Le Quotidien a rencontré le sociologue Fernand Fehlen pour un petit exorcisme post-référendaire. Le référendum portait sur trois questions. Mais des trois non récoltés, celui contre le droit de vote des étrangers a fait le plus jaser.
Le Quotidien : Comment avez-vous vécu l’issue du référendum ?
Fernand Fehlen : Je n’aurais jamais imaginé un score aussi élevé, même si je ne m’attendais pas à un oui.
De quoi ce non est-il le nom ?
Il se nourrit en partie d’une campagne irréfléchie du oui, caractérisée par une approche naïve et non politique. On ne peut pas faire de la politique avec de la bien-pensance, à travers la négation des contradictions sociales telles qu’elles existent au Luxembourg, et une totale méconnaissance de ce qu’est notre société. La société globalisée n’a rien à voir avec la société nationale.
Or la revendication du droit de vote pour les résidents étrangers était purement dans la logique du conteneur national. C’est une vision quelque part nombriliste et les partisans du oui ont fait du déficit démocratique leur argument principal.
On a forgé une opposition entre nationaux et non-nationaux, sans qu’elle existe. Il y a d’autres clivages, par rapport aux frontaliers, par exemple, qui ont eux une relation différente au marché de l’emploi et à la société. Il y a les expatriés qui vivent dans leur bulle, le ghetto des eurocrates, etc. Il y a un grand nombre de clivages qui ne se retrouvent pas dans cette opposition «nous Luxembourgeois, eux étrangers». Et c’est pour ne pas avoir vu cela qu’en partie le oui a échoué.
Les partisans du non, en revanche, l’ont bien vu et se disaient : qu’il y ait des personnes qui ne puissent pas voter, ce n’est pas un problème, puisque de toute façon cela ne les intéresse pas.
D’où vient cette myopie ?
Le droit de vote des étrangers est une problématique du champ politique des années 70, lorsqu’on ne pouvait pas s’imaginer que quelqu’un puisse apprendre le luxembourgeois, qui n’était pas considéré comme une vraie langue, surtout mesuré à l’aune du français.
À l’époque, le gouvernement Thorn a introduit ce concept pour inclure la modernité dans la société luxembourgeoise. Or depuis, les étrangers apprennent le luxembourgeois, sans lesquels d’ailleurs il ne serait pas aussi vivant. Et ce sont ces nouveaux venus intégrés qui sont confrontés à présent à un discours typique de l’élite intellectuelle luxembourgeoise, qui leur dit que le luxembourgeois, ce n’est pas important. Alors qu’eux, ils l’ont appris.
Comment expliquer cela ?
C’est une argumentation qu’on retrouve chez beaucoup de Luxembourgeois instruits de ma génération, ainsi que chez leurs amis francophones, comme dans le livre de Claude Frisoni (Lettre d’amour au peuple qui ne connaissait pas le verbe aimer). Ce sont des gens qui vivent encore dans ce monde où l’intellectuel luxembourgeois était francophile.
Or ce n’est plus le cas. Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas francophiles, mais ils ne se replient pas pour autant sur le luxembourgeois. Ils sont ouverts sur le monde international anglophone. Et l’anglais, c’est la langue commune future de l’Europe. Il faut le savoir. Et c’est dans cet effort d’intégration dans un monde économique moderne, qu’ils valorisent l’anglais. C’est un rejet du français, mais nullement un repli identitaire luxembourgeois.
En effet, un sondage de TNS-Ilres indique que de plus en plus de lycéens partent faire leurs études en Allemagne…
C’est précisément ce que je disais. Les jeunes gens d’aujourd’hui ne partagent plus l’engouement de leurs parents intellectuels luxembourgeois pour le français. Les élites luxembourgeoises, jusqu’à ma génération, étaient francophones. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et le français, au Luxembourg, est en perte de vitesse.
L’université est le meilleur exemple, où quand un français et un allemand se rencontrent ils se parlent en anglais. Le multilinguisme qui a depuis toujours été l’atout du Luxembourg est aujourd’hui un autre multilinguisme. Les Luxembourgeois ne passent donc plus leurs études en France, à moins que ce soit pour y effectuer des études de droit, car il ne faut pas oublier que la langue de nos lois et de la haute fonction publique reste le français.
Est-ce à dire que nous retournons à une situation comme celle d’avant la Grande Guerre ?
Pour comprendre le Luxembourg, il faut être conscient de son histoire des langues. Il faut remonter à 1839, lorsque le pays a été partagé et qu’il ne restait plus que les germanophones qui parlaient des dialectes allemands entre eux, mais qui ne voulaient pas être considérés comme des Allemands. Alors le français, langue des élites depuis le Moyen-Âge, est devenu le symbole de l’indépendance du Luxembourg et c’est ce qui explique le rôle qu’il a pu jouer juste après la Seconde Guerre mondiale.
Mais du moment où il n’y a plus de pression annexionniste allemande, qu’il y a l’amitié franco-allemande, les Luxembourgeois n’ont plus aucune raison de continuer cette querelle qui n’existe plus. Ma génération a encore baigné à la fois dans la francophilie de nos professeurs et dans la germanophobie de nos parents, pour lesquels la dernière guerre était encore si proche.
Mais la génération d’après a été socialisée dans un autre climat, celui de Cattenom et d’une France qui n’a pas de respect pour ses voisins ou les régions. Il y a des gens qui s’offusquent parce qu’on ne leur dit pas « Moien » dans un magasin. Mais de mon temps, à l’Athénée de Luxembourg, quand on disait « Moien » à un professeur, il le prenait comme une insulte. C’est ce qu’on disait sur les champs. C’était la langue des rustres…
Ce petit mot symbolise d’ailleurs la transformation linguistique aujourd’hui observable car il n’est plus le symbole de la ruralité, mais de la nationalité. À l’université, les nouveaux venus, même si c’est le seul mot qu’ils connaissent, disent « Moien » pour montrer qu’ils sont conscients d’être au Luxembourg.
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Propos recueillis par Frédéric Braun
Entretien à lire en intégralité dans le Quotidien papier de ce lundi 22 juin.
Fernand Fehlen en bref
Formation. Né le 9 mai 1950, Fernand Fehlen est un sociologue luxembourgeois spécialisé dans la sociologie du langage. C’est après des études en ingénierie mécanique qu’il s’oriente vers des études en sciences sociales à l’université de Münster (1976-1981).
L’enseignant. D’abord professeur de lycée (1984-1992), il officie ensuite (à partir de 1991) dans l’enseignement supérieur où il dispense les cours suivants : «introduction à la sociologie», «méthodes quantitatives en sciences sociales», «sociologie de la société luxembourgeoise. Depuis 2003, Fernand Fehlen est enseignant-chercheur à l’université du Luxembourg.
Autres fonctions. De 1984 à 1994, Fernand Fehlen est membre de la rédaction du mensuel forum, auquel il collabore de manière régulière, à travers différents articles et analyses. De 1990 à 2003, il est chercheur au centre de recherche public Gabriel-Lippmann, Luxembourg. De 2000 à 2007, il dirige le Stade (unité de recherche interdisciplinaire sur le Luxembourg), dont il est l’un des cofondateurs.
Collaboration. Avec Isabelle Piroth, Carole Schmit et Michel Legrand, Fernand Fehlen est l’auteur en 1998 du Sondage «Baleine» : une étude sociologique sur les trajectoires migratoires, les langues et la vie associative au Luxembourg. 141 p. RED HS n° 1, Sesopi – centre intercommunautaire. Imprimerie Saint-Paul, Luxembourg.
Étude. En 2009, Fernand Fehlen signe BaleineBis : Une enquête sur un marché linguistique multilingue en profonde mutation – Luxemburgs Sprachenmarkt im Wandel. RED n° 12, Sesopi – centre intercommunautaire, Luxembourg.