Le secrétaire général de la Fédération des artisans, Romain Schmit, tire les conclusions de cette pandémie et revient sur les problèmes récurrents de main-d’œuvre. Entretien sans concession.
Romain Schmit, qui affiche trente ans de carrière au service des artisans, connaît mieux que personne leurs besoins, leurs inquiétudes et surtout leurs idées pour attirer et former des effectifs, voire les loger. Tour d’horizon.
La pandémie a révélé combien la position de l’indépendant pouvait être fragile. Elle a aussi souligné les différences de traitement entre salariés et non-salariés. Une discrimination que vous combattez toujours ?
Romain Schmit : Notre revendication, c’est d’aligner les législations, de finaliser le statut unique en quelque sorte, et nous avons plusieurs propositions en ce sens. Nous travaillons depuis quelques mois sur le dossier de la protection sociale des indépendants au sens large, les résultats seront présentés. La pandémie a montré un aspect de cette inégalité de traitement qui existe entre salariés et non-salariés et qui concernait le chômage partiel, mais il y a encore d’autres différences comme la retraite anticipée, l’affiliation ou encore le conjoint aidant, etc. Nous trouvions choquant le fait qu’on puisse imposer la fermeture de son entreprise à un patron indépendant tout en offrant comme unique compensation le versement d’une somme forfaitaire de 5 000 euros du seul fait du prince. Désolé, mais cela ne va pas : il faut une indemnisation juste! Pour cela, il faut entre autres ouvrir le chômage partiel à ces gens et trouver une solution qui respecte le principe d’égalité : mêmes droits et mêmes obligations pour tout le monde sans distinction de statut.
Globalement, diriez-vous que les entreprises ont été bien soutenues par le gouvernement ?
Oui, avec le chômage partiel surtout, et j’aimerais dire malgré tout ce qui peut nous séparer qu’il fallait quelqu’un comme Dan Kersch pour mettre en place ce régime du chômage partiel. Il a donné les moyens à l’Adem de mettre en place cette mesure d’aide destinée à toutes les entreprises. Sauf pour le volet de l’aide directe aux indépendants, l’aide d’urgence a bien fonctionné et on s’en est bien sorti. La fédération est satisfaite de la bonne collaboration avec tous les ministères, surtout avec le ministre des Classes moyennes, Lex Delles. Du coup, le contact avec les administrations a été plus houleux parfois, alors qu’il leur manquait les textes et l’expérience pour simplement mettre en pratique les bonnes idées développées dans les ministères. Nous avons pu développer les guides de bonnes pratiques en matière de santé au travail dans un contexte de pandémie, et sur ce le gouvernement nous a permis de reprendre notre activité très vite. Le secteur de la construction a été le premier à reprendre son activité, et ce, pour tous les métiers. Pour le moment, l’absentéisme reste assez conséquent alors qu’on ne fait plus vraiment la distinction entre isolement, mise en quarantaine ou certificat de maladie courant. Les entreprises connaissent toujours actuellement des freins à la productivité.
Une autre conséquence de la pandémie, c’est la pénurie et le coût élevé des matériaux. Le développement du cluster bois, comme suggéré à la Chambre des députés, est-il un élément de réponse à la crise actuelle ?
Les conclusions du débat qui consistent à dire « produisons tout chez nous » m’ont fait sourire. La même conclusion avait été tirée pour la fabrication de masques chirurgicaux « made in Luxembourg ». Si les hôpitaux sont prêts à payer le prix d’un masque produit ici, il reste que le Luxembourg voire l’Europe ne seront jamais compétitifs dans certains domaines. Pour la filière bois, c’est la même chose. La rentabilité des entreprises au Grand-Duché n’est tout simplement pas suffisante pour redévelopper ce genre d’activité à faible valeur ajoutée. C’est raisonner sans considérer les réalités économiques (prix et disponibilité du terrain) et les problèmes grandissants en matière d’autorisations. Où croit-on pouvoir installer des scieries? Je vois déjà le tollé qu’un tel projet déclencherait chez les riverains. Il faut rester sérieux et analyser le problème. La Fédération des artisans a demandé au ministre de l’Économie, Franz Fayot, de voir avec les autorités de la concurrence nationale et européenne quelles sont les origines de ces hausses des prix. J’ai l’impression que quelques acteurs majeurs ont profité de la crise et des aides qui allaient avec pour écouler leurs stocks et imposer ensuite des prix supérieurs.
Qu’est-ce qui vous amène à cette conclusion ?
Ce sont toujours des produits à basse valeur ajoutée qui manquent. En acier, ce qui manque, ce sont les clous, les vis, les ferraillages, des produits à trois sous. En revanche, on trouve des alternatives plus chères, pour d’autres matériaux issus de la pétrochimie. On pourrait également soupçonner une action concertée pour imposer à terme des prix plus intéressants. Il nous manque une analyse et l’approche scientifique peut-être pour comprendre ce qui s’est passé au-delà de la pandémie et de la conjoncture internationale.
Pour en revenir à la filière bois, faut-il continuer à s’inquiéter ?
Il y a une demande énorme dans la construction. Mais il semble y avoir des éléments de spéculation aussi. Un de nos membres m’a raconté être passé en Bavière auprès d’un gros fournisseur assis sur des tas de bois qu’il ne vendait pas. C’était il y a six semaines et le fournisseur aurait préféré attendre une augmentation des prix. Pour le moment, ça semble se calmer un peu pour le bois, mais il y a eu beaucoup d’incertitudes et donc de nervosité sur le marché.
Des députés ont suggéré aux entreprises de faire du stock. Est-ce une solution ?
Les entreprises de taille plus petite surtout passent chez leur fournisseur chercher le bois nécessaire pour leur chantier sans entreposage. Cela fait des années que ces entreprises procèdent ainsi et maintenant on vient leur conseiller de faire des stocks et d’anticiper les crises. Cela signifie trouver un terrain, construire un entrepôt et, avant tout cela, obtenir les autorisations et surtout trouver l’argent. Et il ne faut pas oublier non plus que les entreprises qui ont fait du stock ont contribué au problème actuel parce qu’elles ont acheté bien plus que le besoin immédiat alors même que l’utilisation de bois explose dans le bâtiment.
Le manque de main-d’œuvre, qui ne date pas d’hier, est-il toujours le problème principal des PME au Luxembourg ?
Oui et c’était d’ailleurs le thème majeur de notre dernière assemblée générale. Vous voulez un avenir professionnel, devenez artisan! Même sans qualifications, ce n’est pas grave, on s’occupe de la formation. Les chiffres sont éloquents pour démontrer l’urgence. Nous avons 1 800 apprentis sur un cursus de trois ans et chaque année quelque 500 vont se retrouver sur le marché du travail, surtout attirés par la fonction publique, dans des services communaux ou intercommunaux. Donc, notre effectif vient en majorité des pays frontaliers, où ils ont été formés ou pas, puisque nous les formons par la suite si besoin.
La commune est notre meilleur client
et en même temps notre pire concurrent
Les artisans peuvent-ils prendre en charge toute la formation ?
C’est déjà le cas avec nos centres de formation et c’est tout à l’honneur des artisans entrepreneurs de vouloir former du personnel qualifié. En général, nos fédérations membres sont très actives dans le domaine de la formation initiale, qu’elles veulent maintenir et développer, alors qu’au même moment tous les partenaires dans la formation ne le voient pas de la même façon et ignorent complètement les besoins des entreprises. On peut dire qu’actuellement le niveau du DAP ne correspond plus aux besoins des entreprises, c’est trop souvent un fourre-tout pour repêcher tous ceux qui ont échoué ailleurs, plutôt qu’une option de carrière activement recherchée et promue.
Que proposez-vous alors, de supprimer le DAP ?
Il faudrait peut-être un CCP (certificat de capacité professionnelle) pour tous les métiers. Cela permettrait de dégager les classes de DAP et d’y revenir aux niveaux de formation requis pour répondre à une technicité croissante de nombreux métiers et surtout à la digitalisation. D’un autre côté, il faut intensifier les aides à la formation continue, surtout structurée comme nous le faisons. L’aide de l’État, par contre, va en diminuant. Tout au plus, certains réfléchiraient à l’introduction de congés-formation. Je connais beaucoup d’entreprises qui embauchent des gens peu ou pas qualifiés, des réfugiés quand elles le peuvent, et elles les forment. Certains métiers, avec l’aide de l’Adem, ont mis en place des formations accélérées allant de quelques semaines à trois mois pour former des « aides-artisans », des travailleurs auxiliaires, comme premiers pas dans une nouvelle carrière, et cela fonctionne bien. Très récemment encore, nous avons achevé une formation de ce genre pour peintres qui a été un grand succès. Ils n’ont pas le DAP mais sont aptes à travailler tout de suite en entreprise.
L’attractivité du Luxembourg est mise à mal par les prix de l’immobilier et cela représente aussi un problème pour la main-d’œuvre…
Nous avons des entreprises qui ont acheté des biens – souvent à l’étranger en région frontalière – pour y loger leurs salariés, histoire de les aider à intégrer le pays. Nous avons également cette idée de construire des logements pour nos salariés, mais on nous reproche alors d’être paternalistes et de vouloir créer des cités ouvrières. On pourrait imaginer une convention avec le ministère du Logement, comme cela est par ailleurs prévu par la loi, mais le logement à coût abordable ne semble pas être une urgence politique, contrairement aux affirmations.
Les entreprises peuvent-elles toujours compter sur la main-d’œuvre frontalière ?
Ça devient plus difficile. En Allemagne, depuis l’introduction du salaire minimum, le Luxembourg a perdu en attractivité, alors que ces effectifs sont beaucoup demandés en raison d’une solide formation de base. De notre côté, on discute de l’augmentation des salaires pour augmenter l’attractivité des métiers artisanaux, mais la rentabilité des entreprises et la concurrence ne le permettent pas. Le Luxembourgeois ne restera pas en entreprise s’il a la moindre occasion d’être embauché dans un service public qui a la réputation d’être plus rémunérateur. La commune est notre meilleur client et en même temps notre pire concurrent.
Entretien avec Geneviève Montaigu