Dans la grande interview du lundi du Quotidien, Nicolas Schmit ne veut pas se lamenter. Conscient des problèmes qui menacent l’UE, le commissaire luxembourgeois est décidé à relever le défi posé par sa présidente Ursula von der Leyen : forger une UE plus vitale.
Vous avez longuement œuvré en coulisses pour pouvoir retrouver un poste à responsabilité en Europe…
Nicolas Schmit : (il coupe en souriant) Chacun insinue que mon seul objectif était de retourner à Bruxelles. Or cela n’a jamais été une obsession, même si je suis content que cela se soit finalement fait.
Et avez-vous trouvé la bonne chaussure à votre pied ?
Pour quelqu’un qui tout au long de son parcours professionnel s’est beaucoup consacré à l’Europe, se voir attribuer un mandat de commissaire constitue un grand honneur, mais représente aussi un grand défi. Il ne s’agit pas d’une mission facile dont j’ai hérité. Mon portefeuille est complexe, mais cela me motive tous les jours à 100 %, peut-être même un peu plus.
Reconnaissez-vous encore l’Europe que vous avez « quittée » en 2004 pour intégrer le gouvernement luxembourgeois ? Ou autrement formulé : l’UE n’a-t-elle pas perdu son âme au vu du manque de solidarité qui ne cesse de gagner de l’ampleur ?
Mes différents mandats ont tous possédé une importante dimension européenne. Tout cela m’a permis de garder un œil sur une Union européenne qui a traversé de graves crises. La gestion politique de la crise financière a déchiré l’Europe. La crise migratoire a suivi. Il y a des pays qui ont emprunté un chemin plus positif, d’autres se sont repliés sur eux-mêmes. Je ne fais toutefois pas partie de ceux qui voient tout en noir et qui blâment l’Europe.
Virus : il est faux d’affirmer que l’UE a failli
Ce manque de solidarité s’est toutefois aussi fait remarquer lorsque le Covid-19 est venu s’attaquer au Vieux Continent…
La pandémie constitue une épreuve de vérité pour l’Union. La fermeture des frontières a laissé des traces. Chaque pays a décidé d’agir seul. Il faut toutefois dire que même à l’intérieur de grands pays comme l’Allemagne, les Länder ont, eux aussi, peiné à s’accorder sur une stratégie commune. Il est donc faux d’affirmer que l’UE a failli et que les États membres ont pleinement assuré. Après la première confusion, une meilleure coordination a pu être mise en place, même s’il faut rappeler que la Commission n’a pas de véritable compétence en matière de santé. En ce qui concerne les frontières, il ne faut pas non plus oublier que ce sont les États qui ont le dernier mot. En cas de non-respect des règles de Schengen, la Commission n’a pas vraiment de moyens pour intervenir. Mais en comparaison à la désolante gestion de la crise de certains grands États, qui ambitionnent de dominer le monde et qui sont habitués à gérer les efforts logistiques d’une guerre, je dois affirmer que l’Europe ne s’est finalement pas si mal tirée d’affaire.
Le drame humanitaire qui se joue à Moria ne peut pas rester sans réponse. L’annonce de la présidente de la Commission d’abolir le règlement de Dublin, le dispositif de régulation des demandes d’asile en UE, sera-t-elle suffisante pour résoudre la crise migratoire ?
La situation catastrophique sur l’île de Lesbos nous démontre clairement que le problème migratoire n’est en rien résolu. L’Europe a pris la décision de parquer la grande majorité des migrants dans un pays auquel on verse des milliards d’euros pour qu’il les prenne en charge. On a voulu faire abstraction du problème. Procéder de cette façon ne peut pas fonctionner. Même un peu tombée aux oubliettes, la problématique migratoire n’a jamais cessé d’exister.
La crise à laquelle on est confrontés est importante mais elle n’est pas insurmontable. Or l’opposition de certains pays, mais aussi de certaines franges de la société, pour accueillir des migrants nous empêche d’aller de l’avant. Dans ce contexte, il est important de revoir Dublin, qui va faire partie intégrante du paquet migratoire que la Commission va présenter mercredi. Il reste à voir ce que les États membres vont en faire.
Jean-Claude Juncker a très souvent déploré les blocages au Conseil européen pour transposer des propositions majeures de la Commission. Comment jugez-vous la relation entre Commission et Conseil ?
En tant que commissaire du Luxembourg, je dois souligner que l’on ne peut pas revendiquer que la majorité qualifiée devienne d’application dans le domaine de la migration ou de la politique extérieure alors que l’on continue à défendre bec et ongles l’unanimité en matière fiscale. Cela n’est pas concevable, je le dis très clairement. Il faut rester cohérent avec soi-même. Pour pouvoir avancer, l’UE doit toutefois disposer d’un plus grand rayon d’action. Le seul abandon de l’unanimité ne permettra cependant pas de contrer les refus catégoriques de certains pays à se montrer solidaires, notamment pour accueillir des migrants. Le problème est plus profond. Ce n’est pas un hasard que ceux qui bloquent le plus sont les mêmes qui ne respectent plus vraiment les valeurs fondamentales de l’UE.
En tant que commissaire à l’Emploi et aux Droits sociaux, disposez-vous des bons instruments pour assumer la promesse d’une protection durable de la population active ?
La Commission et les États membres se sont rapidement accordés à créer le programme de prêts SURE qui, doté de 100 milliards d’euros, est destiné à financer le chômage partiel dans les pays lourdement touchés par la crise sanitaire. Peu de pays en Europe disposaient d’un tel outil. En Allemagne et au Luxembourg, le chômage partiel a fait ses preuves. D’autres pays comme l’Espagne n’ont pas tardé à l’introduire pour limiter l’explosion du chômage. L’Europe a démontré qu’elle est en mesure d’agir rapidement. Sans cette importante enveloppe financière, des millions d’Européens auraient perdu leur emploi. Il suffit de regarder ce qui s’est passé aux États-Unis.
Même affaibli, le populisme n’est pas encore mort
Vous étiez, en novembre 2017, aux côtés du Premier ministre Xavier Bettel lors du sommet social de Göteborg, qui est venu valider le socle européen des droits sociaux. Selon vos dires, il s’agit d’une boussole pour réduire les inégalités. On a toutefois l’impression que le socle est resté lettre morte jusqu’à présent.
Je me rappelle avoir dit à Jean-Claude Juncker (NDLR : alors président de la Commission européenne) que le socle des droits sociaux était bien beau, mais qu’il devrait être accompagné d’un plan d’action pour pouvoir produire ses effets. La transition écologique et numérique doit être accompagnée d’une dimension sociale. Si on échoue à embarquer toutes les catégories de la population avec nous, ces politiques d’avenir ne pourront pas se concrétiser. Dans cet ordre d’idées, j’ai initié la feuille de route « Une Europe sociale forte pour des transitions justes ». Elle comprend toute une série de mesures qui vont constituer la base du plan d’action visant à transposer le socle des droits sociaux, qui va être présenté début 2021. Parvenir à renforcer la dimension sociale de l’Europe n’est pas chose aisée, mais il faut être conscient que si nous échouons dans notre entreprise, la crise sociale risque aussi de se solder par une crise politique. Même affaibli, le populisme n’est pas encore mort.
La mesure phare de votre paquet social reste l’introduction d’un salaire minimum à l’échelle de l’UE. Mercredi, la présidente von der Leyen a clamé que « la dignité du travail doit être sacrée ». Ce projet, fortement contesté, a-t-il pu évoluer en dépit de la crise sanitaire ?
Les consultations entamées en janvier sont bouclées, le projet est en cours de finalisation. La directive sera soumise le 28 octobre à la délibération du collège des commissaires. Je tiens à ce que chacun comprenne de quoi il s’agit. L’intention n’est certainement pas d’introduire un salaire minimum unique en Europe. Le salaire minimum au Luxembourg est 6,5 fois plus élevé qu’en Bulgarie. Cet écart démontre l’envergure de la problématique. Mon objectif est de mettre en place un cadre pour les salaires minimums qui fera que le travail paie. Il faut éviter que les gens ne tombent dans la pauvreté. Les salaires les plus bas doivent être revus à la hausse. Or la Commission européenne n’a pas le droit de fixer les montants, les traités l’interdisent explicitement.
Comment comptez-vous procéder ?
La directive a comme but de permettre à tous les travailleurs en Europe de mener une vie décente. Le salaire minimum fait partie intégrante du socle des droits sociaux. Il existe toutefois le problème que les pays nordiques ne disposent pas de salaire minimum et qu’ils refusent d’introduire un tel outil. Leur système repose exclusivement sur des conventions collectives. Il nous importe donc de miser sur les deux facettes. Le salaire minimum doit autant peser que la négociation collective. Il faudra inciter les pays à s’engager sur cette voie. Nous voulons notamment ancrer une clause sociale dans la directive sur les marchés publics. L’idée est que seules les entreprises couvertes par une convention collective soient éligibles. Il faut sortir de la logique qui veut que le social constitue la seule variable d’ajustement. Faire jouer la concurrence sur les seules normes devant protéger les travailleurs est absurde.
Quels sont les derniers échos que vous avez pu obtenir du terrain ?
Les pays nordiques redoutent toujours que l’arrivée d’un salaire minimum affaiblisse leur système de négociation collective. Je leur ai toutefois promis de leur accorder toutes les garanties nécessaires. La Bulgarie, la Roumanie et la Pologne sont plutôt ouvertes, les autres « suspects usuels » de l’Europe de l’Est le sont moins. On va engager les discussions. Une majorité qualifiée sera nécessaire pour introduire un cadre pour les salaires minimums. Les plus grands pays sont favorables à cet instrument. J’espère que la directive obtiendra un large soutien de la présidence allemande. Le Portugal va prendre le relais en janvier. Je compte beaucoup sur eux. Un match très dur nous attend, mais on est décidés à aller jusqu’au bout.
Redoutez-vous un échec ?
Une fois adoptée, la directive ne se trouvera plus entre les mains de la Commission. Il faut toutefois avoir conscience que l’UE se trouve à un tournant. Dans la foulée de la crise financière de 2008, il a été décidé de réduire les salaires minimums et d’affaiblir les conventions collectives au Portugal, en Espagne, en Grèce… Cela s’est transformé en un désastre. La demande interne s’est écroulée, des milliers de PME ont fait faillite. Au lieu de renforcer l’économie, ces mesures ont aggravé la récession. Cette Commission a une autre approche. La directive sur le salaire minium va envoyer un message fort, mais il reviendra aux États membres, avec le concours des partenaires sociaux, de la transposer et de donner ainsi une nouvelle impulsion à la politique sociale.
Sur votre agenda figure aussi une initiative visant à améliorer les conditions de travail des plateformes numériques. L’UE possède-t-elle aujourd’hui le poids nécessaire pour peser face à des géants comme Uber, Amazon et autres ?
Une question fondamentale se pose au sujet des conditions de travail et de la protection sociale des gens travaillant pour des plateformes numériques. Une vaste consultation est engagée avec les syndicats, les opérateurs et les entreprises. On regarde aussi au-delà des frontières européennes. Mieux encadrer les travailleurs des plateformes est souvent considéré comme un frein au développement de ces sociétés. Or même en Californie, le berceau de ces plateformes, une loi oblige à offrir aux collaborateurs le statut de salariés, en dépit de l’opposition émanant de certains acteurs comme Uber. Il est trop tôt pour m’avancer sur les mesures que je compte prendre, mais j’ai déjà pu mener des entretiens constructifs avec Uber, Google ou encore IBM. Malgré la complexité du dossier qui découle du vaste nombre de profils qui travaillent pour et avec ces plateformes, mon objectif est clair : on ne peut pas faire l’économie du XXIe siècle avec des règles émanant du XIXe siècle. Renforcer la protection sociale des travailleurs figure au cœur de mon travail.
David Marques