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Panama Papers : Félix Braz joue l’équilibriste


"Si aujourd'hui certains font à juste titre appel à l'UE en lui demandant d'en faire davantage, alors c'est le moment de lui donner ces compétences pour plus d'intégration européenne", estime Félix Braz. (photo JC Ernst)

Félix Braz, le ministre de la Justice, ne veut pas s’exprimer à la place du ministre des Finances, Pierre Gramegna, sur les Panama Papers, mais à son poste, il a en charge la loi sur la fraude fiscale et la protection des données. Pas simple. Interview avec un ministre qui joue l’équilibriste.

Il défend la nouvelle place financière, la loi sur la protection des données et celle qui protège les lanceurs d’alerte.

Le Quotidien : Vous avez annoncé un durcissement des sanctions en matière de fraude fiscale, c’est d’actualité avec les scandales successifs qui éclatent en la matière. Qu’envisagez-vous concrètement?

Félix Braz  : L’un des éléments clés de la réforme fiscale du gouvernement est la lutte contre la fraude fiscale. Sont visées les personnes morales et physiques qui violent les lois fiscales pour éviter de payer des impôts. Nous agirons en substance à travers deux mesures  : au niveau pénal, nous allons introduire une infraction nouvelle en matière de fraude fiscale appelée « fraude fiscale aggravée ». Les réflexions sont en cours et devraient aboutir dans les quelques mois qui suivent… Cette mesure aura probablement pour conséquence d’augmenter encore le nombre de demandes d’entraide judiciaire.

La deuxième mesure consiste en un renforcement des sanctions administratives, une mesure qui est certainement sous-développée aujourd’hui. L’administration pourra agir rapidement, prononcer des sanctions efficaces qui touchent directement là où ça fait mal … au portefeuille. Ces décisions pourront bien sûr faire l’objet d’un recours devant le tribunal administratif.

Finalement, il s’agira aussi de renforcer les moyens de la police judiciaire en matière de criminalité économique.

Cette fraude est rendue possible par le montage complexe que permet le droit des sociétés. Faut-il limiter ces possibilités pour combattre le problème?

C’est une allusion directe à l’affaire des Panama Papers… Au niveau du gouvernement, c’est mon collègue ministre des Finances qui s’exprime sur cette question.

Ce que je peux néanmoins vous dire, c’est qu’il est indéniable que ceux qui veulent frauder et qui en ont les moyens ont à l’évidence au niveau international la possibilité de le faire. Par le passé, le Luxembourg a été décrié pour participer à une certaine opacité en la matière. Depuis quelques années, le gouvernement repositionne le pays et sa place financière.

Aujourd’hui, le Luxembourg ne figure plus sur aucune liste, ni grise ni noire. Le Grand-Duché soutient les démarches internationales en la matière, surtout au niveau de l’Union européenne et de l’OCDE, et fait partie des « early adopters ». Politiquement, le Luxembourg fait partie de la solution. Mais il reste beaucoup de chemin à parcourir, car de très nombreux pays sont impliqués.

Il convient par ailleurs de noter que, en dépit des prévisions souvent alarmistes, la Place a su se réinventer après la fin du secret bancaire et l’entrée en vigueur de l’échange automatique d’informations. Elle connaît une évolution positive.

Peut-être, mais c’est le Luxembourg qui a le plus profité des largesses panaméennes…

Ce n’est pas juste, les documents de l’ICIJ (NDLR  : International Consortium of Investigative Journalists, réseau de journalistes qui a exploité les données des Panama Papers) montrent que d’autres États, même européens, ont eu bien plus recours aux avantages du Panama que des entités établies au Luxembourg… Ceci étant, si les lois concernées sont celles du Panama et des paradis fiscaux qui participent directement à ces montages –  et les Panama Papers confirmeraient, si besoin en était, que le Luxembourg ne fait pas partie de ces paradis fiscaux!  – il n’en reste pas moins que les clients et bénéficiaires se trouvent très souvent en Europe de l’Ouest et aux États-Unis, entre autres. Dans la très large majorité des cas, les montages « Panama » avaient et ont pour but d’éviter de payer des impôts.

Quand ces personnes morales ou physiques ont recours à ces mécanismes « Panama », les bénéficiaires le font généralement sans se déplacer personnellement. Elles le font au départ d’un pays qui leur est proche, souvent leur centre d’activité professionnelle ou privée, et payent des intermédiaires pour le faire. Dès lors, toutes les places financières ont pu être concernées par le passé et le Luxembourg n’y a pas échappé. Nous sommes ici en présence d’un défi pour la communauté internationale et pour l’OCDE en particulier.

Vous désirez améliorer la loi de 2011 sur les lanceurs d’alerte pour leur offrir une meilleure protection. Des bases de données qui sont dans la nature, c’est dur pour la protection des données, celle de la vie privée ou pour le secret des affaires. Comment jonglez-vous?

C’est pour cela que la réglementation en matière de lanceur d’alerte n’est pas aisée à réaliser! Il faut trouver l’équilibre entre la protection des données, le secret des affaires et l’intérêt général que veulent défendre les lanceurs d’alerte de bonne foi. C’est sans doute la raison pour laquelle la grande majorité des pays de l’Union européenne ne se sont pas dotés de loi en la matière… contrairement au Luxembourg qui a été précurseur en la matière en 2011. Aujourd’hui, nous réfléchissons à une amélioration de notre législation qui doit être précisée, devenir plus détaillée. L’Irlande s’est donné récemment une très bonne législation en la matière, nous pourrions nous en inspirer.

Pensez-vous avoir atteint cet équilibre avec le projet de loi sur la sécurité nationale et le terrorisme, alors que des logiciels espions sont loin d’être rassurants?

Le projet de loi a pour but de renforcer les moyens mis à la disposition des autorités judiciaires pour poursuivre les auteurs présumés d’infractions en matière de terrorisme ou d’atteinte à la sûreté de l’État. Ces moyens ne peuvent agir que dans l’hypothèse où une infraction a déjà été commise. Ce ne sont donc pas des mesures de surveillance qui viseraient l’ensemble de la population! Elles ne visent que des personnes dont on suppose qu’elles ont commis une infraction prévue par notre législation. Notre texte est très prudent et prévoit des garanties très importantes pour encadrer ces mesures, certaines garanties sont même exceptionnelles.

J’estime néanmoins que cette prudence s’impose, car les moyens mis à la disposition des autorités de poursuite sont pour certains aussi exceptionnels. Les récents avis émis, à ma demande, par la CNPD (NDLR  : Commission nationale pour la protection des données) et la CCDH (NDLR  : Commission consultative des droits de l’homme) sont par ailleurs essentiellement pertinents et j’envisage de m’en inspirer largement pour préciser notre texte et encadrer encore mieux les mesures prévues.

Les attentats de Paris et de Bruxelles ont révélé les failles béantes dans la collaboration des services de renseignement, une aberration pour les citoyens et particulièrement les familles des victimes…

L’Union européenne en soi n’a pas de compétences en matière de sécurité, ou si, de façon indirecte seulement. Si aujourd’hui certains font à juste titre appel à l’UE en lui demandant d’en faire davantage, alors c’est le moment de lui donner ces compétences pour plus d’intégration européenne. L’État national face aux défis à dimension internationale qui se posent aujourd’hui est bien moins muni qu’une Union européenne compétente en la matière. Il faut rappeler que les États nationaux n’ont pas une tradition très poussée en matière d’échanges d’informations des services de renseignement, ils en ont davantage une en matière policière et judiciaire où les choses progressent avec Europol et Eurojust.

Nous avons depuis janvier un centre de lutte contre le terrorisme auprès d’Europol et nous améliorons les instruments dont nous disposons pour pouvoir collaborer. Mais le poids de la tradition des États qui rechignent à partager leurs renseignements se ressent. Cela se fait plutôt de façon bilatérale ou trilatérale, et en général c’est du donnant-donnant. Je pense que la prise de conscience est en marche et un pays comme la France, frappée par les attentats, est prêt à faire beaucoup en la matière et encourage les autres à le faire. Le plus important, c’est de prévenir ces attentats et c’est pour beaucoup une question de renseignements. J’ai participé en 14  mois à quatre Conseils européens consécutifs aux attentats et je sens que de plus en plus de collègues ont compris que le chemin essentiel est celui de l’échange de renseignements.

À l’heure où l’Union européenne vacille, ce n’est pas gagné…

Si on veut avoir de vraies politiques, de vrais progrès et de vrais résultats, il faut plus d’Europe. Je sais que ce genre de discours déplaît à beaucoup de monde aujourd’hui, mais il est clair que plus d’Europe, c’est plus de solutions. L’État national seul n’est pas le mieux outillé face à une crise internationale de cette nature.

Pour revenir au Luxembourg, le programme de la coalition avait annoncé une réforme du ministère public. Où en sont les travaux?

Le Luxembourg fait partie des États de droit où l’indépendance du ministère public est bien établie dans les faits. Ce qu’il reste de liens au Luxembourg, c’est essentiellement le mode de nomination et d’avancement. Or si formellement c’est le ministre de la Justice qui nomme les magistrats et décide de leur avancement, en pratique, j’ai toujours, sans exception, respecté les propositions qui m’ont été faites par la magistrature.

Dans les faits, l’indépendance est donc acquise. Les seules exceptions à ce principe résident dans la nomination du procureur général où il n’y a pas de proposition, c’est le ministre de la Justice qui fait un choix et soumet sa proposition au Conseil de gouvernement. L’autre exception, dont nombre de mes prédécesseurs et moi-même n’avons pas fait usage, est ma capacité de dénoncer des faits auprès du procureur général et de lui enjoindre d’engager des poursuites. En revanche, je ne peux en aucun cas lui demander de suspendre ou d’arrêter une poursuite, autrement dit lui donner un ordre de non-poursuite.

Un choix qui en général respecte l’ancienneté?

Le rang, c’est-à-dire l’ancienneté, en est un élément très important, mais pas le seul.

Lors de la nomination d’un procureur général, ses qualités professionnelles et ses aptitudes personnelles sont considérées. Il est important que le choix final soit soutenu et approuvé par la magistrature.

On peut donc encore formellement perfectionner cette indépendance au Luxembourg et je suis favorable à cette réforme. Elle devra se faire en parallèle avec la création d’un conseil national de la justice qui fait partie de la réforme constitutionnelle en discussion et elle ne pourra donc pas se faire avant. Les réflexions ne sont pas terminées sur ce point, mais le seront bientôt. L’essentiel pour moi est que le futur conseil national de la justice puisse fonctionner de façon efficace.

La réforme constitutionnelle a-t-elle encore des chances de passer sous cette législature?

Il est tout à fait possible d’achever les travaux pendant cette législature si chacun y met du sien et travaille avec de la bonne volonté. C’est réalisable et souhaitable.

Une dernière question  : la dépénalisation du cannabis qui s’opère dans de nombreux pays sera-t-elle d’actualité au Luxembourg?

Elle n’est pas inscrite dans l’accord de coalition comme je l’ai déjà souvent rappelé. Nous travaillons cependant sur une réforme en la matière avec ma collègue ministre de la Santé. L’accord de coalition fait deux constats  : la répression ne fonctionne pas ou pas suffisamment, car il n’y a aucune baisse de la consommation constatée. Depuis que les textes afférents existent, depuis plus de 40  ans, elle ne fait qu’augmenter. Il faut essayer d’autres voies et dès que le gouvernement aura fait son choix, le Parlement sera étroitement associé au débat. En tout cas, je peux vous dire que Lydia Mutsch et moi-même y travaillons et devrions pouvoir saisir le Conseil de gouvernement dans le courant de l’année.

Geneviève Montaigu

Félix Braz, en bref

État civil. Félix Braz est né le 16 mars 1966 à Differdange.

Études. Après des études secondaires classiques, Félix Braz poursuit des études de droit à l’université Paris 1 Panthéon- Sorbonne, qu’il interrompt après la réussite de la première année.

Fonctions gouvernementales. À la suite des élections législatives du 20 octobre 2013, Félix Braz fait son entrée au gouvernement comme ministre de la Justice en date du 4 décembre 2013.

Écolo. Engagé en politique depuis 1991 en tant que secrétaire parlementaire des verts, Félix Braz est élu pour la première fois à la Chambre des députés sur la liste des verts dans la circonscription Sud en 2004, à l’âge de 38 ans.

Conseiller communal. Au niveau local, Félix Braz est d’abord membre du conseil communal d’Esch-sur-Alzette de 1995 à 2000, puis échevin en 2000 et 2011.