Michel Reckinger préside l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL) depuis le 1er janvier. Il évoque la crise actuelle et parle d’avenir.
Michel Reckinger a trois casquettes : chef d’entreprise, président de la Fédération des artisans «jusqu’à l’été» et président de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL) depuis le 1er janvier, en succession de Nicolas Buck. Il évoque comment les entreprises et les indépendants traversent la crise, fait des propositions et livre les axes de son mandat à la tête de l’UEL.
Comment votre entreprise vit-elle cette crise sanitaire ?
Nous avons eu trois semaines et demie de fermeture au printemps dernier. Des frais ont continué à courir pendant cette période. Après, il y a eu des frais de mise en place de gel, gants, masques… Il y a également eu une désorganisation en raison de la crise Covid-19 : maladie, quarantaine des salariés et des clients. Mais tout ça n’est rien par rapport aux misères que d’autres indépendants et que d’autres secteurs subissent actuellement.
Quels sont les secteurs qui souffrent le plus actuellement ?
Si je prends ma casquette de président de la Fédération des artisans : la coiffure, l’esthétique, les garages ou encore l’alimentation ont tous énormément souffert. Si je prends ma casquette de président de l’UEL, je vais citer notamment l’Horeca, où ils sont en train de vivre une véritable catastrophe, et le secteur du commerce, où c’est très difficile, aussi à cause du deuxième confinement qui a aggravé la situation. Le premier confinement a fait du mal, mais à l’époque, les entreprises et les indépendants ont vécu sur leurs réserves et des moratoires appliqués aux prêts bancaires et paiements d’impôts et de cotisations sociales. Maintenant, les épargnes sont épuisées et les moratoires ne s’appliquent plus de la même manière. La frustration est omniprésente dans ces secteurs qui, en l’absence d’aides additionnelles, risquent de connaître bon nombre de faillites.
Selon les chiffres du Statec publiés la semaine dernière, le nombre de faillites ne s’est pas envolé en 2020…
C’est compréhensible : les aides et moratoires ont produit leur effet. Grâce à ces délais de paiement additionnels, des faillites n’ont pas encore été prononcées, mais elles auront probablement lieu. C’est clairement reporter le problème. Ce sont les frais généraux qui entraînent le risque de ne pas survivre.
Pensez-vous que les entreprises et les indépendants se trouvent aujourd’hui à un tournant ?
Est-ce que le vaccin annonce la fin de cette crise ? Oui, mais dans quel délai ? Actuellement, beaucoup se demandent : combien de temps cela va-t-il encore durer ? Est-ce que j’arrête maintenant et recommence dans quelques mois ? En mars 2020, tout le monde était motivé et solidaire. On se disait tous que cela allait passer. Mais un an après, ce n’est pas passé et beaucoup sont ruinés.
La semaine dernière, le ministre des Classes moyennes, Lex Delles, a rappelé que 256 millions d’euros d’aides avaient été versés depuis le début de la crise aux entreprises et aux indépendants…
Il fait un amalgame de tout. Il y a des aides directes, des aides remboursables… et toutes ces aides sont liées à des conditions. Il y en a qui ont eu des aides, mais il y a aussi beaucoup d’indépendants qui n’ont rien perçu. De plus, comme ces entreprises et indépendants continuent de payer leurs cotisations sociales patronales (environ 13% de la masse salariale et du montant de chômage partiel), les aides directes allouées durant le premier confinement ne dépassent que légèrement ce que les entreprises des secteurs les plus touchés ont dû payer en charges sociales patronales. En clair, une très grande partie des aides est directement retournée à l’État sous forme de charges sociales patronales.
La stratégie gouvernementale n’était pas la bonne, selon vous ?
Non. Il manque l’aide pour les indépendants. Le ministre du Travail, Dan Kersch, leur refuse le chômage partiel. Et son argument par rapport au cadre légal existant n’est pas convaincant, on a tellement changé la loi ces douze derniers mois. Si le gouvernement avait vraiment eu l’intention de faire quelque chose pour les indépendants, il aurait dû dire qu’il paie le chômage partiel aux indépendants avec un plafond de 2,5 fois le salaire minimum et tout était réglé. Par exemple, il faut s’imaginer qu’une coiffeuse avec deux salariés reçoit une aide pour payer le salaire de ses deux employés en chômage technique, mais pas le sien : c’est une aberration. Je tiens à rappeler que c’est l’État qui a fait fermer les activités des indépendants et des entreprises. Il devrait par conséquent subvenir aux besoins des entrepreneurs, des indépendants et des salariés pour qu’ils puissent survivre.
Y a-t-il eu un dialogue avec le gouvernement ?
Le gouvernement nous a reçus, mais vraisemblablement sur le sujet des indépendants, pas entendus. De mémoire, il y a 22 000 indépendants dans le pays. Environ 2 000 gagnent vraiment beaucoup d’argent. Et environ 12 000 indépendants gagnent moins de 5 000 euros par mois (plafond appliqué au chômage partiel). Donc, dire que les indépendants roulent tous en Ferrari revient pour le moins à ignorer la gravité de la situation (NDLR: référence à une déclaration du ministre du Travail, Dan Kersch, sur sa page Facebook en février dernier). Cette attitude a fait durcir la situation. Selon nous, le bon sens aurait pu éviter des souffrances à beaucoup d’indépendants. Et je reste convaincu qu’une prise en charge à travers des fonds publics d’un revenu de remplacement plafonné à 5 000 euros par mois n’aurait pas été disproportionnée. D’autant plus que l’enveloppe totale des aides n’a pas été déboursée.
Aujourd’hui, quelle est l’urgence ?
Il y a urgence pour tout le monde. Pour les secteurs sinistrés, les réserves sont épuisées alors que la crise est à son apogée avec la prévision d’éventuelles fermetures futures. À chaque cas est attachée une destinée humaine.
Un chef d’entreprise ne peut rien prévoir actuellement ?
Les opportunités et défis diffèrent selon les secteurs et entreprises. Il y a ceux qui s’en sortent bien et d’autres qui souffrent. Nous travaillons au jour le jour et subissons la situation sanitaire. Tout le monde subit.
La semaine dernière, les syndicats ont redemandé la convocation d’une tripartie. Et vous ?
C’est prématuré. De quoi parlerait-on? La tripartite est un outil de crise, une plateforme pour débattre des solutions nationales favorisant une sortie de la crise. Aujourd’hui, nous n’avons pas assez d’éléments nouveaux à notre disposition. À ce stade, le gouvernement déploie sa stratégie et consulte les partenaires sociaux de façon ponctuelle. Des échanges sectoriels ou au sein des entreprises permettent aux partenaires sociaux de réagir au cas par cas, et cela fonctionne bien ainsi. Sans oublier que les partenaires sociaux se croisent sur le terrain, par exemple à travers les institutions de la Sécurité sociale et le Comité de conjoncture.
Si le fossé se creuse entre les riches et les pauvres, discutons du pourquoi et du comment y remédier
Depuis le 1er janvier, vous êtes le président de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL). Quel président allez-vous être ?
Je serai le président de toutes les entreprises et donnerai une voix plus résonante aux PME. Issu d’une entreprise familiale avec 300 salariés, membre de la Chambre des métiers, je suis le premier artisan à reprendre ce rôle. J’aborderai tous les thèmes liés à la fiscalité, le social et l’emploi qui relèvent de la compétence de l’UEL aujourd’hui, mais aussi d’autres sujets transversaux.
Comme vous le disiez précédemment, personne ne sait ce qu’il va se passer demain, mais de manière théorique quels seront les axes que vous voulez faire évoluer, par exemple en matière de droit du travail ?
Je souhaite m’investir pour ramener encore plus le point de vue du terrain et des PME dans les discussions. Par exemple, le télétravail est une bonne chose, mais ne concerne beaucoup de PME que de façon marginale. Par ailleurs, je suis convaincu que l’organisation du temps de travail se fait sur le terrain, dans l’entreprise, entre l’employeur et ses salariés. C’est donnant-donnant. Aucun entrepreneur n’impose des choses à ses salariés, sinon ces derniers s’en vont ailleurs. Le marché du travail est en leur faveur.
Et dans le domaine de la fiscalité ?
Notre économie est parmi les plus internationales en Europe, ce qui veut dire que pour bon nombre d’investisseurs et acteurs, issus du secteur financier, de l’industrie, du commerce et des TIC, leurs marchés sont internationaux. Pour les attirer, nous avons besoin d’une fiscalité attrayante. La compétition féroce à laquelle ils sont exposés dans leurs marchés européens, voire mondiaux, fait de la fiscalité un facteur de compétitivité non négligeable. Tous ceux qui, sous prétexte de justice fiscale, demandent une hausse des impôts ne font rien d’autre que de scier la branche sur laquelle ils sont assis. Nous vivons de notre économie ouverte. Ayons une vue d’ensemble. Si le fossé se creuse entre les riches et les pauvres, discutons du pourquoi et du comment y remédier. Faisons notamment quelque chose contre le manque de logements.
Justement, lors de votre prise de fonction à la présidence de l’UEL, vous avez indiqué que vous vouliez aussi parler du logement, de l’environnement et de la formation. Pourquoi ?
Ce sont mes thèmes. L’artisanat est directement concerné par le logement. Les entrepreneurs, les installateurs, les promoteurs sont chez nous. Nous voyons le pourquoi de la chose. Nous connaissons les remèdes : on doit construire plus haut, plus dense et plus. Nous connaissons aussi les excuses : le bourgmestre ne veut pas, il y a une chauve-souris qui vole et des procédures beaucoup, beaucoup trop longues. En haussant cette expertise à l’UEL, nous aurons un accès beaucoup plus direct au gouvernement pour expliquer et aider.
Vous évoquez la formation, que voulez-vous changer ?
Le sujet de l’alignement des compétences avec les emplois actuels et futurs est issu de la tripartite de juillet 2020 avec la proposition de mandater l’OCDE afin qu’elle dresse un état des lieux de la situation actuelle au Luxembourg. C’est une bonne chose d’avoir cette vue externe. L’aspect « compétences » est au cœur de la problématique de l’emploi; il s’agit d’encourager les jeunes dans des filières d’avenir, de favoriser la reconversion des salariés et demandeurs d’emploi, d’améliorer leurs compétences et enfin d’attirer les talents qui font défaut et dont les entreprises ont besoin. Il s’agit d’un écosystème complexe qui doit se doter d’objectifs concrets à court et moyen termes et en lien avec les initiatives européennes.
Comment voulez-vous agir sur le thème de l’environnement ?
Ce sujet nous concerne tous. Personnellement, je suis très inquiet et impliqué dans la problématique du changement climatique. Les entreprises ne sont pas le problème, mais une partie de la solution. D’un côté, l’artisanat fait les nouvelles installations techniques et isolations. L’industrie adapte ses processus existants et invente des nouveaux produits. Le secteur financier a bien compris que la finance durable va se développer. Ce sont donc des opportunités. D’un autre côté, ces changements requièrent des investissements colossaux sur plusieurs générations. Les entreprises doivent ainsi être aidées dans la démarche environnementale. Il faudrait un Pacte climat pour les entreprises avec comme objectif une économie zéro carbone, mais toujours florissante.
Comment voyez-vous l’avenir ?
Je suis patron d’une entreprise qui fête cette année ses 110 ans. J’ai un héritage, je remercie tous ceux qui ont travaillé avant moi et cela me rend aussi humble. Ils m’ont surtout donné une vision à long terme en bon père de famille. C’est ma vision en tant que président de l’UEL. Toutes les discussions que je vais faire seront menées avec ce principe d’une vision à long terme. Notre monde doit encore exister quand je ne serai plus là pour mes enfants et mes petits-enfants. J’espère que le Luxembourg sera encore prospère, pas seulement dans trois ans pour les prochaines élections, mais aussi dans 30 ans. Moi, je veux préparer les 30 ans, et plus, à venir.
Entretien avec Guillaume Chassaing