Depuis 50 ans, Médecins sans frontières fournit une assistance médicale à tous ceux qui, dans le monde, voient leur vie ou leur santé menacée. À l’occasion de cet anniversaire si spécial, son président international, le Dr Christos Christou, était quelques jours au Luxembourg.
L’association Médecins sans frontières (MSF), créée en 1971 à Paris par des médecins et des journalistes, fête cette année ses 50 ans. Cinq décennies passées à venir en aide aux populations dont la vie ou la santé sont menacées, principalement dans le cadre de conflits armés, mais aussi d’épidémies, de pandémies, de catastrophes naturelles ou encore d’exclusion des soins. Le président international de MSF, le Dr Christos Christou, était de passage à Luxembourg. Dans l’entretien accordé au Quotidien, il revient sur l’évolution des défis rencontrés par MSF.
Quels sont les principaux changements rencontrés par MSF dans sa pratique humanitaire par rapport à ses débuts ?
C’est intéressant de nous retourner sur notre histoire. Non seulement, l’association est devenue beaucoup plus grande, mais le monde a également énormément changé, surtout ces dernières années. Nous avons été défiés sur des points que nous n’aurions même pas pu imaginer. L’un des plus importants challenges que nous rencontrons aujourd’hui, par exemple, c’est la criminalisation de l’aide humanitaire. Nous – ainsi que tous ceux qui tentent d’assister des personnes dans le besoin – sommes parfois traduits en justice, accusés par exemple d’aider des contrebandiers. Cette criminalisation est inconcevable et inacceptable.
Un autre défi auquel nous sommes désormais confrontés, depuis le 11 septembre 2001 et davantage encore depuis 2011, c’est le concept de contre-terrorisme. En effet, l’une des principales armes dont nous disposons pour pouvoir intervenir, c’est le Droit international humanitaire (DIH), qui nous autorise à pratiquer de manière neutre, impartiale et indépendamment notre aide humanitaire et à atteindre ceux qui ont besoin de nous.
A lire aussi ➡ MSF Luxembourg : «La prise en charge mentale des migrants est vitale»
Mais actuellement, le cadre de l’antiterrorisme nous empêche de faire beaucoup de choses. Par exemple, au nord-est du Nigeria, où sévissent des groupes terroristes tels que Boko Haram, il y a toute une population complètement exclue de l’accès aux soins et aux médicaments essentiels. On veut venir en aide à ces personnes, mais le gouvernement nous accuse de soutenir les terroristes et nous empêche d’intervenir. Ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres, mais c’est notre quotidien dans beaucoup de pays du Sud.
Nous devons tous les jours négocier avec chaque acteur, ce qui rend notre travail bien plus difficile. En Europe, nous devons faire face à d’autres défis. Par exemple, on bloque nos interventions de sauvetage en mer par des requêtes administratives ou en immobilisant notre bateau.
Par le passé, c’était plus simple, plus direct : les gens avaient besoin d’aide, les pays riches avaient les ressources, nous pouvions envoyer des gens délivrer l’aide humanitaire. Il y a bien sûr toujours eu des difficultés, mais ce n’était pas les mêmes. Aujourd’hui, c’est de plus en plus difficile.
De nombreuses organisations préfèrent désormais envoyer moins de personnel à l’étranger et privilégient la formation et l’embauche de personnel local afin de développer l’autonomie des zones concernées. Qu’en est-il de MSF ?
C’est une question intéressante, surtout après deux ans de pandémie. Le Covid nous a en effet appris que beaucoup de choses peuvent être modifiées et que nous devrions aussi faire plus confiance et investir davantage dans les régions où du personnel local peut jouer un rôle plus important. C’est une opportunité de redessiner nos modèles opérationnels. D’aucuns pourraient même dire que le temps est venu de «décoloniser» la manière dont nous faisons de l’aide humanitaire, ce que bien sûr nous prenons en considération au sein de MSF.
Cependant, et j’insiste sur ce point, nous ne devrions jamais abandonner l’idée d’une solidarité internationale. Bien que ce soit très important d’avoir des collègues soignant leurs concitoyens, c’est tout aussi important que d’autres personnes venues du monde entier rejoignent les équipes et fassent la promotion de la solidarité internationale.
Les problèmes semblent globaux, les solutions donc doivent l’être aussi. Le fait qu’un logisticien ou un docteur luxembourgeois vienne en aide à des populations au fin fond de l’Amazonie ne signifie pas que les Brésiliens sont incapables de le faire, mais ainsi nous faisons preuve de notre solidarité. C’est le fondement même de «sans frontières» et nous ne devrions jamais oublier cet esprit.
Y a-t-il des pays dans lesquels vous ne pouvez pas travailler ?
Finalement, il n’y a que quelques pays où c’est vraiment risqué de travailler. Mais même là où nous avons perdu du personnel, nous faisons toujours de notre mieux pour maintenir une activité et pour ne pas abandonner les gens.
Nous n’avons pas quitté l’Afghanistan, nous ne sommes jamais partis du Yémen, de Syrie ou d’Irak, nous sommes de retour en Somalie et nous sommes toujours présents en Éthiopie en dépit du fait que fin juin nous avons retrouvé trois de nos collègues assassinés dans la région du Tigré.
L’un des plus importants défis que nous rencontrons aujourd’hui, c’est la criminalisation de l’aide humanitaire
Que mettez-vous en place pour assurer la protection de vos humanitaires dans ces zones à risques ?
C’est un sujet qui peut parfois faire controverse, car, d’une certaine façon, il y a des situations qui peuvent nous amener à compromettre nos propres principes. Je m’explique : la meilleure façon dont nous pouvons protéger notre personnel, c’est par l’action elle-même et son acceptation par la population. Dans les zones où les gens ont pu bénéficier de nos services, où la population sait en quoi consiste MSF, ces personnes deviennent non seulement nos ambassadeurs mais aussi nos protecteurs.
Malheureusement, dans certaines zones, nous devons faire des choix difficiles, comme, par exemple, ne pas envoyer des humanitaires de telle ou telle nationalité afin de les protéger, non seulement eux, mais aussi l’ensemble des équipes. Parfois, il est préférable qu’il y ait une présence de personnel local, parfois au contraire, il vaut mieux que du personnel étranger intervienne, montrant ainsi qu’on est là pour assurer la solidarité internationale et rien d’autre.
En Syrie ou en Irak, par exemple, c’est difficile pour des collègues des États-Unis d’intervenir… Ailleurs, le seul fait d’être européen, blanc et chrétien, conduit à des kidnappings ou des assassinats. Nous devons donc nous montrer très pragmatiques. Nous sommes bien sûr conscients que cela ne devrait pas être la norme et nous procédons ainsi de manière exceptionnelle. Cette façon de faire peut parfois donner l’impression d’une forme de discrimination envers nos collègues, mais nous essayons au contraire de les protéger.
L’un de vos principes fondamentaux, est d’ « œuvrer dans la neutralité et en toute impartialité ». Comment parvenez-vous à soigner sans discriminer ?
Nous sommes très fiers de ce principe : peu importe qui franchit le seuil de nos centres médicaux, cette personne n’a d’autre identité que celle d’être un être humain qui a besoin d’aide. Il y a effectivement plusieurs exemples où des collègues auraient pu être affectés par le conflit en cours, mais ils ont répondu présents pour venir en aide à ceux que nous pourrions appeler leurs propres « ennemis ».
A lire aussi ➡ «Neutralité, impartialité, indépendance» : les valeurs des ONG luxembourgeoises
Ils ne les voient justement pas comme des ennemis, mais comme des personnes ayant besoin d’aide. Nous sommes aussi régulièrement attaqués. Mais c’est notre lutte permanente d’être partout où l’on a besoin de nous. Nous essayons de maintenir cet état d’esprit depuis le début, car c’est un bon message sur notre façon de fonctionner.
MSF est présente dans plus de 70 pays et emploie environ 41 000 personnes chaque année. Quel rôle le Luxembourg a-t-il à jouer dans une association de cette ampleur ?
Ce mouvement est une chaîne de personnes qui soutiennent et essaient de mettre en œuvre l’aide humanitaire et chaque maillon est important. Le Luxembourg est important, et je suis d’ailleurs présent ici pour le rappeler. Nous n’avons pas juste besoin d’un soutien financier – ce qui bien sûr reste très apprécié ! – nous avons aussi besoin de gens qui comprennent ce que nous faisons et qui nous soutiennent moralement. En outre, avec l’unité d’analyse Luxor, la section luxembourgeoise de MSF a une vision claire de la manière dont elle peut contribuer sur le plan opérationnel.
La crise sanitaire a-t-elle aggravé la situation globale ?
Bien sûr ! D’une part, cela a été un véritable défi de développer toutes les activités en lien avec le Covid. Il a fallu s’organiser pour mobiliser au mieux nos ressources, notre matériel médical, notre personnel. Puis, il a fallu définir la façon dont nous pouvions aider et partager les connaissances, le savoir-faire et l’expertise acquis par MSF avec les autres épidémies. Je pense que nous avons fait du bon boulot à ce niveau.
Mais d’autre part, depuis le début de la pandémie, nous sommes inquiets par ce que j’appelle «l’onde de choc du Covid» : le fait que chacun a été focalisé sur le Covid, pour ne pas dire obsédé, a engendré une certaine négligence des autres problèmes qui n’ont pas cessé évidemment. Il y a toujours des conflits, des bébés qui continuent de naître et nécessitent des soins, des patients qui ont besoin d’une aide permanente, notamment ceux atteints du sida ou de la tuberculose, les campagnes de vaccination ou de prévention sont toujours très nécessaires…
Tous ces gens ont été quelque part un peu laissés de côté et n’ont pas pu accéder aux services de santé. Je suis extrêmement inquiet, car nous commençons à en voir les conséquences. Sans campagne de vaccination contre la rougeole par exemple, il va indubitablement y avoir une hausse de la mortalité liée à cette maladie, on constate déjà d’ailleurs une augmentation des cas. C’est important de répondre à la pandémie, mais il ne faut pas négliger le reste.
Vous avez donc encore beaucoup de travail devant vous… Êtes-vous pessimiste face à l’ampleur de la tâche ?
Quand je regarde la manière dont les États traitent cette pandémie, oui. Au lieu de saisir l’opportunité de faire de la solidarité internationale, les leaders de ce monde y voient une occasion de faire du profit. Quand je vois à quel point les dirigeants se reposent sur le marché libre et les grandes entreprises pharmaceutiques pour résoudre le problème, quand je vois les inégalités concernant la distribution du vaccin ainsi que les autres produits destinés à protéger du Covid, je ne peux pas être optimiste.
Dans certaines parties du monde, on envisage une troisième dose de vaccin ou la vaccination des plus jeunes alors qu’il y a une grande partie de la population mondiale qui est mise de côté et n’a pas du tout été vaccinée. Cela ne me rend pas optimiste, non. En outre, au lieu d’avoir une approche de partenariat, les pays riches ont une approche de charité.
J’insiste pour que nous passions vers un mode de partenariat. La science fonctionne et délivre. Mais quelle est la vision politique ? Comment faire pour que tout le monde puisse en bénéficier ? Nous devons lever la propriété intellectuelle et partager le savoir-faire et la technologie. Alors, je serais plus optimiste.
Entretien avec Tatiana Salvan