Violences et traumatismes dans le pays d’origine, incidents sur la route, stress et abus dans les camps, attente et déconvenues dans le pays d’accueil… Du début à la fin de leur périple (quand s’arrête-t-il véritablement ?), le parcours des migrants est semé d’embûches, voire de terribles épreuves qui fragilisent chaque fois davantage leur santé mentale.
Wilma van den Boogaard est infirmière, coordinatrice médicale pour Médecins sans frontières et chercheuse opérationnelle au sein de LuxOR (Luxembourg Operational Research), l’unité de recherche opérationnelle de MSF qui participe au développement de la recherche médicale sur le terrain. Elle a mené de nombreuses missions à l’étranger, la dernière en date fut au Liban de 2017 à 2019 dans un camp palestinien où vivent de nombreux réfugiés syriens. Elle a également participé à une étude sur la santé mentale des migrants dans le camp de Moria, en Grèce. Wilma van den Boogaard témoigne des difficultés psychologiques rencontrées par ceux qui ont dû fuir leur pays d’origine et se sont retrouvés coincés dans des camps.
Quelles difficultés psychologiques rencontrez-vous chez les migrants ?
Je ne suis pas psychiatre, je ne peux donc pas poser de diagnostic et parle toujours de symptômes traumatiques. Mais que ce soit au Liban, où j’ai travaillé, ou en Grèce, où j’ai fait des recherches, on se rend compte que l’histoire personnelle et les raisons pour lesquelles les personnes ont fui leur pays sont déjà en arrière-plan lorsqu’elles se retrouvent dans des camps. Ce qui domine à ce moment-là, c’est le stress du quotidien. Car les migrants se retrouvent coincés des mois, voire des années, dans des situations qui ne devaient être que temporaires. En outre, ils y accumulent constamment du stress : comment avoir de l’eau ? De la nourriture ? Se laver ? Comment garantir la sécurité de sa femme, de ses enfants ? En effet, il y a des vols, des viols, des incendies dans ces camps.
Les migrants viennent-ils aisément solliciter une aide psychologique ?
Ils ne sont souvent pas conscients d’avoir besoin d’être aidés et, dans de nombreux pays, c’est encore un immense tabou. On considère aussi que c’est du vent, voire de la sorcellerie. Il y a donc souvent une méconnaissance à ce sujet. Par exemple, lorsque des enfants se remettent à faire pipi au lit ou montrent un comportement antisocial, on va le percevoir comme étant le fait d’un enfant difficile. Nous devons donc sensibiliser les adultes à ces questions, leur expliquer qu’en fait l’enfant a besoin de sécurité. Or les camps sont très hostiles pour eux. Au Liban, il n’y a pas trop de problèmes pour les tout-petits, tout le monde s’occupe d’eux. Mais les adolescents sont vulnérables, notamment avec la drogue. Par contre, dans le camp de Moria, des enfants sont violés et lorsqu’une tente brûle, ils ont évidemment peur. C’est un énorme stress pour les parents aussi.
Il y a donc des groupes de parole et un travail qui est mené auprès des enfants de façon ludique via le dessin, les jeux de rôle, etc. Les parents acceptent facilement cette aide pour leurs enfants, mais pas pour eux-mêmes. Mais cette aide-là peut constituer une porte d’entrée pour les adultes, surtout pour les femmes. Elles se rendent compte que ce que subit l’enfant, elles le subissent aussi et peuvent finir par demander de l’aide.
Pour les hommes, l’aide passe le plus souvent par des activités comme remplir une fiche administrative ou faire son CV. Au fur et à mesure, une relation s’installe et ils peuvent se mettre à parler.
En fait, on doit souvent passer par des moyens détournés. Car autant lorsqu’il y a un désastre naturel, comme l’explosion du port de Beyrouth, tous viennent consulter facilement, la démarche est totalement acceptée, autant on se refuse à consulter pour le traumatisme du quotidien. Car s’avouer dépressif, c’est abandonner l’espoir. Or lorsque les gens perdent espoir, on voit les conséquences autour de soi : automutilations et tentatives de suicide (y compris chez des enfants), enfermement total à l’intérieur de soi…
Comment procédez-vous au vu des différences culturelles et linguistiques ?
Il ne s’agit pas de proposer un soutien psychologique traditionnel où on va parler du passé, mais surtout d’apprendre à gérer des situations toujours d’actualité, parce qu’on ne peut pas les changer. Certains ont vraiment besoin d’un soutien psychologique pour surmonter ces épreuves, d’autres deviennent tellement frustrés qu’il y a plus de violences à domicile et il faut simplement leur apprendre à trouver d’autres moyens de gérer cette frustration. Au Liban, nos psychologues fournissent des coping mechanisms (mécanismes d’adaptation) pour que la frustration ne se traduise pas par de la violence, le fait d’allumer un feu ou de sombrer dans la dépression. Ce sont des choses très simples : lorsqu’on aide les hommes à rédiger un CV par exemple, cela leur redonne de l’espoir. Car c’est perturbant pour des personnes qui n’ont jamais été violentes envers leur conjointe ou leurs enfants de se voir réagir ainsi.
L’un des problèmes rencontrés également est qu’il y a souvent un fossé entre leurs attentes et ce qu’on peut leur offrir : beaucoup veulent par exemple des médicaments, or la psychologie occidentale se fait plus par le biais du discours et de la réflexion. On travaille donc avec un médiateur interculturel. Il vient de la culture du migrant et peut non seulement traduire les mots, mais aussi ce qu’ils représentent ou l’idée dans cette culture. Mais les besoins sont immenses par rapport aux capacités…
On ne peut pas juste catégoriser les individus. La question de la vulnérabilité est très individuelle
Les migrants peuvent-ils récupérer de toutes ces épreuves et acquérir une sérénité sur le plan mental ? Les enfants peuvent-ils devenir des adultes stables ?
Il m’est impossible de le dire pour les enfants que nous avons vus dans les camps, car nous ne les suivons pas une fois qu’ils en sont partis. On sait néanmoins qu’il y a des enfants avec des capacités de résilience phénoménales. On a en effet pu le constater par le passé avec des enfants qui ont fui le Kosovo et qui ont totalement guéri de leurs traumatismes. Plus facilement que des adultes d’ailleurs. Cela dépend vraiment de la situation dans laquelle les migrants se retrouvent après, si elle est stable et offre l’espoir d’une vie normale.
Vous alertez sur les traumatismes parfois plus profonds chez les jeunes hommes. N’est-ce pas paradoxal ?
On estime communément que les jeunes hommes peuvent s’en sortir. Or ils subissent beaucoup d’épreuves et ne bénéficient d’aucun soutien, car ils ne sont pas perçus comme des personnes vulnérables d’après les critères de l’Organisation mondiale pour les migrations (OIM) et du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). Les personnes vulnérables sont les enfants et les femmes, surtout seules ou enceintes. Ainsi, nous avons mené des études en Serbie lorsque c’était encore un passage vers l’Europe de l’Ouest dans des squats auprès d’hommes célibataires de 16 à 35 ans. Ces migrants provenaient majoritairement d’Afghanistan, du Pakistan et d’Irak. Ils ont tenté de traverser la frontière à plusieurs reprises – parfois plus d’une vingtaine de fois – et ont à chaque fois été passés à tabac, des chiens ont été lâchés sur eux, ils ont été incarcérés et ont subi des tortures, des viols. Ils ont perdu toute sensibilité à cause du froid de l’hiver, ils ont dû se laver avec de la neige. Mais comme ils ne rentraient pas dans la catégorie des personnes vulnérables, ils n’ont bénéficié d’aucune aide, que ce soit pour la nourriture, l’hygiène, le soutien psychologique ou les soins médicaux. À aucun moment de leur trajet au cours duquel ils ont subi divers abus. On ne peut pas juste catégoriser les individus. La question de la vulnérabilité est très individuelle.
La pression mentale faiblit-elle pour les migrants arrivés à destination ?
Cela dépend énormément de la manière dont ils sont accueillis et soutenus dans le pays d’arrivée. On constate toutefois qu’il y a généralement un énorme décalage entre leurs attentes et la réalité, laquelle s’avère souvent catastrophique pour la majorité d’entre eux. Ils se rendent alors compte qu’il y a encore une montagne à franchir. « On est arrivés, mais cela ne signifie pas la fin des problèmes. » Il y a des gens qui pensent que les migrants viennent profiter du système. Non, ils viennent pour construire leur vie et pour eux cela signifie travailler. Lorsqu’ils ne peuvent plus travailler chez eux à cause de la guerre ou de la misère, ils tentent d’aller trouver du travail ailleurs. Mais lorsqu’ils arrivent et qu’il leur faut encore attendre des mois, voire des années, car les procédures sont longues, cela n’aide pas à calmer leur esprit. La pression est énorme aussi sur les migrants économiques, qui sont chargés de réussir dans le nouveau pays pour envoyer de l’argent à la famille. Le retour n’est pas une option pour eux.
Par ailleurs, les psychologues des pays riches ne sont souvent pas préparés aux problématiques des migrants et ne savent donc pas comment les gérer. Nous essayons de sensibiliser les professionnels pour qu’il y ait une meilleure compréhension. La prise en charge mentale des migrants est absolument vitale.
Le Covid semble avoir eu un impact considérable sur l’état psychologique de beaucoup en Occident. Qu’en est-il pour les migrants ?
C’est un facteur de stress supplémentaire énorme, parce que c’est impossible de respecter une distance sociale dans les camps, de se mettre en quarantaine, de prendre des mesures sanitaires. On touche du bois, il n’y a pas eu de gros cluster jusqu’à présent dans les camps. Certes on teste très peu, mais on constate aussi qu’il n’y a pas non plus eu beaucoup de personnes qui ont eu besoin de soins intensifs, comme cela a pu être le cas ici. Il y a peut-être beaucoup de cas positifs mais asymptomatiques ? C’est en tout cas ce que nous avions constaté au cours de la première vague, au Bangladesh, parmi les réfugiés rohingyas. Des hypothèses émergent : une faculté de résilience, une immunité, du fait de la précarité; la population dans les camps étant souvent plus jeune, elle est peut-être moins affectée par les formes graves… Mais pour l’instant, rien n’est avéré. Ce ne sont que des spéculations.
Entretien avec Tatiana Salvan
Le chiffre : 1 369
En 2019 et 2020, les cliniques de santé mentale de MSF à Chios, Lesbos et Samos (Grèce) ont soigné 1 369 patients, dont beaucoup souffraient de graves troubles de santé mentale, notamment de stress post-traumatique et de dépression. Plus de 180 personnes soignées par MSF s’étaient automutilées ou avaient tenté de se suicider. Les deux tiers d’entre elles étaient des enfants, la plus jeune n’avait que six ans. En décembre 2020, 60% des nouveaux patients de MSF ont exprimé des pensées suicidaires.
(Source : MSF)
Les hotspots pointés du doigt
Placer les migrants dans des camps bondés pour les identifier et les trier aux frontières extérieures de l’UE, dans des conditions déplorables, a des conséquences terribles sur leur santé mentale.
Dans un rapport intitulé «Constructing Crisis at Europe’s Borders» et publié le 10 juin, Médecins sans frontières (MSF) alerte sur «l’ampleur des souffrances causées par le système des hotspots mis en place par l’Union européenne» et invite les dirigeants à changer leurs politiques de confinement et de dissuasion.
Depuis 2015 en effet, l’UE a mis en place un dispositif de centres d’identification et de tri aux frontières extérieures. Depuis lors, les migrants sont placés directement dans ces camps après leur débarquement en Italie ou en Grèce afin d’identifier les personnes parmi eux ayant besoin d’une protection. On y prend également leurs empreintes digitales et on y recueille leurs témoignages.
Mais les contenir dans ces lieux est source d’une «énorme souffrance humaine», dénonce Reem Mussa, conseillère humanitaire de MSF sur la migration et l’une des auteures du rapport. «Le modèle des hotspots de l’UE est conçu non seulement pour traiter les demandes d’asile des migrants, mais aussi pour dissuader les autres qui osent venir chercher la sécurité en Europe.»
Car les migrants, qui ont déjà vécu des situations traumatiques, se retrouvent bloqués dans des conditions épouvantables, sans informations sur leur statut juridique. Une détention qui va à l’encontre des Droits de l’homme, dénoncent de nombreuses ONG. Par exemple, sur l’île de Samos en Grèce, 3 500 personnes vivent dans des conditions désastreuses à Vathy, un camp initialement construit pour 648 personnes. Tandis qu’à Lesbos, plus de 7 000 demandeurs d’asile, dont 2 500 enfants, vivent dans des tentes souvent inondées. Des incendies à Lesbos et à Samos ont causé des blessures, des décès et des déplacements, témoignent par ailleurs les collaborateurs de MSF.
Un stress quotidien
«Ce système a infligé la misère, mis des vies en danger et érodé le droit d’asile», proteste l’ONG, pour qui «les politiques migratoires de l’UE mettent en péril la santé, le bien-être et la sécurité des personnes bloquées sur les îles grecques.
«Les patients de MSF ont cité le stress quotidien et les peurs constantes comme des facteurs importants ayant un impact sur leur bien-être et leur santé mentale. Il s’agit notamment du fait de vivre dans de mauvaises conditions, des procédures administratives et d’asile compliquées, de l’exposition à la violence et à l’insécurité, de la séparation des familles, des besoins médicaux non satisfaits et de la peur de l’expulsion» précise l’ONG.
Sans oublier que les besoins vitaux élémentaires ont été souvent négligés dans ces camps et ont dû être assurés par diverses ONG. Ainsi, entre octobre 2019 et mai 2021, les équipes de MSF ont acheminé par camion plus de 43 millions de litres d’eau potable pour les habitants du hotspot de Vathy où l’eau est impropre à la consommation.
Quatre nouveaux centres devraient entrer en construction sur des îles grecques, inspirés du camp de Moria qui fut pourtant ravagé par un incendie en septembre 2020. «Il n’est pas trop tard pour faire preuve de compassion et de bon sens. L’UE et ses États membres doivent mettre fin aux politiques de confinement et faire en sorte que les personnes arrivant en Europe aient accès à une aide d’urgence, ainsi que faciliter l’accès à la protection et à la relocalisation vers un accueil et une intégration sûrs dans les communautés à travers l’Europe», conclut Reem Mussa.
Tatiana Salvan