Que se passe-t-il entre les murs d’une entreprise dans la tourmente ? Deux employés de la banque canadienne RBC Luxembourg nous décrivent une situation terrible. Des témoignages édifiants.
Le décor, d’abord. Cette majestueuse tour rouge qui domine fièrement le quartier de Belval, élancée et flamboyante. De là-haut, la vue doit être à couper le souffle et imprenable sur la Métropole du fer. L’envers du décor, ensuite. À l’intérieur, les employés n’ont plus le loisir de contempler les paysages. Les sourires de façade se fissurent. Car le building occupé par RBC Luxembourg prend des allures de tour infernale. L’angoisse à tous les étages.
L’air semble devenu irrespirable, vicié en raison des deux plans sociaux en cours. L’un entamé à l’automne 2019 et toujours actif, l’autre lancé il y a quelques semaines. Une troisième salve en huit ans. Plus de 400 salariés plongés dans l’incertitude, sur les 1 100 que compte la banque canadienne au Grand-Duché. Deux d’entre eux ont décidé de témoigner de l’ambiance qui règne entre ces murs sourds, où le silence contraint envahit désormais les open spaces. Le dialogue avec la direction serait définitivement rompu.
Dans un souci de confidentialité, tant l’atmosphère décrite est étouffante, nous ne révélerons pas leurs identités ni aucun détail professionnel permettant de les reconnaître. Nous avons choisi de les prénommer Pierre et Isabelle.
Premiers concernés, derniers informés
Une parole qui se libère, dans un cri du cœur, pas tant pour se soulager d’un poids trop lourd à porter que pour exprimer «une forme de reconnaissance de tout ce que subissent les employés concernés». Isabelle ne peut en effet plus se taire sur des méthodes jugées «totalement inhumaines», qui vont «à l’encontre de mes valeurs».
Elle voit ses collègues tomber les uns après les autres «en burn-out, en maladie longue durée. C’est juste horrible. Il faut que cela se sache». Des méthodes que pointe également Pierre. «Je comprends complètement la mécanique d’un plan social, le fait de devoir être profitable. Ce qui me gêne, c’est la manière dont ça se passe.»
Tous deux dénoncent une absence totale de transparence dans la communication interne. «Depuis plus d’un an, on n’est plus informés, ou alors au dernier moment», souligne Pierre. Ces plans sociaux, ils disent en avoir eu connaissance par voie de presse la première fois et peu de temps avant que l’info ne sorte pour la seconde. «Lorsqu’on interroge le management, il dément en disant que ce qui est écrit dans les médias est faux», rapporte Isabelle.
Les journalistes qui racontent n’importe quoi, l’éternelle rengaine. Des démentis mais jamais de réponse. Ni sur les projets de transferts à l’étranger de certaines activités ni sur les conditions de départ. «À tout moment, les gens peuvent être licenciés sans être intégrés aux plans sociaux, donc sans indemnités», affirme Isabelle. «Les délégués syndicaux n’ont pas le droit de nous parler officiellement. Les ressources humaines sont muettes et les managers disent qu’ils n’en savent guère plus que nous», détaille Pierre.
«Résignés, comme des zombies»
Résultat, tous viennent «travailler avec la boule au ventre». Et il y a de quoi : régulièrement, certains seraient destinataires de mails invoquant une réunion «sortie de nulle part», généralement en fin de journée. Sans que l’objet ne fasse mention du caractère personnel de la missive. C’est ainsi qu’un vendredi, sur le coup de 17 h 30, Isabelle dit avoir assisté au licenciement «en live» par écrans interposés (du fait des mesures sanitaires, scrupuleusement respectées) d’une collègue, restée assise à son poste sans se douter un instant que son renvoi de la société lui serait signifié en à peine 15 minutes.
«Vous voyez votre collègue se décomposer, vous ne pouvez rien dire, rien faire. C’est un entretien déguisé où vous n’avez pas le temps de réagir. On ne vous dit même pas à quelle date le contrat prendra fin, tout en vous souhaitant une belle soirée et un bon week-end!», s’insurge notre témoin, dont la voix trahit une vive émotion. Sans doute à la hauteur de la violence induite par l’humiliation, jusqu’à se sentir «agressée dans ses droits fondamentaux d’être humain».
Pour Pierre, «il y a l’art et la manière, si je puis dire, là ce n’est pas réglo. On en voit qui partent du jour au lendemain. On n’a pas envie de partir comme ça, sans dire au revoir à ses collègues».
Qui prendra le prochain ascenseur pour l’échafaud? Dans les couloirs, la question agite les esprits troublés. La plupart font profil bas, sans bruit, par crainte de forcer le destin. «On est résignés à attendre notre tour, comme des zombies.» Le terme n’est pas fantasque. Isabelle n’a pas oublié l’image de cet autre collègue, hagard sur le parking, «les yeux perdus dans le vide, remplis de désespoir, à se demander s’il devait remonter dans sa voiture et partir». Il n’avait pas encore eu la force d’en parler à son épouse. «Le quotidien est déjà difficile avec le Covid, on doit en plus ramener tout cela dans notre vie privée…», soupire Isabelle.
Licenciés, mais pas désengagés
Une fois remerciés, les salariés n’en sont pas forcément quittes pour autant. Il leur faut tenir jusqu’au bout, dans l’inconnu, avec cette chape de plomb qui pèse sur le moral comme sur les envies d’ailleurs. «On ne peut pas chercher autre chose ni se rendre à des entretiens, puisqu’on ne sait pas à quel moment on sera libre!», tempête encore Isabelle.
«On nous retient en otages, poursuit-elle. On nous répète constamment : attention, vous avez un engagement envers la banque.» La peur produit son effet. «On est complètement livrés à nous-mêmes, réduits à devoir appliquer des ordres froids, sans logique. À enchaîner les réunions inutiles. On ne parle plus que de stats, de deadlines…»
Dans ce système comptable et désincarné, «l’humain a disparu. RBC prône des valeurs de respect mutuel, d’entente cordiale. Et en même temps, des responsables nous disent : si tu ne supportes plus, démissionnes», s’émeut celle qui connaît les lieux depuis suffisamment longtemps pour avoir vu le climat se dégrader considérablement depuis le premier plan social, lors de la transition Dexia/RBC.
«C’est la double peine»
Mais ce troisième acte, «c’est un coup de massue, on est tombé des nues», relate Pierre, encore sonné. Il ne cache ni sa «tristesse» ni son écœurement face à l’indifférence qui s’installe. «On doit être la risée de la place financière, mais personne ne bouge. Si cela se passait en France, il y aurait des mobilisations de toutes parts.»
Isabelle ne compte plus les carrières brisées, des plus anciens «avec 30 ans de boîte», aux plus jeunes «qui s’investissent à fond, cumulent les heures supplémentaires, même le samedi». Personne n’est à l’abri d’une décision arbitraire. «On se croirait limite dans Koh-Lanta!» Une sentence irrévocable, brutale et injuste. D’autant plus que RBC Luxembourg recrute «des CDI, des externes. Là aussi, on l’apprend via les journaux et les réseaux sociaux», se désole Isabelle.
«Deux ou trois nouveaux arrivent chaque mois, d’après Pierre. Tandis qu’on attend de savoir si l’on fera partie du plan actuel, du dernier en discussion, ou ni l’un ni l’autre. On ne peut rien faire, rien demander. C’est la double peine.» Des postes à pourvoir auxquels les salariés en fonction ne peuvent a priori prétendre, au motif que «leur profil ne correspond pas». À l’hypocrisie s’ajoute l’indécence : les employés auraient récemment été invités à participer à un sondage… sur le bien-être au travail, «alors que les gens sont en dépression!».
Tout n’a pour autant pas été détruit dans cette entreprise de casse sociale. En dépit des frustrations, de la pression, «on est solidaires entre nous, c’est ce qui nous fait tenir», argue Isabelle, qui y voit un parallèle avec la pandémie. «La leçon qu’on devrait en tirer, c’est la nécessité de se recentrer sur l’humain.» C’est clairement indispensable. Parce que, trop souvent dans toute crise, seul le drame est humain.
Alexandra Parachini
«Humainement, le climat ne peut pas être pire»
Les plans sociaux se suivent et se ressemblent cruellement chez RBC Luxembourg, qui emploie 1 100 personnes. Le premier, en 2013, au moment de la reprise de la société par la Royal Bank of Canada, concernait 210 salariés. Le deuxième, signé fin 2019 et étendu au 30 avril 2021, touche 201 employés. Enfin le dernier en date, le 4 mars, ajoute 243 noms à la liste. En outre, fin novembre 2020, la banque avait décidé de nouvelles mesures de réduction des coûts en Europe comprenant des pertes d’emplois principalement au Luxembourg. Aucune de ces nouvelles restructurations n’est liée à la pandémie.
Dans le camp syndical (LCGB-SESF, OGBL Secteur financier et ALEBA), «outré par cette course effrénée au profit, au détriment et sans égard aux salariés de RBC», la situation décrite par nos témoins est connue. «On est quand même dans un troisième plan social, humainement le climat ne peut pas être pire», nous confie-t-on à l’OGBL. «Beaucoup d’employés nous ont contactés pour nous rapporter les nombreux problèmes qu’ils rencontrent et nous dire qu’ils veulent partir au plus vite tant ils ont peur.» Les syndicats, pourtant au cœur des négociations, disent manquer d’informations au même titre que les salariés concernés.
«Ces plans sociaux sont très peu concrets, on ne sait pas quels postes sont impactés précisément», se désole l’OGBL. «Cette situation est intenable car l’incertitude est totale depuis trop longtemps.» D’autant plus qu’elle risque de durer. Des redéploiements en interne, sur les différents sites internationaux de RBC, sont prévus. Mais là encore, personne ne sait exactement quand. «Et d’ici là, les gens doivent continuer de travailler dans cette ambiance…»
Une direction aux abonnés absents
Nous avons tenté de contacter la direction de RBC Investor & Treasury Services Luxembourg, afin de lui donner l’opportunité de réagir aux témoignages des deux employés. Notre demande n’est pas allée au-delà du standard téléphonique, où notre interlocutrice nous a répondu d’un ton courtois mais visiblement embarrassé : «C’est un peu compliqué de joindre quelqu’un pour le moment. Je vais voir, juste un instant, merci.»
Après quelques minutes d’attente, en musique, nous avons été invités à «rappeler dans une demi-heure». Ce que nous avons donc fait. Malheureusement, cette fois, personne n’a décroché. Dernière tentative, quelques heures plus tard. Par chance, la personne à l’accueil avait repris du service. Toujours aussi courtoise et embarrassée. «Tout le monde est en réunion, je vais voir si je trouve quelqu’un.» Même temps d’attente, même petite musique.
Hélas, de nouveau, «je n’ai trouvé personne de disponible». Dommage, également, qu’elle n’était «pas autorisée» à nous communiquer une adresse mail qui aurait permis de transmettre nos questions.
A. P.