Le monde aurait besoin de l’équivalent des ressources de 7,7 planètes pour vivre une année comme au Luxembourg. Le déclin de certaines ressources étant amorcé, seul un changement fondamental de notre système économique permettra d’inverser cette tendance.
Romain Poulles, président du Conseil supérieur du développement durable (CSDD) et entrepreneur, commente et explique l’empreinte écologique exorbitante du Luxembourg dévoilée par une étude de l’Institut luxembourgeois pour une agriculture biologique et une culture agraire (IBLA). Il donne également des pistes de transition vers un système économique durable et solidaire qui pourrait freiner la course du changement climatique. L’engagement citoyen est l’une d’entre elles.
Pourquoi les enjeux climatiques vous passionnent-ils autant ?
Romain Poulles : C’est le thème le plus critique que l’humanité ait à traiter. Il devrait tous nous concerner. En tant qu’ingénieur, j’ai commencé il y a 25 ans à construire des bâtiments respectueux du climat et optimisés du point de vue énergétique. Je me suis de plus en plus penché sur la question et ma vision est devenue systémique et s’est élargie à la question des ressources, de la biodiversité et de l’alimentation. Les énergies fossiles ont tout fait basculer et après près de deux siècles d’utilisation, il est temps d’apprendre à fonctionner différemment. On ne peut plus se permettre d’ignorer ce fait.
Les citoyens ont-ils conscience de l’urgence climatique et ont-ils les moyens de lutter ?
Depuis une cinquantaine d’années, on culpabilise les citoyens quant à l’avenir de la planète. Al Gore a sorti La Vérité qui dérange et d’autres ouvrages catastrophistes qui ont créé une ambiance de fin du monde. Il n’est pas le seul à y avoir contribué. Du coup, certaines personnes ont mis la tête dans le sable parce qu’elles ont eu l’impression de ne rien pouvoir changer à la situation. On ne peut pas leur en vouloir. Une autre catégorie de personnes ne sait pas vraiment comment se situer. Elles poursuivent leurs vieilles habitudes par peur de mal faire. Tout le monde peut sauver la planète, mais il nous faut un changement complet de système pour y parvenir.
À titre personnel, j’entends en permanence parler de décroissance et de « moins ». Que veut dire « moins » ? Moins mauvais reste mauvais. On le sait tous et cela ne règle pas le problème. Le message ne passe pas. Il faudrait que chacun puisse connaître son propre impact sur la planète, les moyens de le réduire et ce qu’il représente au niveau global. Il faut plus de transparence. Faire peur ne sert à rien. Nous pouvons avoir une influence. Notre influence directe ne représente que 20 % de notre empreinte écologique. Notre influence indirecte, soit pour qui nous votons, notre engagement social, l’importance que nous apportons à la politique…, nous permet de changer le système dans lequel nous vivons. Pour changer de système économique, nous devons faire davantage que juste manger moins de viande.
Selon le Global Footprint Network, l’Earth Overshoot Day, le jour du dépassement, c’est-à-dire le jour où l’humanité a consommé autant de ressources naturelles que ce que la Terre peut renouveler durant l’année entière, du Luxembourg était le 19 février. La moyenne mondiale est le 22 août. De quoi est-ce révélateur ?
Le Global Footprint Network a pour but de montrer la consommation réelle des individus, leur véritable influence et les résultats obtenus selon les actions entreprises. Chaque individu peut influer sur quatre grands secteurs : la mobilité, l’alimentation, le comportement d’achat et le logement. Si chaque citoyen du monde consommait comme le Luxembourgeois, il faudrait les ressources de 7,7 planètes Terre pour lui permettre de vivre. Ces planètes se composent de deux parties : ce que nous consommons directement et l’énergie qui est vendue au Luxembourg et qui est supposée y être consommée. Cette partie représente à elle seule 4,75 planètes.
Si on enlève le tourisme à la pompe, le transit et le trafic des frontaliers, on peut soustraire 1,75 planète. Les trois planètes restantes peuvent être divisées à part égales entre l’industrie des services, les transports aériens, l’industrie lourde (sidérurgie, chimie, pneumatiques et aluminium) dont une grande partie de la production n’est pas consommée au Luxembourg, et la logistique. Ceci considéré, le Luxembourgeois n’utilise pas tant d’énergie que cela, mais la méthodologie de calcul ne prend pas en compte le fait qu’une grande partie de l’énergie consommée part à l’étranger.
Faudrait-il adapter la méthode de calcul au Luxembourg plutôt que de stigmatiser sa population ?
Même si la méthode était changée, nous resterions tout de même à 5 ou 6 planètes, ces qui est beaucoup trop. Cependant, on ne peut pas dire du citoyen luxembourgeois qu’il est pire que le Suisse ou que le citoyen de la classe moyenne élevée chez nos voisins. Tous les pays européens consomment entre 4 et 5 planètes. Il faut distinguer le résident du système économique qui a un impact considérable.
Vous rejetez la politique du « moins » et de la décroissance, pourtant la limite de dépassement a été franchie moins rapidement cette année en raison du confinement. Depuis, on se sent coupable de ne pas consommer plus pour aider à relancer l’économie. Quelle attitude adopter ?
Nous sommes coincés dans un système qui rend la décroissance impossible. Nous devons nous demander ce que nous voulons. Je suis persuadé que le salaire ou la croissance financière n’arriveront pas en première place des réponses, contrairement au bien-être et à la santé. Le Conseil supérieur du développement durable (CSDD) a lancé il y a une dizaine d’années le PIB du bien-être basé sur 64 indicateurs subjectifs et objectifs. Il devrait être bien plus utilisé pour déterminer la voie à suivre et la rectifier si besoin. Le PIB est un indicateur incomplet qui peut générer des incohérences : polluer et dépolluer ou rendre les gens malades par une mauvaise alimentation et les soigner, entraîne une croissance économique. Tout dépend du PIB, même nos systèmes sociaux. Il doit être revu et complété.
Nous devons absolument arriver à une croissance économique qui n’est plus liée aux aspects matériels. Nos ressources sont limitées, donc notre modèle économique actuel aussi. Nous devons miser sur le partage. Un exemple : nous avons presque tous une perceuse, pourtant nous ne l’utilisons en moyenne que pendant un quart d’heure. Elles doivent être produites, transportées, stockées… Leur durée de vie moyenne est de huit ans et elles sont conçues de telle manière qu’on ne parvient plus à les réparer, donc on en rachète une neuve, etc. On peut emprunter celle du voisin contre un service, c’est un modèle. Le troc. On devrait aussi pouvoir louer une perceuse. Cela réduirait le nombre de perceuses vendues dans le monde.
Si nous voulons changer le système économique, nous devons faire davantage que juste manger moins de viande
Ces systèmes ne mettent-ils pas en danger les entreprises qui produisent les parties en plastique qui composent la perceuse, les forets, les batteries ou les autres pièces qui composent la perceuse ?
On a vendu des voitures pendant un siècle. Jusqu’à ce qu’on les loue, les vende en leasing, puis ont suivi le car sharing et le right sharing. Tous ces modèles sont en train d’être développés. Nous n’en sommes qu’au début. Pour en revenir à notre perceuse : celui qui les vend doit comprendre que l’acheteur n’a pas besoin d’une perceuse mais d’un trou. Il a donc tout intérêt à lui offrir ce service. Pour le moment, les constructeurs comptent sur l’obsolescence programmée pour garantir leurs revenus. Prenez cette fenêtre, par exemple, c’est un isolant transparent. Dans un tel système, je pourrais dire à son producteur que tant qu’il me la propose de bonne qualité, tant qu’elle isole correctement, je lui paye une somme mensuelle en échange de son utilisation. Le jour où je n’en ai plus l’usage, il peut recycler le verre et le gaz injecté entre les couches de verres. C’est vers ce modèle économique que nous devons nous diriger. Le concepteur ou l’artisan a un salaire garanti à plus ou moins long terme et tout peut être recyclé. Il faut aller vers le système des service agreements pour répondre à l’obsolescence programmée. Naturellement, il faudra mener une réflexion sur l’application de ces principes pour créer un cadre juridique, fiscal, etc. Nous devons déconnecter notre économie du matériel et de la destruction de ressources. Nous ne devons plus être des consommateurs, mais des utilisateurs. Le fabricant reste propriétaire de sa production et doit se débrouiller lui-même pour éliminer les déchets plutôt que le consommateur. Peut-être choisira-t-il d’en produire moins.
2030 est dans moins de dix ans. Élaborer un tout nouveau système va prendre du temps. L’avons-nous ?
Je ne pense pas que nous parviendrons à changer de système aussi rapidement. Je signe tout de suite si on me garantit que dans dix ans nous disposerons d’un cadre qui contraindra les industries à changer leurs modes de production. Edison a créé des ampoules dont la durée de vie était presque illimitée. Dans les années 1920, le cartel Phoebus a lancé des ampoules qui avaient une durée de vie de 1 000 heures et vanté leur longévité. C’était de l’obsolescence programmée. Aujourd’hui, la lumière fournit des services comme des détecteurs de présence ou du wifi, le lifi. La lumière est vendue comme une performance, des services sont proposés en parallèle et les ampoules ont une durée de vie plus longue car elles sont réparables. Philipps et d’autres y travaillent. D’autres modèles que la vente existent.
Les solutions sont à chercher sur le plan global alors que la mondialisation a mené à la surconsommation et que les velléités indépendantistes sont au plus haut, de même que les pensées nationalistes. N’est-ce-pas contradictoire ?
L’Union européenne semble hors de portée pour les citoyens, pourtant nous sommes tous l’Europe. Les changements ne peuvent intervenir que si nous nous investissons là où nous pouvons changer le système en place. En manifestant, en rejoignant des ONG ou en développant notre conscience politique, entre autres. Les chiffres du rapport Footprint montrent que chacun a un impact. La première chose à faire est de changer d’état d’esprit pour comprendre qu’il faut avant tout agir sur le système, interpeller ces députés européens. Les politiques réagissent en général aux signaux envoyés par la population.
Les gens qui veulent bien voir que nous avons un problème le voient. Pas besoin d’un nouveau La Vérité qui dérange. Mieux vaut regarder le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent. Il montre de beaux exemples de projets citoyens et donne des idées à reproduire dans les quartiers.
Vous semblez être sur la même longueur d’onde que le Transition Network de Rob Hopkins pour changer le monde.
Son réseau a de très bonnes idées, mais pour les améliorer, il ne faut pas définir l’industrie comme l’ennemi à abattre. Son dernier livre s’intitule What if ?. Et si l’industrie n’était pas l’ennemi, mais la solution ? Il faudrait trouver un juste milieu entre les deux propositions de systèmes. Son modèle doit être porté par une forme de capitalisme pour fonctionner, pour ne pas rester anecdotique.
Bien sûr que nous devons réduire. La chute n’en sera que plus longue. C’est une transition le temps de mettre un autre système en place. Si je n’ai pas d’autre système sous la main, réduire ne sert à rien.
Entretien avec Sophie Kieffer