Contactée à plusieurs reprises par nos soins depuis le début de la crise du Covid-19, Valérie*, aide-soignante dans une maison de soins du sud du pays, raconte son quotidien depuis plus de deux mois.
«On n’est pas préparés à ça.» Aide-soignante en maison de soins depuis 25 ans, Valérie*, âgée de 50 ans, est passée par plusieurs états depuis le début de la crise du Covid-19. Fin mars, le stress et la peur s’entendent dans sa voix. «Nous avons eu un cas positif au sein de notre personnel. Il a été écarté ainsi que les deux collègues qui travaillaient avec lui (NDLR : il est rétabli aujourd’hui). Nous avons peu d’espoir de passer à côté.»
L’inquiétude est palpable chez Valérie : «Le plus dur est de rentrer chez moi et de prendre le risque de contaminer mes proches. Je suis un peu une pestiférée chez moi parce que je suis la seule à faire prendre un risque à ma famille. Il faut faire confiance aux collègues et ce n’est pas évident. L’ambiance est particulière. On ressent une psychose au sein des soignants.»
«Mon métier, c’est une vocation»
Mais à aucun moment, Valérie ne songe à s’arrêter : «Je préférerais rester confinée chez moi. Mais mon métier, c’est une vocation et je suis attachée aux résidents. Alors j’y vais, je me protège et je m’astreins à respecter tous les gestes barrières pour éviter de ramener le virus dans la maison de soins. J’ai peur de devoir rester sur place et de ne plus voir ma famille, ma soupape. Mais s’il le faut, je le ferai. Ce sont mes patients.»
Dans la maison de soins, les choses se sont mises en place assez vite. «Au début, c’était assez compliqué. Début mars, on a dû pousser la direction pour limiter les entrées des familles. On le sait tous, le virus ne peut venir que de l’extérieur. De nous ou des proches des résidents. C’est vraiment dur à vivre. La direction nous a entendus et a interdit les visites aux résidents. C’est une décision difficile à prendre. On sait tous que beaucoup de nos résidents ont besoin de ces visites d’un point de vue psychologique. Mais le risque est trop grand. La plupart des familles ont compris, d’autres moins. On a dû expliquer et parfois c’est difficile. On leur donne la possibilité d’avoir des conversations vidéo via Skype ou encore FaceTime, mais nous n’avons que deux tablettes. Et puis ce n’est pas la même chose, il manque le toucher, la chaleur humaine d’un proche.»
Elle poursuit en soulignant que «tous les résidents ne comprennent pas la situation. On leur explique, mais pour certains elle est difficile à admettre et beaucoup ont dû mal à accepter de ne plus voir leur famille. Notre rôle change et on fait de plus en plus de psychologie. Il faut qu’ils gardent le moral.»
Et au fur et à mesure, dans le courant du mois de mars, une réorganisation s’opère au sein de la maison de soins pour faire face aux éventuels cas de coronavirus dans la résidence. «Dans la salle des fêtes, deux salles ont été préparées pour y installer les résidents positifs. Charlottes, masques FFP2, surblouses, lunettes… Le matériel est arrivé il y a une semaine (NDLR : aux alentours du 20 mars). Les soignants doivent être volontaires pour y travailler si ces salles doivent être mises en service au moment où on aura un cas de Covid-19 chez les résidents. Mon mari m’a interdit d’être volontaire. Je ne sais pas…»
«Il y a plus de confiance entre nous»
Après la mi-mars, la salle à manger a été réaménagée pour éloigner les résidents pendant les repas toujours pris ensemble mais à bonne distance désormais. Et les masques ont mis un peu de temps pour arriver. «Nous en avions 300 en stock, mais au début la direction ne voulait pas nous les donner par crainte de ne plus en avoir. Et les masques commandés par l’État sont arrivés il y a quelques jours. Ils sont chirurgicaux, c’est déjà mieux que rien. Mais on ne sait pas où ils sont stockés. La direction ne veut pas nous le dire. Peut-être dans un coffre-fort? On ne sait pas…»
Et puis la fatigue se fait sentir. «Dès que quelqu’un a un symptôme, il reste chez lui. Il est donc logique qu’au niveau du personnel, il y a des absents. Actuellement, nous sommes 7 sur 20 à travailler dans mon service. Nous accumulons les heures. Mais on tient. Aujourd’hui, je n’ai pas encore atteint mes limites. Mais si cela dure, comment va-t-on faire? Si nous avons plusieurs cas au sein du personnel et chez les résidents?…» Valérie se pose beaucoup de questions et moralement la situation lui pèse, mais comme elle le dit «on se bat tous les jours» et «nous n’avons, pour le moment, aucun cas chez nos résidents. Et chaque jour sans cas est une victoire.»
Mi-avril, la voix de Valérie est beaucoup moins teintée de stress et de peur. Elle lance d’emblée : «Nous n’avons toujours pas de cas ni chez nos résidents ni au sein du personnel.» Elle poursuit : «Franchement, on ne se l’explique pas. Mais c’est une très bonne nouvelle. Chacun respecte les mesures. L’ambiance change entre nous. Il y a plus de confiance entre nous.» Cela ne signifie pas qu’il n’y a aucun moment difficile. «Nous avons eu des suspicions. À ce moment-là, le résident est tout de suite mis à l’isolement dans sa chambre en attendant le résultat du test. Mais ils sont tous revenus négatifs.»
«On en a pleuré…»
Il y a une soirée qui restera dans la mémoire de Valérie. «Un résident de plus de 90 ans avait tous les symptômes et était en détresse respiratoire. On a décidé d’appeler les secours. Le médecin n’est même pas rentré dans la chambre et a décidé de ne pas le transférer à l’hôpital en réanimation. On n’a pas compris. On en a pleuré… Et le résident est décédé dans la nuit d’une septicémie alors qu’il prenait encore sa douche seul la veille. Son test Covid-19 post-mortem est revenu négatif…» Elle s’arrête avant de reprendre quelques instants avec une voix chargée d’émotion : «C’était vraiment un moment dur à vivre. Nos moyens sont limités et nous avons pu que lui donner de l’oxygène. On n’a pas compris pourquoi ils ne l’ont pas emmené… alors que quelques semaines auparavant, ils l’auraient pris en charge…»
Au sein de la maison de soins, les habitudes ont changé. «Tout le personnel soignant a su s’adapter. Certains qui étaient en arrêt maladie parce qu’ils avaient un symptôme reviennent. On arrive davantage à tourner et à récupérer maintenant.»
Mais pour de nombreux résidents, la situation reste délicate : «Émotionnellement, cela reste difficile pour beaucoup de ne pas pouvoir voir les membres de leur famille. On fait des photos, on passe des coups de fil audio ou en vidéo. Mais ce n’est pas pareil. On essaie d’échanger le plus souvent possible avec chacun. Et même si on a créé des liens avec tous nos patients, nous ne sommes pas un membre de leur famille. Ils ont un manque.»
«Franchement, je suis inquiète pour la suite…»
Et de son côté, Valérie a une appréhension : «Je n’ai pas l’impression que le confinement soit si bien respecté que ça. Quand je viens au travail, je vois beaucoup de gens dans les rues. Certains font n’importe quoi dans les supermarchés par exemple. Franchement, je suis inquiète pour la suite…»
Fin avril, Valérie n’a pas changé d’opinion. Le plan de déconfinement général se précise. Et la ministre de la Famille et de l’Intégration, Corinne Cahen, vient d’annoncer la réouverture des maisons de soins aux familles sans pour autant déconfiner ces dernières. «Nous n’avons toujours pas de cas et chaque jour est toujours une victoire. Mais le déconfinement me fait peur. Je sais très bien que les résidents ont besoin de voir leurs proches, mais c’est prendre le risque que le virus entre dans la maison de soins. Je ne sais pas… Je m’interroge…»
Une semaine plus tard, l’ensemble du personnel et des résidents vient de se faire tester dans la maison de soins de Valérie. «C’est super désagréable. Ça va loin dans les sinus. J’ai eu une migraine après et d’autres ont saigné du nez. Mais aucun des tests effectués n’a été positif.» Elle développe : «J’aurais préféré qu’on nous fasse un test sérologique parce que le test bucco-nasal n’est qu’une photographie à un moment donné. Bref. On continue de prendre nos précautions…»
«Les visites font du bien aux résidents»
Les proches des résidents peuvent faire leur retour dans la maison de soins. «On a installé deux box dans une salle. Dans chacun, il y a une table avec deux chaises et une vitre en plexiglas au milieu de la table et on désinfecte tout après chaque passage… Mais ces visites font du bien. Dans mon service, pour trois résidents au moins, on a constaté un net changement au niveau du moral et même physiquement. Ils vont mieux et sont métamorphosés grâce à la remise en place des visites de la famille.» Et puis, quelques résidents sont passés aux aveux : «Au cours des deux derniers mois, certains ont fait le mur. Ils ont mis en place une stratégie pour voir quelquefois leurs proches sur le parking derrière… Aujourd’hui, on en rigole, mais on leur a dit que c’était irresponsable de leur part. Si le virus était entré comme ça…»
«Fatiguée physiquement et surtout moralement», Valérie est actuellement en congé pour quelques jours. Mais le Covid-19 trotte encore et toujours dans la tête de l’aide-soignante de 50 ans. «On sait tellement peu de choses sur ce virus. On en apprend tous les jours. J’espère que les gestes barrières vont être maintenus à long terme parce que nous sommes encore dans le flou» avant de conclure en rappelant à tous que «le déconfinement ne signifie pas que c’est fini».
Guillaume Chassaing
* L’aide-soignante d’une maison de soins du pays interrogée a souhaité garder l’anonymat.