C’est un fait : depuis quelques années, les défenseurs des droits humains, ces «individus, groupes et associations (qui contribuent) à l’élimination effective de toutes les violations des droits de l’homme et des libertés fondamentales des peuples et des personnes», comme les définit la Déclaration des droits de l’homme, sont de plus en plus souvent confrontés à des formes de violence ou de harcèlement dans le cadre de leur travail. Une situation que dénoncent plusieurs organisations luxembourgeoises, dont certains de leurs partenaires ont subi ces agressions.
Tous les continents sont touchés par un rétrécissement de l’espace public et par ces atteintes aux défenseurs, qui peuvent revêtir plusieurs formes. Pression financière d’une part, comme c’est le cas en Inde, ainsi qu’en témoigne Françoise Binsfeld, la directrice d’Aide à l’enfance de l’Inde et du Népal (AEIN), une ONG de développement (ONGD) luxembourgeoise qui travaille depuis 53 ans dans le sous-continent sur des projets liés à l’enfance : «Les ONGD actives en Inde ont récemment rencontré des problèmes pour transférer des fonds à leurs partenaires. Le gouvernement indien a en effet durci fin septembre les règles concernant les fonds en provenance de l’étranger. Ils ont voté une loi antiterroriste qu’ils appliquent sévèrement. Désormais, chaque ONG indienne doit donc ouvrir un compte bancaire auprès de la banque d’État. D’une part, tous nos transferts ont été bloqués pendant la période de transition, mais d’autre part, les petites structures locales ne pourront plus bénéficier de financement à travers d’autres ONG. Elles auront donc beaucoup plus de mal à renouveler leurs certificats et à fonctionner. Les délais d’investigation sur les ONG ont par ailleurs été étendus sur un an.»
Une pression qui a même conduit la section d’Amnesty international Inde, dont les comptes bancaires ont été gelés par le gouvernement de Modi sous couvert de soupçons de blanchiment d’argent, à fermer ses bureaux après huit ans d’activité dans le pays. Son directeur, Avinash Kumar, n’a pas hésité à dénoncer dans un communiqué le «harcèlement» subi et la «chasse aux sorcières incessante des organisations de défense des droits de l’homme» ainsi qu’une tentative «d’alimenter un climat de peur et de faire taire les voix critiques en Inde».
Bloquer et dénigrer le rôle des défenseurs
Autre méthode employée par les autorités : empêcher par tous les moyens les défenseurs d’exercer leur travail. «En Amérique latine, où nous travaillons sur des projets concernant les droits humains et l’extractivisme, les autorités essaient de perturber le travail de nos partenaires par le biais de moyens administratifs ou en adoptant des législations qui restreignent et criminalisent leur travail. Il arrive aussi que des collaborateurs soient surveillés ou reçoivent des menaces. C’est vraiment difficile de travailler là-bas», relate Antoniya Argirova, responsable Travail politique au sein d’Action solidarité tiers-monde (ASTM).
Restrictions de circulation et interdiction de manifester ou d’organiser des conférences sont monnaie courante, et ce, d’autant plus depuis la crise du Covid-19. On peut aisément supposer que les états d’urgence et les restrictions sanitaires décrétés peuvent servir de prétexte pour réduire encore les droits humains dans certains pays, à l’instar du Niger. «Ils profitent de la situation pour passer des règlements qui restreignent la liberté de réunion, d’exprimer son opinion…», commente Marine Lefebvre, responsable du service communication de SOS Faim.Au Salvador, le président Nayib Bukele Ortez, dans le cadre de l’état d’urgence, a même tenté de suspendre le mandat du bureau du médiateur des droits humains, l’équivalent de la Commission consultative des droits de l’homme ici. «Notre partenaire sur place, une organisation d’avocats, a tout de suite porté plainte contre cette décision illégitime et disproportionnée. Le président a essayé de les discréditer sur Twitter. La procédure est toujours en cours», indique Antoniya Argirova, qui dénonce aussi cette «politique de criminalisation des défenseurs» : «Les responsables politiques accusent dans l’espace public les défenseurs de vouloir nuire à leur propre pays, d’être antidéveloppement, d’être des terroristes…»
Des partenaires assassinés
Pire encore, les personnes elles-mêmes sont parfois directement prises pour cibles. C’est ce qu’a constaté SOS Faim, qui soutient depuis 2016 Alternative espaces citoyens, une association nigérienne de défense des droits humains, à l’initiative avec d’autres organisations de la société civile de l’Observatoire sur le droit à l’alimentation et la souveraineté alimentaire. «On ne compte plus le nombre d’arrestations de son principal animateur. Toute l’équipe a fait plusieurs séjours en prison pour des motifs arbitraires, déplore Marine Lefebvre. Les problématiques se sont accélérées et intensifiées ces dernières années, au point que la plateforme Civicus (NDLR : une alliance d’organisations de la société civile) a fait entrer le Niger en juin dernier sur sa liste de surveillance en raison de la ‘répression croissante des droits humains et une restriction de l’espace civique au Niger’ et sa préoccupation face au ‘harcèlement, à l’intimidation et aux attaques dont font l’objet les militants et les défenseurs des droits humains, notamment ceux qui réclament la transparence et la sécurité dans les secteurs public et privé’.»
Une hostilité qui peut parfois aller jusqu’au meurtre, situation dramatique à laquelle est régulièrement confrontée ASTM, comme le fait savoir Antoniya Argirova : «Nous observons depuis des années une augmentation de la violence à l’égard des défenseurs des droits humains à travers l’expérience de nos partenaires dans le Sud. Notamment aux Philippines, où nous soutenons plusieurs organisations de la société civile qui luttent pour le droit à la terre. C’est l’un des pays les plus dangereux pour les défenseurs. Il arrive de plus en plus souvent que des membres de nos organisations partenaires soient assassinés. Cet été encore, deux membres ont été tués brutalement. Ce problème existe depuis des années aux Philippines, mais depuis l’arrivée au pouvoir du président Rodrigo Duterte en 2016, la situation a dépassé tous les niveaux précédents.»En 2018, l’avocat Benjamin Ramos, fondateur et directeur du Peace and Development Group, une autre organisation partenaire d’ASTM, a été tué par balle. Il avait fourni une assistance juridique aux familles de neuf travailleurs agricoles assassinés.
Un assassinat fermement condamné par le ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn, qui avait alors déclaré : «Il est inacceptable que ces femmes et hommes, qui ont voué leur vie à la défense des droits d’autrui, soient victimes de criminalisation, d’intimidations, de violences, et même d’assassinats et d’exécutions extrajudiciaires.»
«Bien sûr, toutes ces violences contre les défenseurs des droits humains aggravent aussi le travail de coopération au développement, précise Antoniya Argirova. Les gens ont peur et les organisations perdent souvent plus de temps à devoir gérer des situations de sécurité plutôt que d’être en mesure de travailler sur leurs projets. Pour nous, la défense des défenseurs devient vraiment un enjeu important dans la coopération au développement vu l’ampleur de ces violences qui ne cessent d’augmenter.»
«Fondamentalement, derrière les attaques des défenseurs des droits humains, c’est tout un modèle qui est à remettre en question. C’est pour ça que ces gens se battent. Ils sont très engagés. Ils peuvent aller en prison dans des conditions qu’on ne peut imaginer, mais une fois sortis, ils vont quand même continuer à se battre. Parce que c’est ça ou rien – il n’y a tellement pas de perspectives dans les pays du Sahel par exemple. On nous alerte sur le fait que l’autre alternative, c’est de se laisser enrôler dans des forces de terrorisme», ajoute Marine Lefebvre.
Un système à revoir
Pour les militantes, «les pays du Nord ont leur responsabilité dans ces menaces qui touchent les défenseurs des droits humains», d’un point de vue tant politique qu’économique. Comme au Niger, où l’UE a déployé beaucoup de moyens pour tenter de stopper les migrations à la frontière sahélienne. «Le régime du président Mahamadou Issoufou est devenu un partenaire privilégié de l’UE, comme la Turquie l’est à l’Est, pour empêcher les migrations. Pour Alternative espaces citoyens, le président, se sentant très soutenu par les bailleurs étrangers, se permet donc beaucoup de libertés sur le territoire national. Il se concentre aussi sur ‘l’amélioration du climat des affaires’, c’est-à-dire l’octroi de passe-droits à des investisseurs privés sans aucune garantie de retombée positive pour l’économie réelle du pays, en tout cas pas pour les plus pauvres», explique Marine Lefebvre, qui dénonce, outre l’approche sécuritaire à tout prix, qui se fait au détriment des aspects de développement, la prédation des économies africaines par le Nord, où sont redirigées les différentes productions.
«Il y a des Nigériens qui profitent de la corruption bien sûr, avec des élites qui essaient de capter pour elles tout l’argent. Mais elles ne sont pas seules responsables. Il y a derrière un système économique qui encourage cela. Pour nous, il faut réellement mettre les moyens pour le développement et arrêter d’avoir des politiques qui promeuvent un business qui profite aux plus riches et qui favorisent la corruption», estime Marine Lefebvre.
SOS Faim, ASTM et AEIN sont d’ailleurs toutes trois membres de l’Initiative pour un devoir de vigilance, cette coalition de 17 organisations de la société civile luxembourgeoise qui milite pour l’adoption d’une législation visant à obliger les entreprises à respecter les droits humains et les normes environnementales. «Il y a un lien très étroit entre la législation pour un devoir de vigilance et la protection des défenseurs des droits humains, explique Antoniya Argirova. Lorsqu’une entreprise veut mettre en place un projet, elle doit alors consulter les défenseurs des droits humains. Et si elle les harcèle, et ne respecte donc pas ce devoir de vigilance, elle peut être tenue responsable. Une législation va forcer l’entreprise à entrer en dialogue avec les défenseurs et prévenir d’éventuelles violations.»
ASTM a par ailleurs publié en début d’année toute une série de recommandations à l‘intention du gouvernement luxembourgeois pour défendre ces défenseurs, telles que condamner publiquement les agressions à l’encontre des défenseurs et dénoncer l’utilisation d’un langage qui les insulte ou les rabaisse, assurer une délivrance rapide de visas en cas de danger, ou encore intégrer des mesures de prévention d’abus dans le cadre des accords commerciaux conclus et s’assurer de leur mise en place effective et de leur suivi.
Tatiana Salvan