L’affaire de la jeune Brésilienne menacée d’expulsion a braqué les projecteurs sur eux : Jessica Lopes, assistante sociale, nous parle des sans-papiers qu’elle côtoie chaque jour.
Assistante sociale à l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (ASTI), c’est elle qui a recueilli la parole de la jeune femme en situation irrégulière, victime de violences et exploitée par son patron dont toute la presse a parlé cette semaine. Jessica Lopes l’a accompagnée pour déposer plainte, ce qui a valu à sa protégée une confiscation de son passeport et l’ordre de quitter le territoire dans les 30 jours. Une injustice à l’origine d’une vague d’indignation.
De quoi troubler la jeune assistante sociale engagée de longue date auprès des plus vulnérables : elle a, en effet, du mal à comprendre que cette histoire fasse l’objet de tant d’émoi alors qu’elle voit ça tous les jours. Dans un long entretien, elle lève le voile sur la réalité du terrain, loin des salons feutrés des ministères, sur les drames humains qui se jouent et sur les obstacles avec lesquels elle est forcée de composer.
Beaucoup d’idées fausses circulent à propos des sans-papiers. Qui sont-ils vraiment?
Pour commencer, une personne sans papiers n’est pas une personne qui n’a pas de papiers! Pour pouvoir vivre au Luxembourg en tant qu’étranger, il faut des papiers d’identité (acte de naissance, carte d’identité ou passeport) et des papiers de séjour. Les ressortissants de pays tiers doivent les demander à la direction de l’Immigration, tandis que les citoyens européens doivent s’enregistrer auprès de la commune. Quand on parle de sans-papiers, on désigne des personnes qui ne détiennent pas de titre de séjour valide. Rien à voir avec des gens sans identité dont on ignorerait les origines et le parcours.
En ce qui concerne les raisons pour lesquelles ils se retrouvent sans papiers : le plus souvent, ils sont entrés légalement sur le territoire, avec un visa touristique ou un titre de séjour temporaire (étudiant, jeune au pair, raisons privées, membre d’une famille), mais leur situation a changé et ne correspond plus aux conditions pour un renouvellement de leur titre de séjour. Typiquement : une personne avec un titre de séjour de travailleur salarié qui perd son emploi ou une personne dont le titre de séjour est lié à un mariage qui divorce.
Quitter le Luxembourg n’est pas une option pour eux
Au moment où ils perdent leur droit de séjour, quitter le Luxembourg n’est pas une option pour ces gens : certains ont leurs enfants scolarisés ici depuis plusieurs années, etc.
Il y a aussi les demandeurs d’asile, qui parfois sont en procédure pendant trois, quatre ans, et qui soudain écopent d’un refus définitif : ces familles aussi décident souvent de rester, malgré la clandestinité. Leurs enfants sont nés ici, n’ont connu que l’école au Luxembourg, certains ne parlent même pas leur langue d’origine.
Un sans-papiers, c’est une personne qui, au moment où on parle, ne détient pas de titre de séjour valide. Cela ne veut pas dire qu’elle n’a jamais été en règle.
Logement, aides sociales, revenu minimum : là aussi, bon nombre de fantasmes existent. À quoi les personnes en situation irrégulière ont-elles droit au Luxembourg?
À rien du tout. De par leur statut, ce sont des personnes qui n’existent pas, elles sont comme des fantômes. Ces gens, ces familles, vivent ici depuis des années, mais n’ont absolument aucun droit. Ils sont exclus de toute aide sociale comme des foyers d’hébergement d’urgence ou des épiceries sociales.
C’est d’ailleurs pourquoi l’ASTI s’est mobilisée dès le début de la crise l’an dernier, car ils ont tous perdu leur travail dans les secteurs de l’Horeca et du bâtiment et, bien sûr, ils n’ont pu bénéficier d’aucun soutien. On a donc financé, sur dons privés, des bons alimentaires leur permettant de fréquenter les épiceries sociales. Plus de 100 000 euros ont été distribués à 500 bénéficiaires réguliers, dont 150 enfants. La plupart sont des familles originaires des pays de l’ex-Yougoslavie, du Brésil, du Pérou, du Sénégal, du Togo et du Cap-Vert.
Le seul droit qui leur est accordé est celui d’aller à l’école : les 4-16 ans sont soumis à l’obligation scolaire peu importe leur statut administratif.
Sans accès aux foyers, la seule solution, c’est les marchands de sommeil?
Exactement. On voit deux cas de figure : les hommes seuls errent dans les rues. La Wanteraktioun, qui vient de se terminer, étant l’unique refuge qui accepte les personnes en situation de séjour irrégulier, ils sont désormais sans toit et se retrouvent dans des squats ou s’adressent à des marchands de sommeil. Et puis, il y a les familles qui sont hébergées par d’autres personnes de la communauté, ce qui crée énormément de dépendance et donc de risque d’abus.
Je pense à une femme avec enfants hébergée chez un monsieur qui est bienveillant pour l’instant, mais ça peut changer, et elle n’aura pas d’autre choix que de rester. Ces personnes vivent aussi dans des chambres au-dessus des cafés, dans des conditions extrêmement précaires, évidemment.
Est-ce qu’on sait combien ils sont?
Au Luxembourg, comme dans les autres pays, c’est quasiment impossible à chiffrer, puisqu’ils se cachent. Mais avec la pandémie et notre action de bons alimentaires, de nouveaux bénéficiaires se sont adressés à nous, pour arriver à ce nombre de 500 personnes, rien qu’à l’ASTI.
Maintenant, on est en train d’établir des listes pour ceux qui souhaitent se faire vacciner – puisque les sans-papiers ont été exclus des tests à grande échelle et de la campagne de vaccination –, et là encore, on voit apparaître de nouvelles personnes.
Leur situation les expose à toutes sortes d’abus. Que voyez-vous sur le terrain?
Ils subissent toutes formes de violence, à commencer par l’exploitation au travail. Typiquement, les femmes sont engagées pour s’occuper de personnes âgées ou malades, ou pour assurer les tâches ménagères dans des familles luxembourgeoises, à une rémunération bien inférieure par rapport à quelqu’un sous contrat.
C’est le moment d’arrêter de faire l’autruche
Cette semaine, j’ai reçu une femme du Pérou qui est ici depuis 2016 et qui souhaitait s’affilier elle-même à la CNS pour 123 euros mensuels. Un compte bancaire est nécessaire bien sûr, mais sans papiers, impossible d’en ouvrir un. Elle a trouvé une femme luxembourgeoise qui a accepté de « l’aider » : elle lui a proposé de payer pour elle cette cotisation en échange de huit heures hebdomadaires de ménage dans sa maison de trois étages.
Vous voyez, c’est ce genre de situations dans lesquelles les personnes sans papiers vont se retrouver, parfois sans même comprendre qu’elles sont exploitées. Des rémunérations au rabais, des horaires à rallonge, sans repos, sans congé ni arrêt maladie, etc.
Ce ne sont pas les réseaux criminels qu’on imagine : c’est monsieur et madame Tout-le-monde, c’est une grande partie des patrons de restaurants que vous fréquentez, ce sont des employeurs dans tous les domaines au Luxembourg…
Les responsables politiques ne sont pas à la hauteur?
Je ressens un manque de volonté de leur part de savoir ce qu’il se passe vraiment sur le terrain. Le ministre Jean Asselborn, qui fait souvent preuve d’humanité, est peut-être trop éloigné du terrain pour avoir conscience de ces situations. Nous, travailleurs sociaux, ce dont on a besoin aujourd’hui, c’est d’être écoutés : on a demandé un entretien avec lui pour lui faire part de ce qu’on voit tous les jours.
On est dans une logique qui consiste à suivre les règles établies, les lois : mais ces personnes sont là et survivent dans des conditions déplorables, alors qu’est-ce qu’on fait? On doit sortir de cette bulle luxembourgeoise où on veut croire que tout va bien : on a ces centaines de personnes qui sont des proies faciles pour les propriétaires et les patrons véreux, les agresseurs sexuels, etc. Comment les aider si elles ne peuvent pas en parler?
Les régulariser serait un vrai signe de solidarité de la part du Luxembourg qui se dit un pays d’accueil : on parle beaucoup des réfugiés, mais fuir un mari violent ou la faim, est-ce vraiment si différent? Je pense que c’est le moment, avec cette pandémie, de remettre les compteurs à zéro et d’arrêter de faire l’autruche.
Vous plaidez pour une régularisation massive?
Ce serait un premier pas. Cela a été fait en 2013, où une grande partie des sans-papiers a été régularisée et cela n’a pas engendré d’ »appel d’air » pour autant. Un autre pas serait d’analyser, dans nos lois, ce qui génère des situations irrégulières : encore hier, on a reçu un monsieur qui travaille dans une grande entreprise du pays, avec un contrat de 30 heures. Il n’a pas pu renouveler son titre de séjour, car il fallait un CDI de 40 heures, et du coup, privé de papiers en règle, son employeur n’a pas pu le garder. Et il va lui être impossible de se faire embaucher ailleurs.
Cette condition qui, au départ, est censée le protéger et lui permettre de subvenir à ses besoins, crée des situations intenables dans les faits. Tout comme exiger un logement « adéquat » au regroupement familial alors que certains Luxembourgeois eux-mêmes ne sont pas capables de louer ce type de bien. Le Luxembourg doit être ouvert à la régularisation. La refuser n’empêche pas ces personnes d’être là et les maintient dans des conditions de vie qui ne sont pas dignes.
Christelle Brucker
La jeune femme menacée d’expulsion
toujours dans l’impasse
Convoquée ce jeudi à la direction de l’Immigration, la Brésilienne en situation irrégulière qui a dénoncé les violences de son patron est toujours dans une position incertaine : «Elle a pu récupérer son passeport et va maintenant introduire une demande de sursis à l’éloignement. Les autorités l’ont déjà informée qu’il sera accordé pour une durée de six mois», rapporte Jessica Lopes. «Elle est donc dans une sorte d’impasse, puisqu’elle n’est pas régularisée.»
Elle souhaite désormais que sa plainte aboutisse et être reconnue en tant que victime. «C’est le plus important pour elle», confie celle qui l’a accompagnée au commissariat. «Elle attend aussi d’être rémunérée pour tout le travail presté et jamais payé. Pour l’avenir, elle espère pouvoir rester au Luxembourg alors que son pays s’enfonce dans la crise sanitaire et économique.» Une demande de titre de séjour pour raisons privées a été déposée, avec une personne qui a signé pour elle un engagement de prise en charge, mais c’est «un titre difficile à obtenir», prévient l’assistante sociale.