoir me mettre tranquillement devant la télé et pouvoir regarder la course, sans devoir penser à faire un entraînement le matin. Ça va être super chouette, je crois que ça va être un bon spectacle, en tout cas je l’espère, même si je suis forcément hyper déçu que « Keni » ait dû déclarer forfait ! J’ai toujours été à 100% derrière Bekele. J’étais à Bruxelles, dans le stade avec mes parents et mon frère, lorsqu’il a réalisé le record du monde du 10 000 m (NDLR : 26’17 »53, le 26 août 2005). Je me souviens d’une douzaine de supporters africains postés dans les 150 derniers mètres et qui imprimaient un rythme d’enfer avec leurs baguettes sur leurs dum dum. Une ambiance formidable ! C’était magique, je me rappelle, on lui avait fait une standing ovation lors des deux derniers tours. Bref, Bekele a vraiment marqué ma jeunesse : il était tellement dominant sur piste, sur route mais aussi surtout en cross. Pour moi, c’est juste un meilleur coureur que Kipchoge. Après, c’est clair, sur marathon, »Keni » n’est pas le plus régulier des coureurs, il est moins fiable qu’un Kipchoge qui même dans un »jour sans » peut faire entre 2h03′ et 2h05 (il rit). Après, tu sais, un marathon n’est jamais écrit d’avance, c’est long, il peut se passer tellement des choses… Des troubles digestifs, une hypoglycémie, une fringale, une défaillance ou autre.»
* La King’s Week englobe également la tentative de l’Ougandais Joshua Cheptegei, récent recordman du monde du 5 000 m, qui s’attaquera au record du monde du 10 000 m (26’17 »53) le 7 octobre à Valence (Espagne).
«À mon époque, c’était inimaginable de penser pouvoir réaliser un jour ce genre de chrono»
Justin Gloden (67 ans, Celtic Diekirch, recordman du Luxembourg du mile au marathon)
«Pour moi, il n’y en a pas un qui est plus talentueux que l’autre. Il n’y a pas de différence entre Kipchoge et Bekele, ils sont »égal » (sic). Ce sont deux athlètes qui ont fait leurs preuves sur piste avant de passer sur marathon. Allez, sauf que Kipchoge a lui déjà couru un marathon en moins de 2 heures à Vienne (Ineos 1:59 Challenge). À mon époque, dans les années 80, c’était inimaginable de penser pouvoir réaliser un jour ce genre de chrono sur la distance reine. C’étaient les Européens, les Américains et les Néo-Zélandais qui dominaient la discipline. Le Portugais Carlos Lopes détenait le record du monde en 2h07’12. Avec mes 2h14’03 », j’étais déjà relégué à près de 7 minutes… Mis à part quelques-uns comme Henry Rono (NDLR : recordman du monde du 3 000 m, du 3 000 m steeple, du 5 000 m et du 10 000 m en 1978), il n’y avait pas toute cette armada kényane, voire de coureurs d’Afrique de l’Est. Moi, l’allure de 2’52 » au kil, je la tenais au mieux sur 10 *1 000 m avec 2’30 » de récup… Alors, pensez voir, sur 42 kilomètres… C’est pour ça que je dis, désormais, pour moi, dans la tête, c’est difficile à suivre (il rit). Moi, j’aurais rêvé aussi, non à mon âge on ne rêve plus (il rit), chausser les fameuses chaussures là (NDLR : celles à plaque de carbone comme les Alphafly, Vaporfly ou Tempo Next% de Nike, même si les autres marques – Adidas, Asics, Hoka, Brooks, Saucony, On… – s’y sont mises depuis) pour savoir si ça apporte vraiment quelque chose. Mais on m’a dit qu’il faut taper le sol avec la pointe, l’avant du pied. Et à mon âge, je n’ai plus la force nécessaire dans les jambes pour dérouler ma foulée comme avant. Bon, avec le vieillissement, je cours maintenant le 10 km en 42 minutes, ça me fait râler. D’ailleurs, j’ai remarqué que je perds 1 minute par an sur cette distance depuis que j’ai 61 ans. Je voulais d’ailleurs courir les championnats nationaux du 10 km sur route, ce dimanche à Dudelange, mais je me suis malheureusement fait un claquage à la cuisse droite. Du coup, j’en ai encore pour un bon mois, je pense. Pour autant, je n’ai pas encore abandonné l’idée de remporter l’une ou l’autre médaille aux championnats d’Europe ou de monde vétérans quand j’aurais 70 ans. Je dis souvent : »le sport, c’est ma vie et ça restera ma vie », et ce même si je dois trouver quelques compromis avec ma femme (il rigole).»
«Kipchoge est intrinsèquement plus fort que Bekele sur marathon»
Hakim Bagy (52 ans, ex-champion de France de marathon en 1999, 2e de l’ING Night Marathon en 2008, coach sportif au Luxembourg et en Lorraine)
«C’est déjà, qu’on le veuille ou non, un marathon »spécial », particulier, pas comme les autres, puisqu’il se déroulera en pleine pandémie de coronavirus. Avec seulement un plateau élite, aucun spectateur, une bulle sanitaire stricte. Même si l’évènement a été bien « vendu », via une campagne marketing efficace, ce devait être surtout l’affrontement de deux monuments du »fond » mondial. Personnellement, j’ai une préférence pour Bekele. Je l’ai vu au marathon de Paris ou aux championnats du monde, je ne me rappelle plus. C’est un mec humble, il a une bonne bouille et il court super bien. Il a un palmarès long comme le bras dans toutes les disciplines (piste, cross, route). Le problème, c’est qu’en face de lui, il aurait eu une »machine » : Kipchoge est intrinsèquement plus fort que lui sur marathon et il aurait fini devant lui. Le parcours inédit de ce marathon de Londres, globalement une boucle d’un peu plus de 2 km, est à mon sens quelque chose de motivant et avantageux pour les coureurs. Ça va les inciter à courir plus vite, surtout pour eux qui viennent de la piste. Attention aussi à ne pas sous-estimer les autres concurrents (NDLR : six autres coureurs engagés – Geremew, Lemma, Wasihun, Tola, Kipserem, Kitata – ont en effet un record personnel en moins de 2h05). Gagner devant Kipchoge, c’est une occasion unique, la chance d’une vie de taper du poing sur la table et d’inscrire son nom au panthéon du sport. Par contre, selon moi, la question des chaussures pose toujours problème. Car certaines (NDLR : à plaque de carbone) procurent un avantage, une amélioration notable de la performance, provoquent aussi moins de casse musculaire et donc permettent une meilleure récup que d’autres. Même si World Atheltics a tenté depuis de réglementer la chose, il faut, à mes yeux, aller plus loin : O. K., ça ne fera pas plaisir aux marques, mais imposer les mêmes modèles de chaussures à tous les coureurs au moins lors des championnats (Europe, Mondiaux, JO) me semble une nécessité. Histoire de mettre tout le monde, tous les concurrents, sur un pied d’égalité.»
«J’espère que mon ami Mosinet Geremew restera au contact de Kipchoge le plus longtemps possible»
Yonas Kinde (40 ans, coureur éthiopien du Celtic Diekirch, réfugié politique vivant au Luxembourg depuis 2012. Après avoir participé aux JO de Rio en 2016 sous la bannière de l’équipe olympique pour les réfugiés, il rêve désormais de participer au marathon des JO de Tokyo en 2021).
«Déjà, quand on parle de Kipchoge et Bekele, on a affaire, selon moi, aux deux meilleurs athlètes du monde. Les deux sont vraiment très, très forts. Le fait que le circuit du marathon de Londres soit en gros une boucle va faire que ça va aller plus vite qu’un marathon classique. Là, en termes de conditions, c’est presque comme courir dans un stade, sur une piste. Kipchoge a un très grand talent : il a ce qu’on appelle un gros moteur, beaucoup d’endurance, il est capable de courir à moins de 3′ au kil très longtemps. Dommage que Bekele soit forfait, car je suis persuadé que s’il avait été avec lui à 2-3 kilomètres de l’arrivée, il aurait gagné. D’un coup, Bekele a cette faculté à changer de vitesse. Son finish est tout simplement in-cro-yable !!! Ce qui est fou, c’est que, même sur marathon, Bekele est capable de produire une accélération violente à la fin comme s’il était sur un 10 000 m. Et surtout plus longue qu’un mec comme Mo Farah qui fait son effort à »seulement » 400 m de la ligne. Pour les hommes forts, il n’y aura pas de problème jusqu’au semi (NDLR : les lièvres doivent passer en 60’45 » – 61′). La différence se fera après 30-35 kilomètres de course. J’espère que mon ami Mosinet Geremew (NDLR : 2e du marathon de Londres l’année dernière, 4e performeur de l’histoire en 2h02’55), avec qui je suis resté en contact (NDLR : c’est même lui qui lui a annoncé en exclu le forfait de Bekele vendredi matin), qui vient de la même région que moi (Amhara) et à qui j’ai donné beaucoup de conseils à ses débuts, sera encore là, qu’il restera au contact le plus longtemps possible avec Kipchoge. À mon avis, les attaques se succéderont à partir du 38e kilomètre (il rit) ! En 2009/2010, j’ai eu l’occasion de faire des footings en forêt (recovery runs), à 6h du matin, en groupe de 10 coureurs, avec Bekele ou Gebre (Haile Gebrselassie). Pour moi, qui ne suis pas né à Addis-Abeba, et qui n’avaient entendu parler d’eux et de leurs exploits qu’à la TV ou la radio, j’étais très très fier de pouvoir les côtoyer. L’attitude de Gebre, qui faisait demi-tour pour récupérer les derniers et qui nous encourageait en donnant de la voix ( »Allezzz ! Allez les gars ! »), m’a profondément marqué. J’ai recroisé Bekele au marathon de Berlin en 2017. On était dans le même hôtel. On a échangé un peu, de tout et de rien, de l’entraînement, de nos situations respectives. J’ai rencontré par la suite Kipchoge et Usain Bolt aux JO. On se fait souvent une montagne, parce que ce sont des stars, mais on en oublie parfois que ce sont avant tout des hommes, comme nous !»
Ismaël Bouchafra-Hennequin
Marathon de Londres, 40e édition, ce dimanche 4 octobre : course masculine à 11h10 (précédée de la course féminine à 8h15 avec Brigid Kosgei, Ruth Chepngetich, Vivian Cheruiyot… et de la course en fauteuil roulant).
– Eliud Kipchoge (35 ans) : 12 marathons/11 victoires (débuts sur marathon en 2013, à 28 ans, record personnel et record du monde : 2h01’39 ». Premier homme à courir un marathon en moins de 2 heures (Ineos 1:59 Challenge), performance non homologuée par World Athletics. Invaincu sur 42,195 km depuis 10 courses et 7 ans.
– Kenenisa Bekele (38 ans) : 10 marathons/3 victoires, 3 abandons (débuts sur marathon en 2014, à 31 ans, record personnel : 2h01’41 »).
Confrontations directes sur marathon : Eliud Kipchoge 4-0 Kenenisa Bekele (Chicago en 2014, Berlin en 2017 et Londres en 2016 et 2018).
Espérons qu’il y ait une 5e confrontation entre les deux hommes au marathon de Londres le 3 octobre 2021 ou ailleurs !
Pour en savoir plus :
– Tenues de course, parcours, retransmissions TV et chaussures portées par les coureurs sont à découvrir sur runpack (1) (2).