Les vacances de la Toussaint sont terminées. Enseignants et élèves font leur retour à l’école aujourd’hui alors que la crise sanitaire du Covid-19 est en plein rebond. Le président du syndicat des enseignants SEW/OGBL, Patrick Arendt, évoque la crise sanitaire, les mesures prises dans les établissements scolaires, le décrochage scolaire lié au confinement du printemps, le recrutement des enseignants…
Aujourd’hui, c’est la rentrée, auriez-vous préféré que les vacances de la Toussaint soient prolongées, comme en Belgique par exemple, en raison de la crise sanitaire ?
Patrick Arendt : Pour être franc, en ce qui concerne les mesures sanitaires prises ou à prendre dans les écoles, je fais confiance aux spécialistes. On espère que le ministre de l’Éducation nationale en fera de même. Mais il est vrai que nous espérons une certaine flexibilité de la part du ministre. Il y a deux mois, il a dit que les écoles allaient rester ouvertes. Ce qui pour nous est une bonne chose, et c’est très important. Mais il faut quand même prendre en compte l’évolution des chiffres des infections au Covid-19. On a peur que le ministre reste sur ses positions. Il a toujours dit qu’à l’école ce n’était pas dangereux, que la maladie ne s’y transmet pas. On exige du ministre qu’il reste flexible, réactif et qu’il s’adapte à l’évolution de la crise sanitaire.
Comment jugez-vous les mesures sanitaires prises à la rentrée scolaire de septembre? Sont-elles suffisantes ?
C’est difficile à dire. Mais il faudrait une communication honnête. Tout le monde est conscient qu’il y a un certain risque à laisser les écoles ouvertes. Avoir des cours avec des enfants qui ne portent pas de masque dans un endroit assez petit et où les deux mètres de distance sont difficiles à respecter. Les enfants au fondamental se touchent, jouent ensemble, etc. Même chose pour l’aération : il y a des bâtiments où les fenêtres ne s’ouvrent pas ou alors si on ouvre les fenêtres, c’est le chauffage qui ne travaille plus. Il ne suffit pas de dire „on a des mesures et c’est suffisant“. Il faut donc s’adapter à une situation. Il y a une différence entre le fondamental et le secondaire. Selon les scientifiques, pour les tout-petits il y a moins de risques. Mais il faut rester attentif. Et il faut être honnête, il y a 11 000 enseignants qui travaillent avec les enfants et il y a des personnes vulnérables inquiètes et il faut les respecter. Le message est de dire qu’il y a un certain risque, qu’il n’y a pas de risque zéro. On court le risque. Il faut que les enfants, les parents et les enseignants gardent confiance, qu’ils se disent qu’il y a des responsables qui s’occupent de nous et que si la situation se dégrade encore, il y aura une réaction. Mais aujourd’hui, j’ai l’impression que cette confiance n’est plus là. Depuis un certain temps déjà, il y a un fossé qui s’est creusé entre le ministre et les enseignants. Les parents sont inquiets. Et cette inquiétude devrait s’accentuer dans les prochaines semaines.
Le plus important dans cette crise est la confiance
Les trois scénarios mis en place lors de la détection de cas Covid-19 dans les écoles sont-ils, selon vous, satisfaisants ?
Oui. Mais ce ne sont pas les mesures qui posent problème, mais les procédures. On a vite vu que les mesures prises par le ministre de l’Éducation nationale et celles prises par le ministère de la Santé ne sont pas les mêmes et sont parfois contradictoires. À qui faut-il se fier ? On ne sait pas trop. On a eu plusieurs cas. Des enfants ou des enseignants ont eu des courriels pour se mettre en quarantaine par exemple du 24 au 26 et on était déjà le 28. Les gens se posent des questions. On comprend bien qu’à certains moments on peut être dépassé par la situation. Mais le plus important dans cette crise est la confiance. Mais beaucoup de parents et d’enseignants ont perdu confiance dans les procédures.
Depuis la rentrée en septembre, le ministère de l’Éducation nationale a comptabilisé plus de 1 500 cas, élèves et enseignants confondus. Ce chiffre vous inquiète-t-il ?
C’est la situation générale qui est inquiétante. Tout d’abord, garder les écoles ouvertes est une décision politique. C’est très important pour nous. Mais nous craignons que nos objectifs et ceux du gouvernement ne soient pas les mêmes. On a peur que le gouvernement voit l’école comme une garderie, c’est-à-dire que l’école doit rester ouverte pour que les parents puissent aller travailler et que l’économie continue de tourner. Ce n’est pas notre objectif. Pour nous, l’objectif est de laisser les écoles ouvertes le plus longtemps possible pour les élèves, pour qu’ils puissent apprendre dans de bonnes conditions.
Avant les vacances de la Toussaint, le ministre de l’Éducation nationale, de l’Enfance et de la Jeunesse, Claude Meisch, vous a reçu ainsi que d’autres acteurs scolaires. Comment se passe le dialogue avec le ministre ?
Il n’y en a pas. Ou plutôt un dialogue de sourds. Au début, il y avait des réunions avec le ministre et c’est lui qui parlait pendant quarante minutes et il restait peu de temps pour nous. Ensuite, il y a eu des pressions, notamment de la part des députés, pour qu’il instaure un dialogue. Alors cette fois, c’est nous qui avons parlé pendant une demi-heure, mais derrière il n’y a pas eu de réaction. Ce n’est pas un dialogue. Il faut se mettre à table avec des spécialistes, collaborer et trouver des solutions ensemble.
Redoutez-vous des cas à la rentrée ?
Il y a un risque. Il pourrait y avoir de nouveaux cas et des classes qui seront placées en quarantaine. Cela engendrerait des problèmes au niveau de l’organisation. Mais ce n’est qu’une hypothèse.
La meilleure des solutions ne serait-elle pas un reconfinement pour l’école ?
Franchement, je ne sais pas. Il faut laisser tout ça aux spécialistes qui ont une vue globale.
Quelles ont été, pour vous, les conséquences du premier confinement ?
En mars dernier, les enseignants ont eu un jour pour préparer l’école à domicile. Nous l’avons fait, nous pensions que cela irait pour deux ou trois semaines, mais nous savions que ce ne pouvait pas être idéal pendant une période plus longue. Dès la reprise, nous avons constaté que beaucoup d’enfants étaient en train de décrocher. Le décrochage scolaire est un problème très grave. Il y a des enfants qui ont perdu six mois…
Six mois ? Même au retour à l’école quand des groupes A et B ont été mis en place par alternance….
Oui, même avec la mise en place des groupes A et B, des élèves ont continué de décrocher. Ce n’était pas une situation normale. C’était difficile. On avait demandé des tests pour la rentrée de septembre pour voir les conséquences du confinement sur les élèves. On ne les a pas faits. Des études ont été réalisées dans d’autres pays, qui montrent que des élèves n’ont rien appris pendant six mois. Nous craignons que la situation soit la même dans nos écoles. Surtout pour les enfants qui viennent des milieux sociaux défavorisés.
Vous demandez encore des tests pour voir le niveau des enfants ?
Il faut des évaluations pour voir où nous en sommes afin d’adapter ce que nous faisons à l’école. Le confinement aura des répercussions au moins sur toute cette année scolaire et peut-être encore des années plus tard. Il faudrait absolument savoir où nous en sommes. Il faut mettre en place des mesures pour aider ces enfants qui courent le risque d’un décrochage scolaire. Il y a eu des leçons dispensées à la fin de l’été avec des enseignants qui ne connaissaient pas les élèves. Pour nous, c’était juste une sorte d’alibi.
Des cours de rattrapage ont été annoncés par le ministre.
Il les a annoncés trois jours avant la rentrée. Puis nous n’avons plus rien entendu avant fin septembre. À ce moment-là, on nous a dit qu’ils avaient un projet de cours de rattrapage à l’extérieur de l’école pour la mi-octobre. Mais on ne savait pas quel serait le personnel qui allait les dispenser. Puis on n’a plus rien entendu. La mi-octobre est passée. On a ensuite eu un message du ministère nous disant que les cours de rattrapage ne seront dispensés qu’au cycle 4 au fondamental. Pour le reste, on ne sait rien. Quelques jours plus tard, on nous a dit que tout ça on laisse tomber à cause de la reprise de la crise sanitaire. On a laissé passer les six premières semaines de cours où la situation sanitaire était plutôt normale. On les a laissé passer alors que nous aurions pu faire un travail énorme. Et maintenant, on laisse tomber complètement. On attend du ministre qu’il dise que le décrochage scolaire est un souci et que nous devons travailler ensemble pour trouver des solutions.
Mais y a-t-il des moyens humains pour faire ces cours de rattrapage ?
Oui. Depuis plusieurs années, nous avons mis des enseignants diplômés, qui se sont spécialisés, et qui ne remplissent aujourd’hui que des tâches administratives. Par exemple, pour le coding, il y a quinze enseignants qui ont été retirés pour faire ça. Je veux bien. Mais le coding, ce n’est pas vraiment notre souci en ce moment. Le problème aujourd’hui est la lecture et les mathématiques. Et maintenant, des enseignants diplômés vont être remplacés par des gens recrutés sans diplômes et même sans stage. Ce sont eux qui vont se retrouver devant les élèves. Là je me pose des questions et il y a de la colère. Avec tout le personnel qui tourne autour des écoles, je ne comprends pas. Nous sommes dans une situation de crise, qu’on les envoie dans les écoles. La formation continue et tout ça, il faut arrêter pendant quelques mois. Il faut s’occuper des enfants et répondre à l’urgence.
Concernant les enseignants, il y a un manque ?
Oui. Il est énorme, que ce soit au fondamental ou au secondaire, mais plus dans le fondamental. Ce manque d’enseignants n’est pas lié à la crise sanitaire. Il existe depuis plusieurs années déjà. Au niveau du fondamental, on manque de candidats depuis plusieurs années. Et dans le même temps, il y a de plus en plus d’enseignants qui quittent l’enseignement et certains font des burn-out. Tout le monde dit que les enseignants, c’est le bon salaire et les vacances, mais la réalité est qu’il y a de moins en moins de personnes qui veulent faire ce métier. Aujourd’hui, l’attractivité de la profession n’est pas énorme. Et ce n’est pas lié à la crise.
C’est lié à quoi ?
Au prestige, c’est-à-dire que ces dernières années, nous avons vu que l’autorité des enseignants a été dégradée. Les enseignants ne sont plus valorisés ni soutenus par leur ministère. On n’a jamais entendu le ministre dire « j’ai des bons enseignants et ils font du très bon travail ».
Aujourd’hui, pour faire face à la crise sanitaire et au manque d’enseignants, Claude Meisch a annoncé le recrutement pour l’enseignement fondamental de titulaires d’un bachelor en sciences de l’éducation, mais qui n’auront pas fait de stage…
Les gens sont très motivés, mais ils ne sont pas prêts. Ils vont rencontrer des difficultés, c’est certain. Les collègues seront là pour les épauler. Mais cette solution ne peut être que temporaire. Elle ne peut pas durer sur le long terme.
La semaine dernière, votre syndicat, le SEW/OGBL, s’inquiétait publiquement de la possibilité de recruter des personnes du privé à des postes de directeur de certains lycées…
Oui, c’est inquiétant. On voit que les lycées qui sont bien gérés le sont grâce à des directeurs qui viennent de l’école et la connaissent bien. Là, avec des directeurs venant du privé, on va trouver un esprit managérial. Ce n’est pas cela qui doit régner dans les établissements scolaires.
Diriez-vous que l’école est malade aujourd’hui ?
(Un temps de réflexion) Oui. Nous sommes dans une période charnière. Je parle de manière générale et pas uniquement à cause de la crise sanitaire. Nous sommes dans une situation où l’école publique, l’école pour tous, est en train de perdre ses bases. Il y a une perte de confiance. Beaucoup de gens se posent des questions, notamment sur la valeur des diplômes de l’école publique. Et il y a de plus en plus de parents qui se tournent vers les écoles privées. À un moment, nous allons nous retrouver dans la situation des pays anglophones, où les parents se disent qu’il faut investir dans l’avenir de leurs enfants. Ensuite, on ne s’occupe plus beaucoup des enfants défavorisés. Le cours d’appui et les cours d’accueil, on les laisse tomber. On voit que nous sommes dans une situation difficile. Au niveau du recrutement, on dit que si les enseignants n’ont pas de formation initiale, ce n’est pas grave, mais si. Les jeunes collègues ont déjà intériorisé ce côté hiérarchique. Ils se demandent « est-ce que j’ai le droit de faire ça ? » Et non plus « est-ce que ce que je fais a un sens pour l’enfant? » Le travail avec les enfants passe un peu au deuxième plan alors que l’enfant doit rester la priorité.
Entretien avec Guillaume Chassaing