Dans une étude publiée mardi la Fondation Idea du Luxembourg met les pieds dans le plat du codéveloppement transfrontalier. Entretien (débat !) avec l’auteur, Vincent Hein.
Votre étude pose la question de la définition du codéveloppement transfrontalier. Et opère la distinction entre une confusion fréquente entre argent privé et finances publiques. Pour faire simple, entre salaires confortables des frontaliers et difficultés financières des territoires dans lesquels ils vivent.
Vincent Hein, économiste chez Idéa : Le débat sur le codéveloppement comporte deux indissociables en ce moment : la démographie et les finances publiques. En focalisant sur les finances publiques, vous focalisez sur une partie du sujet. Savoir comment on prélève l’impôt et où on réalise les investissements publics est un sujet important. Mais ce sujet occupe l’espace médiatique et ne permet pas d’entendre la définition du codéveloppement que proposent les uns et les autres et qui est beaucoup plus large.
Le gouvernement luxembourgeois a inscrit le codéveloppement frontalier dans son programme de coalition. Et pourtant, il dit : « On ne va pas compenser au niveau de la fiscalité » (NDLR : impôt sur le revenu des frontaliers conservé à la source). C’est donc bien qu’il existe d’autres entrées.
Dans ce document, j’ai préféré l’entrée de l’économie géographique. La base, c’est de constater que nous sommes dans un phénomène de métropolisation, que l’aire économique du Luxembourg dépasse son territoire. Ce phénomène de métropolisation existe partout dans le monde, entre un pôle centre et une périphérie. Sauf que là, la frontière renforce les effets négatifs comme les opportunités.
Mais pour dire les choses clairement, on ne fait rien sans argent. Et si l’on observe les phénomènes de métropolisation ailleurs, malgré toutes les disparités avec les banlieues, il y a au minimum l’idée de péréquation fiscale qui existe. Le banlieusard de Paris, par exemple, paye son impôt sur le revenu dans un pot commun national et en voit une partie de la couleur quand l’État finance un lycée ou une salle de sports près de chez lui. Si Paris disait : « On crée déjà de l’emploi, débrouillez-vous pour le reste », ça serait intenable.
Je ne crois pas que les effets de métropolisation soient exemplaires en France. Le débat sur le dynamisme entre des pôles centre et la France périphérique, les « gagnants » et les « perdants », n’a jamais été aussi tendu… Le but de notre document est d’apporter de l’oxygène dans le débat et sur notre frontière.
Le modèle porte des vulnérabilités
Revenons en Grande Région : quels sont les effets positifs et négatifs démultipliés par l’effet de frontières justement ?
Nous listons les grandes lignes dans un tableau. En effets positifs, pour le Luxembourg, on peut évoquer la facilité de l’accès à une main-d’œuvre vitale (45 % des actifs sont frontaliers) ou encore la non-dépense publique dans des infrastructures d’éducation, de soins, d’équipements publics divers qui se font de l’autre côté. Mais il y a aussi des effets négatifs et des risques pour le Luxembourg.
Pour les bassins frontaliers, on peut évoquer un regain démographique inespéré, l’augmentation du pouvoir d’achat potentiellement favorable à une économie présentielle (commerce, immobilier, etc.) et donc, indirectement, aux finances publiques (TVA…), ou encore la facilitation de la lutte contre le chômage. Il y a aussi des effets négatifs, évoqués dans le débat public. Notre étude essaye d’apporter un point de vue global sur le modèle actuel.
Ces externalités positives ne suffisent pas à endiguer les fractures de territoires. Votre document lui-même s’intitule Vers un modèle plus soutenable. Le modèle de la Grande Région n’est donc pas assez soutenable aujourd’hui ?
Le modèle porte des vulnérabilités. La plus flagrante d’entre elles est le problème de mobilité dans l’espace urbain du Luxembourg, appelons-le « Grand Luxembourg » par commodité. Les co-investissements du Luxembourg en dehors de ses frontières sur la mobilité devraient être démultipliés, clairement. L’autre fragilité qui nous guette est la nécessité d’atteindre « l’effet de masse critique » calibré à l’économie luxembourgeoise.
Nous ne voyons pas venir d’augmentation de la productivité drastique au Luxembourg, qui permettrait de produire le même niveau de richesse avec moins de bras. Il faut donc se donner les moyens de mieux répartir les effets de la croissance luxembourgeoise sur un territoire plus grand, pour se dégager de nouvelles marges de croissance.
En clair, il faudrait se réjouir qu’une entreprise extérieure à la Grande Région choisisse de s’implanter en territoire frontalier. Ou se réjouir, même, que l’on puisse faire des co-investissements qui ne portent pas uniquement sur la mobilité mais aussi sur l’attractivité générale des territoires frontaliers, car le « site Luxembourg » dépasse ses frontières.
Sur la mobilité, les co-investissements seront d’ailleurs de plus en plus difficiles à vendre comme du « gagnant-gagnant »… Votre document constate que dans le contexte d’une baisse démographique qui se profile dans les territoires frontaliers, ceux-ci seront de moins en moins enclins à laisser filer la main-d’œuvre en facilitant les transports.
Il faut dépasser le seul discours sur la mobilité quand on parle de codéveloppement. Je vais le dire autrement : le Luxembourg doit bâtir des projets avec ses territoires voisins et non plus uniquement avec ses frontaliers.
Une compétition inévitable
Votre travail a cela de très vivifiant : il évite la langue de coton qui entoure d’habitude, et globalement de part et d’autre de la frontière, ce débat essentiel.
Il existe une compétition inévitable entre les territoires, inutile de le nier. Notre travail consiste à voir comment on passe à un modèle de « coopétition », comprendre, de coopération dans la compétition !
Limiter les vulnérabilités liées à la polarisation excessive des activités serait réellement gagnant-gagnant, pour le Luxembourg comme pour les territoires voisins. Nous donnons une liste de 18 initiatives concrètes dans le document, comme la création de pôles d’activités « secondaires » en Grande Région, le renforcement de projets éducatifs transfrontaliers ou encore la mise en place de fonds de coopération bilatéraux. Nous allons passer pour des « aventuriers », des « iconoclastes » pour ça, mais nous assumons!
Mais donc, toujours sans partage des impôts et des taxes sur une richesse créée à plusieurs bras. C’est quand même curieux, cette Union européenne : il n’y a pas de frontières pour la circulation de la main-d’œuvre, mais il y a une frontière pour la répartition des fruits du travail, à quelques kilomètres près…
Ce que l’on veut, je l’ai dit tout à l’heure, c’est apporter de nouvelles pistes. Au fond, le seul débat sur la fiscalité n’est pas illégitime. Il a d’ailleurs était légitimé récemment par le Conseil de l’Europe, via son Congrès des pouvoirs locaux. Mais les arguments du refus luxembourgeois (NDLR : opportunités d’emplois, transfert de pouvoir d’achat, transferts sociaux) et les arguments des villes de Metz et Trèves se valent (NDLR : difficulté et « injustice » d’assumer seules le coût d’une main-d’œuvre de plus en plus nombreuse avec des recettes publiques qui ne suivent pas).
Si l’on veut créer une Europe des régions, celle à laquelle vous semblez faire allusion, il faudra montrer que des modèles fonctionnent. J’enlève la casquette de chercheur et je vous livre ma conviction : il y a assez d’intelligence collective et de poids économique en Grande Région pour dépasser les effets de frontières. Ce territoire est à part, il faut en considérer toutes les spécificités. Il faudra des actes symboliques forts aussi, tout comme il a fallu « raconter » l’Europe à ses débuts. Après, on pourra peut-être redéfinir la politique de cohésion européenne!
Entretien avec Hubert Gamelon
L’étude complète est disponible ici.
Grand-Luxembourg, jusqu’où ?
Vincent Hein évoque une «aire métropolitaine transfrontalière» qui comprend entre 1,3 et 2,4 millions d’habitants. Tout cela dépend du pourcentage de frontaliers parmi les actifs en Wallonie, Lorraine et Allemagne. En partant sur un seuil d’au moins 15 % de frontaliers, le Grand Luxembourg compterait 1,3 million d’habitants. En baissant le seuil à 5 %, on passerait à 2,4 millions d’habitants.
Où l’on comprend que la question du Luxembourg à un million d’habitants est déjà dépassée!
Reste à savoir (c’est tout le débat) qui prend en charge cette population, à quelle hauteur, pour quel projet. Pour le moment, sauf co-investissements sur la mobilité, ce sont les «insiders», les 610 000 habitants du Luxembourg intra-muros, qui bénéficient de tous les investissements publics du pôle centre.