Le 6 décembre 2019, Nora Back a accédé à la présidence de l’OGBL. Le début de mandat de la première femme à la tête du premier syndicat du pays a été exceptionnel à plus d’un titre. Désormais, un nouveau conflit majeur s’annonce avec le camp patronal.
Douze mois après votre élection, est-il possible de tirer un premier bilan, en dépit du contexte particulier qui a marqué cette année 2020 ?
Nora Back : À vrai dire, j’ai du mal à réaliser que cela fait déjà un an que je préside l’OGBL. Sur le plan personnel, je peux toutefois tirer un bilan positif. J’ai réussi à trouver mes marques, à emprunter mon propre chemin. Tout est allé tellement vite en 2019 avec un changement de présidence qui n’était pas prévu en tant que tel. Douze mois en arrière, je n’aurais pas donc pas pensé vivre ce début de mandat avec autant de sérénité. Je suis contente d’avoir accepté le défi. Ce fut le bon choix, pour moi et pour l’OGBL.
Fin 2019, le dialogue social était en crise à la suite d’un blocage du patronat. Comment avez-vous vécu ce premier moment couperet ?
Le blocage a concerné les pourparlers au niveau du Comité permanent du travail et de l’emploi (CPTE). Dans ma fonction de secrétaire générale, j’ai assisté à l’automne 2019 au claquage de porte de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL). À ce niveau, l’arrivée à la présidence n’a pas constitué un changement majeur. Notre discours n’a pas changé. Je suis soulagée que syndicats et patronat aient fini par trouver un terrain d’entente. Nicolas Buck, qui venait à son tour de prendre la présidence de l’UEL, et moi-même avons un style différent de nos prédécesseurs. Il nous a fallu faire plus amplement connaissance avant de pouvoir avancer.
À la mi-mars, le Luxembourg et le monde entier ont été plongés dans une crise sanitaire sans précédent. Quel a été votre état d’esprit au moment de la déclaration de l’état de crise ?
Personne ne pouvait être préparé à un tel scénario. Les répercussions de la pandémie sont nombreuses. On est pris par la peur, on craint pour sa santé, ce qui est le pire que l’on puisse vivre. Assez rapidement, on a aussi compris qu’un long combat sur le plan social allait nous attendre. Le fond de notre travail syndical repose sur le contact humain, les réunions, conférences, meetings et autres rassemblements. Tout cela a basculé du jour au lendemain. Ces échanges et le soutien mutuel procurent un sentiment de confiance. L’entrave à la liberté de se réunir m’a donc fait particulièrement mal.
Même s’il a été rétabli en janvier, le dialogue social a eu du mal à se mettre en route au tout début de la crise sanitaire. La réaction du gouvernement a-t-elle été trop tardive ?
En tout début de crise, le moment n’était pas opportun de forcer les choses. La santé publique constituait la priorité absolue. Certains nous ont pourtant reproché d’avoir été trop timides. Il faut relativiser les choses. Dans certains domaines, on a été informé et consulté assez rapidement. Je citerais l’accord trouvé pour fixer le montant minimal du chômage partiel au montant du salaire social minimum. Dans d’autres domaines, il nous a fallu insister pour entamer le dialogue.
Le camp syndical a longtemps réclamé la convocation d’une tripartite nationale. Il a fallu attendre jusqu’en juillet. Malgré les mesures prises à l’été, maintenez-vous qu’il est urgent d’organiser une deuxième réunion entre gouvernement, patronat et syndicats ?
On a été obligé de batailler très dur pour obtenir l’assurance que le dialogue à trois se poursuivrait dans la continuité. Ni le Premier ministre ni les autres membres du gouvernement n’étaient enclins à organiser une seconde tripartite. Notre accord aux mesures pour lutter contre le chômage, actées en juillet, était étroitement lié à cet engagement formel. Il a finalement été décidé de mettre en place trois groupes de travail et de tirer un bilan intermédiaire à l’automne. Or seuls les travaux sur la réforme du droit du travail sont engagés depuis peu, tandis que les pourparlers sur la formation et les investissements sont toujours au point mort. Je peux accepter qu’il ne sert à rien de se revoir sans avoir préparé le terrain, mais au vu du retard pris, une tripartite, finalement annoncée pour fin janvier par le Premier ministre, semble une nouvelle fois s’éloigner.
Qui bloque les travaux ?
Cela est difficile à juger. Le camp syndical était demandeur d’une réforme du droit du travail, à négocier au sein du CPTE. Le ministre du Travail a fait preuve de réactivité. La demande pour parler formation et investissement émane du patronat. Ce n’est pas à nous de courir derrière l’UEL et les ministres concernés (NDLR : Éducation, Économie et Classes moyennes) pour lancer leurs groupes de travail. Quoi qu’il en soit, nous allons continuer à insister pour que la tripartite se réunisse.
Où en êtes-vous avec les travaux sur la réforme du droit du travail, une des grandes priorités que l’OGBL a définies lors de sa rentrée syndicale ?
Depuis la fin du différend en janvier, les travaux du CPTE sont allés bon train. On a notamment trouvé un très bon accord sur le télétravail. Mardi, il était prévu d’engager les pourparlers sur la sécurisation du parcours professionnel, une de nos revendications majeures. L’objectif est de renforcer le cadre légal pour éviter que le chômage de longue durée n’explose. La formation continue, les lois sur les plans sociaux et les plans de maintien dans l’emploi, mais aussi la précarité liée aux CDD et contrats d’intérim doivent faire l’objet de discussions. Contre toute attente, on s’est vu confronté à un blocage total de la part de l’UEL.
Ce nouveau blocage est-il lié à ce dossier précis ou doit-on y voir une réaction à l’annonce de la hausse du salaire minimum, fustigée par le patronat ?
Est-ce dû au fait que nos revendications n’enchantent guère le patronat? Est-ce dû au futur changement à la tête de l’UEL (NDLR : Nicolas Buck va céder en janvier son mandat de président à Michel Reckinger)? Je ne suis pas vraiment en mesure de le dire. Mais il s’agit d’une coïncidence bizarre que ce blocage intervienne quelques jours à peine après la décision du gouvernement. L’ambiance est plombée, mais au moins, l’UEL n’a pas claqué la porte. Deux rendez-vous sont encore fixés.
Le camp patronal n’a pas tardé à dénoncer la décision du gouvernement. Comment jugez-vous cette hausse du salaire minimum, toujours inférieure aux 10 % que vous revendiquez ?
Cette augmentation est une normalité vu qu’il s’agit de l’adaptation automatique du salaire minimum à l’évolution du salaire moyen. On l’attendait de pied ferme. Nous nous en réjouissons, bien entendu. Ce qui nous choque par contre est la réaction inacceptable de l’UEL. Le patronat lance une attaque frontale contre les salariés et plus particulièrement les plus vulnérables. Il est écœurant que l’on s’attaque encore et toujours au supposé manque de productivité qui ne justifierait pas le montant actuel du salaire minimum. Cela est d’autant plus aberrant que l’on dénigre les « héros de la nation” longuement applaudis au printemps. Il s’agit des salariés du commerce, du nettoyage, du gardiennage et de tous les autres services essentiels qui ont permis de garder la société en vie.
La question du logement n’a rien à voir avec celle du salaire minimum
L’UEL affirme notamment qu’il vaudrait mieux s’attaquer au problème du logement pour permettre aux plus bas salaires de joindre les deux bouts. Comment interprétez-vous l’argumentaire du camp patronal ?
Il est incontestable que le logement constitue une crise majeure. On doit contrer la pénurie de logements à prix abordables sans toutefois différencier entre bas salaires et salaires moyens. La question du logement n’a rien à voir avec celle du salaire minimum. Il nous faut agir sur les deux fronts. La hausse de 2,8 % à venir n’est ni plus ni moins que l’adaptation automatique au salaire moyen. De plus, les patrons vont pouvoir bénéficier d’une aide directe de 500 euros par salarié concerné, soit la quasi-totalité de l’augmentation sur les douze mois à venir.
Depuis la rentrée sociale en septembre, les annonces de coupes d’effectifs se multiplient dans les différents secteurs économiques du pays. Peut-on affirmer que le pire a été évité, du moins pour le moment ?
Le dialogue social a encore fait ses preuves. Il s’agit du seul moyen pour sauver des emplois et pérenniser l’activité économique. Aussi bien dans l’aviation que dans la sidérurgie, on a réussi à éviter des licenciements secs tout en obtenant des garanties pour l’avenir. Le plan de maintien dans l’emploi s’est avéré être un instrument efficace. Il n’existe toutefois pas d’obligation pour le patron d’y avoir recours. Il est donc urgent de l’ancrer comme obligation légale. Le ministre du Travail est clairement disposé à s’engager sur cette voie, en dépit de l’opposition du camp patronal.
À quoi faut-il s’attendre pour les mois à venir, plus particulièrement en raison du reconfinement partiel qui vient d’être décrété ?
On risque d’être confronté à une deuxième vague de pertes d’emplois. Je pense en premier lieu au commerce de détail, mais également à l’Horeca. Il faut aussi s’attendre à des difficultés dans le secteur industriel. Il est d’ores et déjà acquis qu’à la fin du chômage partiel élargi, prévu en juin 2021, des emplois vont disparaître.
Dans ce contexte, pouvez-vous cautionner la décision de fermer cafés et restaurants mais de garder les commerces ouverts ?
Il est très difficile de prendre position. Un confinement total aurait été certes plus cohérent, mais en tant que syndicat on ne peut pas se permettre de plaider pour une fermeture complète de l’économie. Des milliers d’existences sont menacées, mais si l’on revendique de garder tout ouvert, ce sont carrément des vies qui sont mises en danger. Il ne revient pas à l’OGBL de juger les mesures sanitaires prises par le gouvernement. À quelques exceptions près, la crise a été bien gérée. Par contre, je défends et assume l’avis très critique émis par la Chambre des salariés (CSL) qui fustige le manque de données qui justifieraient la fermeture de certains secteurs ou les fortes restrictions dans la sphère privée.
Le LSAP s’est vu reprocher cette semaine d’être responsable de la réduction du nombre de lits hospitaliers. S’agit-il vraiment d’un facteur aggravant qui vient s’ajouter au manque de personnel de santé ?
À la base, la dotation de personnel dans notre système hospitalier repose sur un modèle de calcul ultralibéral, baptisé PRN (Projet de recherche en nursing). La clé veut que 82 % de personnel infirmier est suffisant pour prendre en charge 100 % des patients. Il s’est cependant avéré que ce taux de 82 % était déjà insuffisant lors d’une occupation normale des hôpitaux. On aurait pu et dû anticiper les choses, mais il a fallu attendre la crise sanitaire pour que les responsables se réveillent. Nous maintenons également que le dernier plan hospitalier est catastrophique. Sans être opposé au choix de miser davantage sur le traitement ambulatoire, il reste essentiel de garder une capacité suffisante de lits, notamment pour la prise en charge des personnes âgées. Même si on a réussi à l’endiguer, la disparition de plusieurs centaines de lits est une erreur motivée par la politique d’austérité des années 2009 à 2013.
La sécurité sociale est également mise à rude épreuve pendant cette pandémie. Redoutez-vous que la charge financière vienne menacer la pérennité du système ?
Je vois en effet un danger pour notre système, mais uniquement parce que certains pensent devoir l’attaquer. En soi, la sécurité sociale est tout à fait stable. Il n’y a pas de doute que la charge financière de la crise pourra être supportée. Le financement du congé pour raisons familiales par le biais de la CNS fut une erreur. Cet instrument aurait dû être financé d’office par le budget de l’État, mais l’argent sera remboursé. Les caisses vont ainsi pouvoir être renflouées.
En dépit des mécanismes correcteurs, peut-on affirmer que l’aggravation des inégalités sociales constitue le principal risque de la crise sanitaire ?
L’aspect sanitaire de la crise fait trop d’ombre à son aspect social. Les inégalités sociales ne sont pas assez visibles. Cela est d’autant plus regrettable que ce sont une nouvelle fois les mieux lotis qui vont être les grands bénéficiaires de cette crise et les plus vulnérables les grands perdants. Dans cet ordre d’idées, il faut saluer la volonté du Premier ministre d’enfin agir sur les généreux avantages fiscaux réservés aux investisseurs dans des projets immobiliers (NDLR : fonds d’investissement spécialisés). Bien d’autres mesures, telle la réforme de l’impôt foncier, doivent suivre.
Entretien avec David Marques